Lettre d’une mère « heureuse et malheureuse »

 

   Très respecté Herr Schnebel,

   Vous devez savoir, en tant que médecin ce que c’est que d’avoir un fils aux bras impotents. Ce ne sont pas les soins ni les patients efforts quoitidiens qui sont pénibles, mais de voir le contraste entre cette belle tête et ces bras qui ne peuvent rien prendre, accomplir aucun geste pas même boutonner une chemise. Telle est la maladie de mon fils Hans, mais Dieu m’est témoin que je lui suis reconnaissante d’avoir donné ailleurs ce qu’il lui a pris du côté des bras.. Ce magnifique visage, ces yeux bleus au regard pénétrant auraient séduit n’importe quelle jeune fille et il serait peut-être même parti à la guerre s’il n’avait pas ces deux bras inertes qui, depuis sa plus tendre enfance, pendent le long de son corps comme deux branches mortes.

   Combien de nuits blanches ai-je passé à pleurer ! Cependant, voici que maintenant, par un étrange miracle, il se passe quelque chose d’invraisemblable : la force commence à revenir dans les bras e mon fils. À travers ses muscles semblables à des ballons dégonflés commence à circuler le sang, et cette peau livide, cadavérique, commence à se colorer. Hans a commencé à faire des petits mouvements, puis à écrire ses premières lettres et bien d’autres choses, ce qui au départ m’a causé une joie indicible, mais a suscité ensuite de nouvelles inquiétudes.

   Quelle souffrance c’était pour lui, de se sentir beau dans chaque partie de son corps, d’être un vrai homme, mais de savoir que personne ne voudrait jamais de lui car il ne pouvait susciter que de la pitié, et peut-être même de la répugnance ! Cela l’éloignait de toute compagnie et lui retirait le moindre goût pour la vie. Bref, après vingt ans d’attente, le sang coule à nouveau dans les veines de ses bras. J’ai informé de ce phénomène le docteur Ingeltorp qui considère malheureusement que ce processus pourrait s’arrêter, mais mon fils et moi n’avons pas tenu compte de ces hypothèses. Qui pouvait être plus heureux que nous deux ! Hans a perdu son père quand il avaiut huit ans et je n’ai personne en dehors de lui.

   En deux jours, il a réussi à boutonner sa chemise, en une semaine à manger seul sa soupe, en un mois, à passer un fil dans le chas d’une aiguille. Nous avons chanté, dansé de joie, mais alors des sentiments obscurs ont commencé à l’assaillir. Pourquoi n’était-il pas tout simplement heureux ? Enfin, il s’est décidé à me confier ce qui le tourmentait. Il a tout d’abord affirmé que ces bras n’étaient pas à lui. Le docteur Ingeltorp m’a conseillé de ne pas faire attention à ses paroles. Mais bientôt, mon fils m’a annoncé qu’il me dirait prochainement à qui appartenait le bras gauche et à qui le bras droit. Et en effet, très vite, il m’a dit qu’il pouvait enfin me donner la réponse. J’ai été stupéfaite. Il m’a dit que son bras gauche avait appartenu au poète français Blaise Cendras, et son bras droit, à notre célèbre pianiste Paul Wittgenstein. Comment expliquer ce phénomène ? Il affirme que le bras droit za été amputé au soldat Wittgenstein le 1er mars 1915, après le siège de Varsovie. Vous voyez, il était capable de dire la date exacte ! Il a été fa    it prisonnier par les Russes et s’est fait amputer du bras par leurs médecins. Pendant l’intervention m’a-t-il dit, le pianiste gémissait en entendant résonner en lui tous les morceaux de musique qu’il avait joué et qu’il ne jouerait plus. Le bras gauche aurait été amputé au soldat Cendrars le 7 octobre 1915 (encore une date précise !) et serait de venu ainsi la propriété de mon fils.

 

 

   J’ai essayé de ne pas l’écouter en songeant au fait que ce garçon n’était jamais sorti de sa ville. Pour autant que je le sache, il n’avait jamais écouté Wittgenstein et avait encore moins entendu parler, tout comme moi d’ailleurs, de ce poète, Cendrars. Je suis alors entrée dans son jeu et lui ai demandé ce qu’avait fait ce bras droit entre mars et février. Il m’a répondu : « Il a attendu le bras gauche. » Et où l’avait-il attendu ? En enfer. J’ai raconté tout vcela dans une lettre au docteur Ingeltorp et il m’a répondu qu’il était facile de vérifier ces faits. Il fallait s’informer du sort de Paul Wittgenstein. Nous l’avons fait, le docteur et moi, et avons appris que le pianiste avait en effet perdu son bras à cette date précise. Quel malheur pour un pianiste et quel bonheur pour mon fils ! Mais comment cela pouvait-il être vrai ? »C’est bien ainsi , m’a répondu mon fils, je le prouverai bientôt, quand je me serai familiarisé avec le bras, et me mettrai à jouer un concerto pour la main droite. »

   Ensuite, nous nous sommes penchés sur l’histoire de Blaise Cendrars. Qui était-il ? Que faisait-il ?. Je ne vais pas vous décrire maintenant, cher docteur, la vie d’un ennemi. Cendrars est un poète maudit, une vraie fouine. En fait, il s’appelle Frédéric Sauser et n’est même pas français. Mais quand même, il a tiré sur nous. Je passe outre beaucoup de détails de la biographie de ce petit poète lyrique, et je vais à l’essentiel. On dirait que Hans s’est approprié la mémoire des êtres à qui appartenaient ces bras. Voici ce qu’il m’a dit : « Une année de combats pour sa patrie aurait fait de Cendrars un poète de la guerre, mais son élan a commencé à s’éteindre lorsqu’il s’est rendu compte de l’irresponsabilité des généraux qui n’hésitaient pas à envoyer des hommes à la mort tout en s’épargnant eux-mêmes. » Une image en particulier s’est imposée à mon fils avec une extraordinaire vivacité : des troupes entrent dans la petite ville de Chantilly où se trouve l’état-major du généralissime Joffre et de ses généraux. Le grand général ne veut pas être dérangé par le bruit des godillots de l’infanterie qui traverse la rue. Pour que le silence nécessaire au conseil stratégique soit assuré, il ordonne que l’on jette des tonnes de paille dans les rues…

 

 

 

   Nous n’avons pas ici la possibilité de vérifier ce qui s’est passé derrière les lignes ennemies, mais comment Hans aurait-il pu parler de ces choses alors qu’il ne savait pas qui était Joffre et qu’il ignorait tout de cette ville appelée Chantilly ? Tout cela m’inquiète beaucoup, cher docteur, et me gâte mon, bonheur. Hans me promet que dans une semaine ou deux il écrira de la poésie en français et donnera son premier concert pour la main droite ! Venez nous v oir, docteur, seule votre présence pourrait me rassurer. Si tout se déroule selon ses prévisions, je serai ! la mère à la fois la plus heureuse et la plus malheureuse du monde. Si cela ne se déroule pas ainsi, je serait la plus malheureuse et la plus heureuse des mères.

   Avec tous mes respects.

Amanda Henze, une mère inquiète.

 

À la guerre comme à la guerre ! – pp. 217-220

 

 

 

 Novembre 2018