Réponse à Robert Bibeau…

 

Richard Labévière Comité Valmy – 27.4.2020

 

 

Robert Bibeau

 

 

« Nous diffusons aujourd’hui le numéro 280 de prochetmoyen-orient.ch, prolongeant ainsi une aventure qui a débuté en décembre 2014 entre Genève, Beyrouth, Damas et Paris » a écrit, le 27/4, la rédaction du Comité Valmy. L’affolement de l’actualité nous a fait garder cet article sous le coude plus que de raison, mais nous y revenons parce qu’il est important et parce qu’il nous donne l’occasion, à nous, de clarifier certaines choses à sa suite, bien que sans rapport avec le sujet qu’il traite. – L.G.O.

 

RÉPONSE A ROBERT BIBEAU…

Dans sa Réponse à John Lewis1, Louis Althusser expliquait pourquoi et comment l’« humanisme » est une composante de l’idéologie bourgeoise, entendue comme un système illusoire de représentations assignant des individus à leur place dans la division du travail, perpétuant ainsi la domination sociale. Mais le philosophe marxiste critiquait, surtout et avant tout, un usage mécaniste et théologique des matérialismes dialectique et historique2. Figure de la gauche britannique, John Lewis qui fut ministre unitarien (secte protestante) affirmait que « c’est l’homme qui fait l’Histoire en transcendant l’Histoire »…

Avec Robert Bibeau, nous sommes – toute proportion gardée – confrontés à un cas similaire. « Ex-formateur en perfectionnement des adultes », Robert Bibeau enseigne l’économie et l’histoire dans le secondaire au Québec. On lui doit quelques livres dignes d’intérêt, consacrés à l’histoire du mouvement ouvrier, dont un Manifeste du parti ouvrier3, revendiquant un « internationalisme » s’approchant, de manière plus ou moins assumée, du trotskisme ordinaire, de la même veine que celui qui inspira l’école néo-conservatrice américaine. Dans les années 1980, plusieurs figures trotskistes – dont le Français Laurent Murawiec – choisirent d’assurer leurs fins de mois en s’enrôlant dans l’équipe de Richard Perle4, secrétaire à la Défense de Reagan. D’autres investirent des think-tanks français, comme l’IRIS notamment. Autrement dit, Robert Bibeau incarne, à sa façon, le « marxisme du pauvre » tel que brocardé par Louis Althusser, mais n’en continue pas moins son action militante en diffusant des affirmations très contestables en matière d’analyse économique, politique et géopolitique.

Dernièrement, il s’est fait un devoir de commenter notre dernier ouvrage – Reconquérir par la mer5. Merci pour l’intérêt qu’il y a porté. Disons d’emblée que nos quelques lignes d’aujourd’hui répondent moins à des considérations personnelles qu’aux erreurs et contre-sens de l’argumentation qui est avancée. Extraits :

« La thèse géopolitique de Labévière repose sur un postulat : 1) mers et océans constituent le vecteur structurant de l’économie globalisée… alors qu’il faudrait lire : l’économie globalisée et mondialisée (il y a des nuances entre ces deux termes) utilise les voies maritimes comme l’un de ses vecteurs structurants (à côté du train, de l’avion, et du camionnage tous indispensables). Ceci pour réaffirmer que c’est la puissance économique – les capacités globales des moyens de production – qui détermine ce qu’une puissance impérialiste (la France par exemple) pourra faire de sa façade maritime et (de celle de ses concurrents). Ce qui entraine que la France, 5ème ou 6ème puissance industrielle mondiale – immensément loin de la Chine – la 1ère – ne peut soutenir ses illusions maritimes ». Fin de citation.

 

FAUX ET ARCHI-FAUX !

C’est écrit à la charrue, mais reprenons ! Reconquérir par la mer n’est pas un « livre à thèse », mais plutôt un essai qui part de trois constats : 1) pour des raisons historiques multiples, la France dispose aujourd’hui du deuxième domaine maritime et du premier espace sous-marin du monde ; 2) pour des raisons historiques et politiques multiples, la France n’en fait rien ou pas grand-chose ; 3) à l’appui d’une volonté stratégique assumée – par une politique maritime ambitieuse -, la France pourrait reconquérir de grandes parts de souveraineté, d’indépendance et de liberté nationales, successivement perdues avec le Plan Marshall, l’OTAN, l’Union européenne, la mondialisation et la globalisation.

Le fait que la France d’aujourd’hui soit « la 5ème ou 6ème puissance industrielle mondiale », approximation très optimiste et scientifiquement plutôt aléatoire, ne la condamne pas, mécaniquement, à demeurer la « 5ème ou 6ème » puissance maritime derrière la Chine. Autrement dit, il n’y a pas de corrélation organique spontanée entre un niveau de développement économique et un potentiel de puissance maritime. L’histoire de l’hégémonie britannique sur les mers et les océans est emblématique puisque celle-ci s’est engagée bien avant l’essor de la révolution industrielle. A l’appui de données historiquement vérifiables, on peut même avancer que c’est bien la politique maritime britannique qui constitua l’un des facteurs essentiels du développement industriel britannique.

Les aventures du corsaire Francis Drake – pourfendeur de l’invincible Arma espagnole – sont éclairantes quant à la force et aux résultats d’une politique maritime propre, voulue, pensée et mise en œuvre à travers une stratégie opérationnelle qui relève plus d’un choix politique que du déterminisme d’un développement économique spécifique. Nos épopées malouines et celles des autres guerres de course françaises sont toutes aussi éloquentes.

On pourrait multiplier les exemples historiques, notamment celui des Provinces-Unies qui, au XVIIème siècle affrètent nombre de bâtiments hauturiers pour, justement, conjurer leur sous-développement économique. C’est parce que leurs terres agricoles, régulièrement envahies par les flots, n’arrivent pas à nourrir la population batave que celle-ci prend la mer… Après bien des désastres, les armateurs hollandais fondent la Nieuve Compagnie Amsterdam (1597), la Magellaanse Companie (1598), la Rotterdams Compagnie (1598), la Veerse Compagnie (1598) et la Middleburgse Compagnie (1598). Après d’âpres négociations, les compagnies décident – oui, décident ! – de fusionner pour n’en former plus qu’une seule à qui fut donné le nom de Vereenigde Oost-Indische Compagnie (VOC), la célèbre « Compagnie unie des Indes orientales ». Pour de plus amples précisions, on peut se reporter à la démonstration historique limpide du livre définitif de l’anthropologue Thomas Beaufils6.

Autrement dit, l’histoire maritime nous enseigne que, dans certaines circonstances déterminées, c’est bien la décision « politique » d’affirmer une présence en haute mer qui peut favoriser progrès et avancées économiques et non l’inverse. Bien-sûr, faut-il encore avoir la possibilité de mettre en chantier et à l’eau les bâtiments susceptibles d’affronter le grand large, loin et longtemps. Mais il ne saurait y avoir de projection mécanique entre quelque niveau de développement économique que ce soit et une puissance maritime quelle qu’elle soit. On emploie ici – bien-sûr – la notion de « puissance », en termes de « potentialité » (Spinoza) et non de seuls termes de rapports de force (Hobbes).

En dernière comme en première instance, l’affirmation un peu rapide de Robert Bibeau est fausse, archi-fausse parce qu’elle contredit « idéologiquement » les savoirs minimaux et nécessaires aux débats, la plupart du temps approximatifs, touchant aux questions de la mer. Plus conceptuellement, et pour bien expliquer à notre ami québécois que l’infrastructure économique ne saurait, à elle seule, déterminer la totalité des instances et des évolutions de la superstructure politique et idéologique, on peut aussi recourir à l’incontournable Antonio Gramsci dont Maria-Antonietta Macciocchi nous a si bien expliqué7 comment des « effets » de superstructure pouvaient – à leur tour – transformer, en profondeur et durablement, l’infrastructure économique et sociale de base.

 

SUR L’IMPÉRIALISME

Robert Bibeau poursuit : «  Que la France gaspille ou non des milliards de dollars dans l’armement et le militarisme cela ne changera en rien sa puissance industrielle en déclin accéléré. C’est pourtant ce que voulait signifier le stratège chinois : « Le civil d’abord, le militaire après », concept en filiation directe des enseignements du grand stratège Sun Tzu, auteur de l’un des manuels majeurs – L’Art de la guerre – Le Civil étant ici les échanges commerciaux découlant et supportant le développement industriel et productif capitaliste (…). Le 6ème de la classe sur les continents ne peut aspirer qu’au 6ème rang sur les océans impériaux. Napoléon l’avait pourtant appris, il y a plus d’un siècle passé ». Fin de citation.

Reprenons encore ! Que le déclin économique de la France s’accélère, c’est un fait ! Faudrait-il encore pouvoir en analyser les raisons en soulignant notamment les conséquences désastreuses d’une soumission – sans contrepartie – via l’Union européenne (UE) aux seules contraintes du marché. Résultats des courses : casse de l’agriculture, désindustrialisation, privatisation des services publics (dans les secteurs sensibles de l’éducation et de la santé notamment), fracture aggravée entre le marché financier, la course aux dividendes en faveur des actionnaires et les économies réelles, chômage structurel, numérisation et robotisation des services, numérisation de la sécurité et de la quasi-totalité de la vie quotidienne… 2020 : bienvenue en Tracking-Land…

Dans le contexte de ces évolutions, la France ne « gaspille » pas des milliards dans « l’armement et le militarisme ». Outre que l’accouplement spontané de ces deux notions nous ramène à l’anti-militarisme adolescent des années soixante – aujourd’hui curiosité historique -, on ne peut pas ainsi réduire un effort de défense à un simple coût, celui-ci générant aussi ses propres inductions économiques et sociales. Plus en amont, les questions de défense et de sécurité ne sont-elles pas devenues inhérentes aux accélérations d’une mondialisation où règne « la guerre de tous contre tous », une régression à l’état de nature où la loi du plus fort conduit à un démantèlement du droit international, du multilatéralisme, à un arrêt brutal de la quête de justice et de progrès social ?

Quant à ses références chinoises, Robert Bibeau se prend clairement les pieds dans les Routes de la soie ! La conception du « civil d’abord, le militaire après » n’est pas développée dans l’Art de la guerre du grand Sun Tzu8. Ce célèbre traité explique principalement comment gagner les guerres sans les faire. La conception du « civil d’abord » et du « militaire après » est la thèse – ici, il s’agit bien d’une thèse – développée par deux colonels de l’Armée de l’air chinoise dans leur livre – La Guerre hors limites – paru à Pékin en 19959.

Pour finir, Robert Bibeau en appelle à … Napoléon ? On n’en voit pas le sens ! Avec les revers maritimes de la France à Aboukir (1er août 1798), puis à Trafalgar (21 octobre 1805), l’Empereur, certes, privilégie des stratégies continentales « terrestres » sans beaucoup se soucier des mers et des océans… mais en quoi ce rappel appuie-t-il les affirmations fantaisistes de notre ami québécois ?

Mais sa bourde la plus pesante concerne l’« impérialisme », considéré comme une espèce de fétiche. Là encore, on navigue en plein contre-sens, c’est le cas de le dire ! Les deux « impérialismes », qui actuellement se disputent les suprématies économiques, politiques, sinon culturelles du monde, sont désormais clairement identifiés : celui des Etats-Unis, qui enchaîne et multiplie les guerres extérieures depuis la naissance officielle du pays (4 juillet 1776) et celui de la Chine, dont le président Xi-Jinping a proclamé qu’elle dominerait le monde en… 2049, pour le centième anniversaire de l’arrivée au pouvoir de Mao Zedong.

Venir nous parler aujourd’hui d’« impérialisme français », comme le fait Robert Bibeau, prêterait plutôt à sourire, si le sort de nombre d’hommes et de femmes n’était en jeu. Rentrant tout juste du sud de l’océan Indien, l’auteur de ces lignes a pu constater – sur le terrain – la teneur de cet « impérialisme » : coopération avec les Etats riverains en matière de police des pêches, de lutte contre les trafics d’armes, de drogues et d’êtres humains, veille environnementale et appuis sanitaires multiples. Alors que notre « ex-formateur en perfection des adultes » tourne sept fois sa plume dans l’encrier et qu’il mesure bien la portée de certains mots avant de les employer à tort et à travers… L’impérialisme, c’est comme les trains, ça peut en cacher un autre !

 

VIVE LE QUÉBEC LIBRE !

Evitant de reproduire les allusions les plus personnalisées de Robert Bibeau, il faut rappeler – ici – qu’on peut être officier, homme ou femme du rang, charpentier, caissière ou caissier de supermarché, ingénieur, instituteur ou balayeur, et partager la même « certaine idée » de la France ou du Québec.

Dans ma petite existence, j’ai connu bien des matelots (hommes et femmes), des officiers mariniers, officiers supérieurs et amiraux, ayant un sens du service public – service au public -, du partage, du courage, de la solidarité et de la fraternité, ô combien plus élevé que nombre de pseudo-intellectuels groucho-marxistes et de petits commissaires politiques de la bien-pensance !

Un dernier mot Monsieur Bibeau : j’aime la France ! Oui, j’aime passionnément mon pays. Et cet amour-passion ne fait pas de moi biologiquement un « impérialiste » ou un « fasciste ». Et c’est justement parce que je considère l’Etat-nation comme la « monade » (au sens leibnizien du terme) – chaînon indispensable d’une théodicée de la résistance à la mondialisation actuelle – que je me permets de redire (en hommage au général de Gaulle) : vive le Québec lib

_________________

1. Louis Althusser : Réponse à John Lewis. Editions Maspero, 1973.
2. Jacques Rancière : La Leçon d’Althusser. Editions La Fabrique, 2012.
3. Robert Bibeau : Manifeste du Parti ouvrier. Edition Publibook, 2014.
4. Richard Norman Perle, né le 16 septembre 1941 à New York, a été conseiller politique auprès du secrétaire à la défense sous l’administration de Ronald Reagan et membre de la commission de la politique de défense de 1987 à 2004. Il est membre du Parti démocrate.
5. Richard Labévière : Reconquérir par la mer – La France face à la nouvelle géopolitique des océans. Editions Temporis, février 2020.
6. Thomas Beaufils : Histoire des Pays-Bas, des origines à nos jours. Editions Tallandier, août 2018.
7. Maria-Antonietta Macciocchi : Pour Gramsci. Editions du Seuil, novembre 1975.
Sun Tzu est un général chinois du VIᵉ siècle av. J.-C. Il est surtout célèbre en tant qu’auteur de l’ouvrage de stratégie militaire le plus ancien : L’Art de la guerre.
9. Qio Liang et Wang Xiangsu : La Guerre hors limites. Editions Payot&Rivages, 2003.

Source : http://www.comite-valmy.org/spip.php?article11815

URL de cet article : http://blog.lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.fr/index.php/reponse-a-robert-bibeau/

 

 

 

 

Mai 2020

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