L’arme de la vengeance
Une nouvelle de Viktor Pelevine
Vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, lorsque même les membres de la NSDAP qui parvenaient à contrôler leurs pensées avec le calme automatisme de Marlène Dietrich arrangeant son maquillage, lorsque même ceux, parmi eux, qui se passaient de penser en général, en fusionnant leur conscience avec la raison collective du parti, bref, lorsque même les nazis les plus obtus et mal lunés eurent des pressentiments peu agréables sur la suite des événements, la propagande allemande entreprit de parler de manière obscure et énigmatique d’une nouvelle arme sur laquelle les ingénieurs du Reich travaillaient et qui était sur le point de devenir opérationnelle.
Cela se fit petit à petit. Ainsi le Völkischer Beobachter publia, dans la rubrique « Le Vaterland et toi », une information sur un savant qui avait perdu sur le front de l’Est tous ses membres sauf le bras droit, mais qui avait appris à marcher sur des prothèses et continuait, avec son bras unique, à forger la victoire, « quelque part près des vagues sévères de la Baltique ». C’est ainsi que l’on codait de manière poétique la localisation du laboratoire secret en question. L’article se terminait par un silence obligé sur ce que forgeait le patriote manchot. Autre exemple, les informations cinématographiques de la Deutsche Rundschau montraient des débris fumants de bombardiers britanniques qui avaient voulu attaquer « un laboratoire scientifique, situé au bord de la mer, menant des recherches extrêmement importantes ». À la fin du reportage, sur une musique vive, le commentateur ajoutait avec emphase que les Allemands pouvaient dormir tranquilles : le cerveau scientifique de la nation, occupé à la fabrication d’une arme sans précédent, était bien protégé.
Bientôt apparut le nom de la chose : « arme de la vengeance ». En fait, l’utilisation du mot « vengeance » montre bien que la panique touchait même l’appareil de propagande : la vengeance suppose des succès de l’ennemi, alors que toutes les opérations militaires des Alliés étaient officiellement présentées comme des échecs, puisque leur avance n’était obtenue qu’au prix de pertes incroyables. Au fond, ce n’était peut-être pas de la panique, mais ce simple morceau de vérité émotionnelle avec lequel un propagandiste expérimenté assaisonne son mensonge en créant chez ses auditeurs le sentiment que celui qui s’adresse à eux est un homme honnête, avec des scrupules, même s’il exprime des positions officielles. Quoi qu’il en soit, les mots « arme de la vengeance » touchaient de la même manière la mère qui avait perdu son fils en Afrique du Nord, le fonctionnaire du parti qui pressentait la perte prochaine de son poste et le gamin des Jeunesses hitlériennes qui ne comprenait rien à l’enchaînement des événements, mais aimait, comme tout garçon, les armes et les secrets. Voilà pourquoi ces mots devinrent bientôt aussi populaires dans ce pays qui volait vers sa perte que, disons, les mots New Deal en Amérique, après la crise. On peut dire sans exagération que la pensée de cette arme mystérieuse obnubila les esprits. Même les sceptiques qui échangeaient des regards ironiques à chaque nouvelle du front, à la radio, même les rares Juifs bien camouflés qui secouaient faiblement la tête à chaque appel dément de Goebbels, laissant momentanément de côté leur véritable attitude à l’égard du régime, finissaient par s’engager dans des conversations délirantes sur la nature de l’arme de la vengeance, ainsi que sur le lieu ou le moment supposés de son utilisation. D’abord, la rumeur prétendit qu’il s’agissait d’une bombe spéciale ; d’une force inouïe. Cette idée intéressait surtout les enfants et les adolescents. Il reste de nombreux dessins malhabiles d’écoliers censés illustrer l’explosion : une sorte de buisson noir et rouge, avec une bordure ondulée, très, très grande, et, dans l’un des coins supérieurs de la feuille, un petit avion avec des croix sur le fuselage. (L’étonnante ressemblance de ces dessins montre que c’étaient des professionnels accomplis qui s’occupaient, en Allemagne, de l’éducation des nouvelles générations.)
Selon une autre version, l’arme de la vengeance était un missile à réaction de dimensions gigantesques, capable de se pointer lui-même avec précision sur l’objectif. Certains affirmaient que ces missiles étaient pilotés par des aviateurs sélectionnés parmi le matériel humain destiné à l’extermination, avec des électrodes spéciales implantées dans le cerveau. On parlait également de rayon de la mort, d’un gaz sélectif qui frappait tout le monde à l’exception de ceux qui étaient dévoués au parti et personnellement à Adolf Hitler, de pigeons porteurs de bombes incendiaires, d’ondes radio mortelles, etc.
Le plus intéressant dans cette histoire est la position des organes de sécurité et de justice, et du ministère de la Propagande. La Gestapo, qui pouvait réduire quelqu’un en poussière pour n’avoir pas participé aux travaux bénévoles supplémentaires à l’occasion des anniversaires du Führer ou de son berger allemand, qui avait la latitude d’envoyer quelqu’un dans un camp pour avoir trouvé dans ses chiottes un morceau de papier journal avec le portrait de Ribbentrop, ne réagissait pas sur des dénonciations portant sur des discussions trop libres sur l’arme de la vengeance. Au contraire, après la disparition de quelques dizaines de dénonciateurs, il devint clair que de tels bavardages étaient approuvés en sous-main par les autorités. Les patriotes eurent vite fait de comprendre et de s’adapter en cafardant désormais sur les personnes qui ne voulaient pas parler du sujet. Les malheureux disparaissaient en trois jours.
Quant à la propagande officielle, elle se comportait d’une façon tout à fait inconcevable. L’arme de la vengeance était mentionnée pratiquement dans chaque éditorial. Elle était chantée par le chœur des petits chanteurs à la croix de fer. Les héros du film de Leni Riefenstahl – qu’elle n’eut pas le temps d’achever – répondaient du secret de l’arme, sur leur tête aux cheveux filasse, en brosse ou gominés, qu’ils perdaient invariablement. Mais ce qu’était cette arme, personne ne le disait jamais. Le service de Goebbels préférait utiliser des métaphores et des allégories, procédé dont il se servait toujours abondamment, mais seulement en qualité d’artifice stylistique accessoire, alors que là, il n’y avait rien d’autre sinon des comparaisons poétiques. Le citoyen ordinaire qui ouvrait son journal dans un abri, pendant un bombardement, apprenait que le jour n’était plus très éloigné, où, « comme la lance de Wotan, l’arme de la vengeance frapperait le cœur même de l’ennemi ». Selon l’habitude caractéristique des habitants de l’Allemagne nazie qui lisaient le plus important entre les lignes, il comprenait que le conducteur du tram, l’autre jour, avait décidément raison, lorsqu’il parlait de fusées d’une puissance et d’un rayon d’action incroyables. Mais lorsque, le lendemain, à la réunion de sa cellule du NSDAP, on disait entre autres informations que « le glaive de Siegfried se trouvait déjà suspendu au-dessus des hordes asiatiques », il décidait que l’arme en question était une bombe, sans aucun doute possible. Et quand, dans l’émission du soir, à la radio, on annonçait que « les Walkyries aux yeux de feu du Reich allaient déverser, de manière imminente, leur démence sacrée sur l’agresseur », il penchait pour l’idée que c’était des rayons ou un gaz psychique.
Au moment où les premiers V2 tombèrent sur Londres, il devint clair que ces missiles n’étaient pas l’arme de la vengeance, même si l’initiale V correspondait à Vergeltungswaffe, arme de représailles ou, justement, de vengeance : les informations sur les V2 étaient publiées à côté de l’éventail habituel de métaphores consacrées au dernier espoir de l’Allemagne. Lorsque les premiers Me-262 s’envolèrent dans le ciel des aérodromes de Berlin, chacun comprit que les avions à réaction n’étaient pas la fameuse arme, car, dans une émission de radio, on comparait le nouveau chasseur bombardier à la buse fidèle du Führer, qui recherchait, de son regard rapace, le lieu de son prochain festin de fureur.
Les hypothèses obsolètes étaient remplacées par des nouvelles : un Führer de quartier annonça dans un discours pour le départ d’un bataillon affecté au service des V2 que l’arme de la vengeance, c’étaient les 14,9 millions de rats contaminés par la peste qui se déverseraient du ciel sur Moscou ; New York, Londres et Jérusalem. Étant donné que tous les petits Führers locaux de l’Allemagne nazie étaient des hommes étonnamment limités, lâches, bas et incapables des plus simples combinaisons mentales (c’était exactement la raison de leur nomination à ces postes), on peut supposer que les rumeurs sur l’action de l’arme étaient répandues de manière centralisée. Un führer local n’aurait jamais pu lui-même inventer cela, surtout le chiffre de 14,9 millions, et il n’aurait jamais osé répéter dans un discours officiel les bavardages d’un coiffeur ou d’un chauffeur.
Le caractère centralisé de la diffusion de ces rumeurs est confirmé par un autre montage à l’échelle d’une ville : à Osnabrück, un conférencier venu de Berlin annonça que l’arme de la vengeance était une marche militaire secrète, dont les paroles étaient traduites en anglais et en russe, et que l’on avait l’intention de diffuser, grâce à de puissants amplificateurs, directement sur les premières lignes du front. Quiconque écouterait même seulement un seul quatrain serait rendu fou par la grandeur de l’âme allemande. (Quant aux Français, Bulgares et autres Roumains, des unités ordinaires de la Wehrmacht étaient censées pouvoir en venir à bout.)
À mesure que le dénouement approchait, les hypothèses se multiplièrent. Des divisions et des armées étaient anéanties, des villes tombaient et le tohu-bohu habituel et pénible de l’agonie s’installait. La dernière mention officielle de l’arme de la vengeance date du jour où l’on lut à la radio l’ordre d’Himmler selon lequel tout soldat allemand devait tuer tout autre soldat allemand qu’il rencontrerait loin de la clameur d’une bataille. Cette annonce fut suivie par l’émission habituelle, « Les horizons de demain », où l’on expliquait que l’arme serait utilisée « avant les premiers jours chauds, avant les orages de mai ». On répéta également, apparemment dans le but de signer une paix séparée avec les Anglais et les Américains, ou du moins les amadouer si c’était impossible) qu’elle ne viserait que les hordes « judéo-bolcheviques » asiatiques. Cinq minutes plus tard, après la dernière diffusion de « Lili Marlene » de toute l’histoire du Troisième Reich, le bâtiment de la radio de Berlin fut touché par une bombe combinée de démolition et de propagande contenant trois tonnes de TNT et cinquante mille tracts.
Tout de suite après la capitulation de l’Allemagne, les services secrets alliés se lancèrent dans la recherche des usines et des laboratoires secrets : les vainqueurs étaient parfaitement au courant de toute l’information officielle allemande sur le sujet, ainsi que d’une énorme quantité de rumeurs soigneusement rassemblées par leurs agents. Le littoral de la Baltique, où l’on supposait que se trouvaient les installations secrètes de recherche, fut fouillé mètre par mètre. Selon les données préliminaires, deux sites particulièrement suscitaient de grands espoirs. Dans la zone d’occupation américaine, on découvrit des ruines cyclopéennes, en béton armé, représentant la superficie d’une petite ville. Peu de temps avant l’arrivée des Américains, ce qui se trouvait là avait été détruit avec une telle quantité d’explosifs que les trouvailles les plus précieuses que l’on fit se résumèrent à une botte militaire allemande contenant un pied déchiqueté (à partir d’un morceau du pantalon, on put déterminer que l’uniforme était celui des SS) et un harmonica à quatre tons de la marque Cello, avec des traces de dents et des trous faits par des éclats d’obus. Tout le reste n’était plus qu’une bouillie de béton, d’armatures et de menus fragments métalliques.
Une enquête menée auprès de la population locale permit de déterminer que l’on avait procédé là à la construction, gelée en 1942, du plus grand zoo de l’histoire de l’humanité. On envisageait d’y reproduire l’habitat naturel de certains animaux (selon des documents, 80 millions de Reichsmarks furent dépensés rien que pour le terrain appelé « les montagnes de Judée »).
Dans la zone soviétique, on découvrit des catacombes dont personne n’avait idée de l’utilité. Le territoire environnant fut bouclé, et sept agents du Smerch* y descendirent. Comme aucun d’eux ne revint, le réseau souterrain fut pris d’assaut par une unité de l’armée. On y arrêta un homme en haillons, avec une longue barbe, armé d’une gaffe de pompiers. Il se présenta comme Abraham Schuhmacher, professeur à l’institut berlinois de stomatologie, et affirma qu’il se cachait là depuis 1935 en se nourrissant de crustacés et de fruits de mer. La capacité d’un homme à vivre ainsi isolé pendant dix ans souleva les soupçons légitimes des officiers du Smerch, mais il est probable que Schuhmacher disait la vérité : il s’est révélé plus tard qu’il possédait réellement un très haut niveau d’adéquation à des conditions très défavorables. Il mourut en 1957 dans un camp sibérien, après être devenu un « parrain » célèbre du milieu criminel : ce Chicot l’Écorcheur auquel la ballerine Loubenets-Loupoïanova, artiste émérite de la république des Komis**, consacre tant de pages dans ses Mémoires.
Le reste des catacombes, situé en-dessous du niveau de la mer, était inondé. Schuhmacher prétendit pendant ses interrogatoires que, à son souvenir, il n’y avait pas eu de travaux de construction dans ce lieu. Cependant, comme sa sincérité – et, en tout cas, son état psychique – n’inspirait pas confiance, on décida d’inspecter la partie submergée. Le scaphandrier envoyé disparut. Le tuyau flexible et le câble de communication furent déchirés ou coupés. Interrogé sur les raisons possibles de cet événement, Schuhmacher répondit que c’était certainement l’œuvre d’un certain Michaël qu’il décrivit avec force interjections et gestes comme quelque chose d’énorme et d’effrayant. Il refusa d’en parler d’une façon normale et d’entrer dans les détails, en motivant sa décision par la crainte que Michaël l’entende et vienne le chercher. Sur ce, les interrogatoires et l’exploration des catacombes furent abandonnés.
Ainsi, on ne trouva nulle part sur le littoral de la Baltique quoi que ce fût qui, de près ou de loin, pût ressembler à un centre de recherches ou à une usine de fabrication d’arme de la vengeance. On ne dénicha même pas de chantier important : il s’avéra qu’une énorme construction, près de Warnemünde, n’était destinée qu’à l’érection d’une sculpture gigantesque à la gloire des « Mineurs de l’empire ». Les statues des mineurs n’avaient pas été coulées, mais on put juger des dimensions qu’elles devaient avoir à partir de cinq marteaux-piqueurs en bronze, de vingt mètres de long, retrouvés dans des hangars, près de là.
Un débat détaillé sur l’arme fut organisé à la conférence de Potsdam. On y donna lecture d’un rapport tripartite sur l’état d’avancement des recherches allemandes en matière d’armement. À ce moment, tout le territoire de la puissance vaincue avait déjà été passé au peigne fin et les conclusions des spécialistes étaient qu’il n’y avait aucune preuve matérielle de la mise au point ni de la fabrication d’une « arme de la vengeance ». On ne trouva aucun document technique, ni même de pièce qui mentionnait son existence.
Au cours des discussions sur ce point, Staline fit preuve de la fermeté et de l’obstination qui lui étaient propres. Il était convaincu que les Américains avaient découvert l’arme de la vengeance mais voulaient garder le secret pour eux. Les témoins se souviennent que Staline était tellement irrité par cette éventualité qu’il entra dans une phase de dépression profonde et passait sa colère sur tous ceux qui lui tombaient sous la main. Ainsi, lorsque le maréchal Koniouchenko arriva en retard à une réunion du soir, au lieu du grand verre de vodka destiné habituellement aux retardataires, on lui infligea la punition suivante : on le revêtit d’une armure de chevalier du XIVe siècle exposée dans le couloir de la résidence soviétique et on le balança du toit dans un étang décoratif, avec des carpes. Après quoi, Staline tira sur lui, d’une fenêtre, avec un fusil de chasse à deux canons, tandis qu’un type ivre qui se comportait familièrement avec le Père des peuples projetait sur le maréchal une fléchette d’acier empennée à l’aide d’une sarbacane à air comprimé. Par chance, le projectile rebondit sur la visière du heaume. (Après un séjour à l’hôpital, le maréchal reçut un ordre d’Alexandre Nevski et fut envoyé en exil en Extrême-Orient soviétique. Dans ses Mémoires, passant cet épisode sous silence, le maréchal revint à plusieurs reprises sur les mauvaises qualités de combat des Panzers allemands qui s’expliquaient, selon lui, par l’épaisseur insuffisante de leur blindage.
À la conférence, l’atmosphère devint particulièrement tendue. Avant une réunion, un agent de sécurité américain attira l’attention du responsable du Secret Service chargé de la protection du président Truman, sur le manche en relief d’un couteau qui saillait de la tige de l’une des bottes de Staline, bien visible sur le blanc satiné de son pantalon. Après une courte consultation avec Churchill, Truman, souhaitant engager les pensées de Staline dans une autre direction, annonça que les États-Unis venaient de créer une bombe d’une énorme puissance dont la charge explosive avait à peine la taille d’une orange. D’après les souvenirs de W. Hogan, le secrétaire de la mission américaine, Staline remarqua tranquillement qu’il dissimulait déjà des bombes dans des paniers d’oranges au début du siècle et que ses sbires avaient fait sauter une diligence remplie d’oseille à une époque où Truman apprenait seulement à vendre des journaux. Revenant un peu plus tard sur le sujet, Staline ajouta que, selon la partie soviétique, lorsque l’on commet un coup ensemble, c’est une saloperie que de se faire des crasses pour le butin, et que, lorsqu’il trimait en taule à Touroukhansk, de tels enculés finissaient toujours avec des boutonnières supplémentaires dans le buffet. D’ailleurs, précisa-t-il, il les aurait tous trucidés lui-même, mais il n’avait pas envie de salir sa lame.
La traduction lui ayant fait comprendre que la signature des accords prévus était menacée, Truman passa quelques heures avec ses conseillers, parmi lesquels se trouvaient des experts des traditions du milieu russe. Le lendemain, avant le début des négociations, le président prit Staline à part et lui donna sa parole que les Américains ne cachaient absolument rien au sujet de l’arme de la vengeance. Le Premier ministre britannique fit la même chose, après quoi les pourparlers reprirent leur cours normal.
Bientôt, on présenta aux trois grands les dépositions des plus hauts dignitaires du Reich faits prisonniers. Pour la plupart, ils ne savaient que peu de chose sur le sujet –ils ne lisaient jamais les journaux allemands, en leur préférant la presse de caniveau américaine –, mais ils pensaient que le département de Goebbels appelait ainsi les V2.
Le thème de l’arme de la vengeance fut également soulevé, au cours de la même conférence, lorsqu’il fut question du laboratoire d’armes à réaction de Peenemünde. On émit l’hypothèse que les Allemands appelaient « arme de la vengeance » les fusées V1 et V2 sur lesquelles ils fondaient de grands espoirs. Lorsqu’il devint clair que l’utilisation de ces projectiles n’infléchissaient pas le cours des événements, la propagande de Goebbels continua d’exploiter cette idée qui enthousiasmait les foules. Peu de temps après, l’explosion de la bombe atomique sur Hiroshima marqua le début d’une nouvelle ère pour l’humanité et rejeta définitivement la question de l’arme de la vengeance dans le domaine des mystères les plus énigmatiques. Depuis, la plupart des manuels d’histoire affirment que cette arme, c’était bien ces fusées imparfaites et à l’utilisation dangereuse que la Wehrmacht lançait de temps en temps au-dessus de la mer du nord. Le plus étonnant est la facilité avec laquelle les Allemands acceptèrent cette version. Cela s’explique probablement par le bon sens, la simplicité et – si l’on peut dire – l’antimysticisme tellement salutaire de cette nation de grands pragmatiques qui venait de traverser un cauchemar occultiste de douze ans. Dans le même temps, elle arrangeait bien les sociétés secrètes, tellement plongées dans leurs visions ésotériques que l’existence même de la mystique était considérée comme un secret d’État et donc niée. Mais la négation du mysticisme qui pénètre la vie et l’histoire est en elle-même une forme très subtile et dangereuse du mysticisme. Subtile, parce que la pierre angulaire de l’organisation sociale devient invisible et, par conséquent, les institutions et les idéologies de l’État prennent la grandeur cosmique de phénomènes réellement existants. Dangereuses, parce que même une minuscule menace, déclarée non existante, peut se révéler fatale.
Il est intéressant de citer ici un extrait d’un ouvrage d’un certain P. Stetsiouk, Mémoires des années de feu.
« Un jeune Allemand blond, un MG-34 sur l’épaule, se considérait non seulement comme un porteur de civilisation mais encore comme le seul défenseur de la vieille culture européenne qui se trouvait au bord de la ruine. Les hennissements des chevaux des hordes bolcheviques et le tintement de l’or juif se mêlant dans une funeste mélopée étaient, pour les disciples de Baldur von Schirach, les sons les plus réels au monde, bien qu’ils ne résonnassent que dans les endroits où se trouvaient des adeptes entraînés à les entendre en permanence… Un homme formé selon certaines méthodes bien rodées n’éprouvera aucune difficulté à percevoir la réalité du complot juif, ou celle, par exemple, du centre trotskiste antisoviétique. Et bien que cette réalité soit temporaire, elle apparaîtra pendant la durée de son existence, comme immuable et intemporelle, car toutes ces notions ne sont que le produit du consentement collectif de la société, rien de plus… Voilà pourquoi le centre trotskiste antisoviétique exista bel et bien en URSS en 1937, ce qui ne fut même pas nié par ses participants. Ce complot était aussi réel que Magnitska et Solovki***, car sa réalité découlait de la conviction générale de son existence. En fin de compte, qui, hormis la direction du mouvement communiste international pouvait décider si tel ou tel groupe de personnes formait un centre trotskiste antisoviétique ou non ? Il n’existait pas de plus haute autorité en ce domaine et la terminologie elle-même n’avait pas cours dans d’autres milieux. Imaginons que l’inventeur de l’esperanto ait introduit dans son vocabulaire un mot spécial pour désigner un certain groupe de gens. Les espérantistes du futur peuvent très bien ne pas l’utiliser, mais qui parmi eux déclarera que le docteur Zamenhof mentait ou se trompait ? Ce sont les hommes qui donnent de la réalité aux paroles. Lorsque le dernier marxiste sera mort, toute la réalité objective disparaîtra et ne pourra plus être reflétée ou reproduite, rien n’existera plus de manière indépendante, perceptible au travers des sensations, tout comme il n’y avait rien de tel au temps de l’Égypte ancienne ou de l’empire byzantin. Que de démons orphelins s’agitent au-dessus de la terre nocturne ! La foi crée le monde. Les objets sont générés par la certitude de leur existence et réciproquement : le monde crée la foi en lui et les objets persuadent les hommes de leur réalité. L’un n’existe pas sans l’autre… »
Naturellement, le ton désinvolte et les généralisations lourdaudes de Stetsiouk sont plutôt révoltants, pour ne pas dire dégoûtants, mais certaines de ses pensées sont dignes d’attention. En particulier, il a mis le doigt sur le principe de l’action de l’arme de la vengeance : non pas les misérables projectiles remplis de poudre qui tombaient de temps en temps sur les cinémas londoniens, mais l’arme véritable, redoutable et digne de toutes les métaphores extraites de L’Anneau des Niebelungen.
Lorsqu’une multitude de personnes croit en la réalité d’un objet ou d’un concept, ce dernier ne peut que se manifester : des miracles religieux ont lieu dans des monastères, la lutte des classes embrase la société, les pauvres bougres maudits par les sorciers des villages africains agonisent dans les délais prescrits, etc. On pourrait multiplier les exemples à l’infini, car tel est le mécanisme essentiel de la vie. Si l’on pose une bougie devant un miroir, son reflet ne manquera pas d’y apparaître. Mais si, par un procédé inconnu, on pouvait créer le reflet de la bougie dans le miroir, cette bougie, pour ne pas enfreindre les lois physiques, serait bien obligée de surgir du néant devant le miroir. Qu’il n’y ait pas de moyen de créer le reflet en l’absence de la bougie est un tout autre problème.
Le principe de l’équilibre, valable pour le miroir et la bougie, l’est également pour un événement et les réactions humaines à celui-ci. D’ailleurs, il est relativement facile d’organiser une réaction à l’échelle d’un pays entier (surtout d’un pays embrasé part la haine idéologique) grâce à une presse et à une radio soumises à une volonté unique, et cela, même si l’événement est purement imaginaire. Appliqué à notre cas, cela signifie que la multiplication des rumeurs sur l’arme de la vengeance devait conduire à la matérialisation de cette arme, même si personne, pas même ses créateurs, n’était en mesure de savoir où et comment elle surgirait, ni à quoi elle ressemblerait. Plus il y aurait d’opinions différentes, sur sa nature et son aspect et plus le résultat final serait bizarre et inattendu. Et lorsqu’il fut annoncé que cette arme allait être utilisée, la force de l’attente de millions d’individus ne pouvait que changer le cours de l’histoire.
Il ne reste qu’à dire quelques mots sur les résultats de l’utilisation de l’arme de la vengeance contre l’URSS. D’ailleurs, il est tout à fait possible de se passer de mots, d’autant qu’ils sont amers, et pas très nouveaux. Qu’un curieux fasse lui-même l’expérience. Par exemple, qu’il se lève tôt le matin, s’approche sur la pointe des pied de sa fenêtre soulève avec précaution un coin du rideau et jette un œil dehors…
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* Abréviation de « Mort aux espions », nom des services de contre-espionnage militaire soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. [NdT]
** République autonome de Russie, au nord de la Sibérie, au-delà du cercle polaire, où étaient situés de nombreux camps soviétiques. [NdT]
*** Magnitska : surnom populaire du gigantesque complexe sidérurgique de Magnitogorsk, dans l’Oural, construit au cours des deux premiers plans quinquennaux. Solovki, monastère situé dans l’île Solovetski, dans la mer Blanche, transformé en camp du goulag dès le début des années vingt. [NdT]
Source : Critique macédonienne de la raison française – Nouvelles traduites du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain – Denoël et d’ailleurs – 2005.
Certaines des notions avec lesquelles jongle ici Viktor Pelevine (ou Stetsiouk, son doppelgänger) pourraient, certes, se discuter. C’est précisément ce qui est si triste… car, au XVIIIe siècle, à Paris par exemple, il se fût trouvé des gens pour se réunir dans un salon, autour d’une cafetière fumante, afin d’en discuter, justement, jusqu’à plus soif et d’en extraire, s’il se pût, la substantificque moëlle. Hélas, où sont nos ancêtres emperruqués et que sommes-nous devenus ?
URL de cet article : http://blog.lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.fr/index.php/larme-de-la-vengeance/
Novembre 2021
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