Le Troisième Hémisphère

 

 

 

Je te vois effondré sur une plage maghrébine et tu me vois te voir,

même si je suis hors de portée de ton regard, tout au fond de la mer ;

mais la voyance de ce double pèlerinage pulvérise le miroir,

pour te faire accéder au Troisième Hémisphère.

 

Seul au bord du désert face au rouleau des vagues. Tiens, les mouettes ont l’air de me faire signe. Curieuse, l’impression d’être observé par une voix de l’océan. J’aime cette illusion. Par-dessus ma présence, elles adressent un message à celui qui me parle. Et le peuple des ailes se met à affluer venu je ne sais d’où. De toutes les directions, par lots de cent et mille, ces vols planés convergent attirés par l’appel dont je sais n’être pas la véritable source. On dirait un colloque de tous les volatiles peuplant cette lisière, auquel sont invitées les ailes de l’autre rive, si j’en crois le ciel sombre envahi de nuées survolant l’océan.

 

Tous les oiseaux de mer se dirigent en effet vers un même objectif.

Tu sais que ces bestioles observent en général une prudente distance,

disant combien l’humain leur est épouvantail bien plus que les récifs.

Mais ici leur boussole est guidée par l’aimance.

 

Depuis combien de temps cette errance malade vers le sud marocain ? Nez gorgé de microbes y ayant fait leur nid depuis les deux vaccins. Quelle secrète peste infiltrée dans le sang, quelle forme sournoise de la vieille guerre des classes ? Exote à tout jamais, je m’en remets à la mantique des oiseaux. Captant comme il se doit les voix de l’au-delà, je crois bien reconnaître celle surgie des flots, qui m’encourage à ne jamais abandonner le combat millénaire des peuples de l’abîme. Ainsi me suis-je encore laissé porter par la folie du vagabond. Il faudrait plutôt dire de l’oiseau migrabond. Car ce sont des migrants, bipèdes au ras du sol, que par colonnes entières traversant le désert depuis l’Afrique noire, au prix de sacrifices incluant d’avoir pour exclusif abreuvoir la pisse des chameaux : chevaliers va-nu-pieds d’une équipée mortelle fuyant misères et guerres, citoyens sans papiers d’une nation sans nom, que l’on croise en ces sables écrasés de soleil.

 

N’en rajoute pas trop dans l’effet de pathos avec tes longues phrases !

Qui crois-tu que cela puisse encore toucher aux provinces belgiques ?

Les rares qui te liront par pitié moqueront cette archaïque emphase,

dont même les curés ne sont plus nostalgiques.

 

J’ai reconnu le trait d’ironie de celui qu’en mon pays depuis plus de vingt ans j’ai eu le plaisir et l’honneur d’appeler le Totem. Comme lui se plaisait, par-delà maint discord (comment dire ceci sans sanglots de remords ?) avec cette élégance du parfait gentleman, jamais pris en défaut d’altière noblesse, à me nommer Tabou. C’est donc toi qui me parles au fond de l’océan ? Je ne suis pas certain de mériter un tel bonheur dans l’horrible détresse où m’ont plongé les affres de ce trip. Même il y a trente ans, pour écrire ce cahier d’un voyage de retour en mon pays natal, sur les rives du fleuve quand finissait le règne de Papa Maréchal ; et que sans le secours des puissances invisibles, jamais je n’aurais dû revoir la chevelure de ma blonde amazone ; braver mille interdits face à ces officiers de la Sécurité me fut un jeu d’enfant, s’il faut le comparer aux terreurs actuelles régnant sur les rapports entre le monde riche et celui qu’il voudrait réduire au néant. Chaque jour me remontent à la gorge les vers écrits par Aragon : « L’enfer existe il est le sort du plus grand nombre L’enfer existe il est ce paysage fou La résignation des visages à l’ombre L’espoir tenu pour crime et la vie à genoux ». Pas moyen de mieux dire. Et c’est ici M’sieurs-Dames, passionnés par Zemmour et l’islamo-gauchisme, qui depuis l’opulent éden européen ne voulez rien savoir de l’enfer africain, dans l’infini désert où pour vous Maures et mort sont mêmes signifiants, c’est ici que s’étend l’espace du purgatoire. Comment n’y être pas hélé par le Totem –  go-between entre tous ?

 

J’ai suivi ton parcours porté sur les épaules d’un autre que toi-même,

si ce n’est le contraire et que te doit son âme ton vieil alter ego ;

tous deux vous méritiez le châtiment d’exil pour crime de blasphème :

en damnation vous êtes parfaitement égaux.

 

Peut-être est-ce un délire ? Il n’y a que la mer, et le vol des mouettes. On dirait qu’elles approchent pour venir se poser en un cercle parfait. Comme si quelque logique obscure donnait sens à cette convergence.

Allongé je me lève et leur cercle s’écarte pour offrir un passage. Vers le bord du rivage, en direction des vagues où miroite un feu blanc de lumière dansante : la voix venait de là. Se mêlant à l’écume le cortège des ailes m’escorte avec brio, comme si chaque mouette avait un don génial pour la figuration. Je sens que le moment n’est pas encore venu de plonger sous les eaux. D’ordinaire j’aurais déjà nagé mon saoul pour chasser les microbes qui m’infectent le nez, mais une intuition dicte l’obéissance à des ordres inconnus. Car il est peu banal de se trouver ici, seul sur un littoral perdu dans le désert, très loin de toute vie. Pourrais-je n’être pas à hauteur des enjeux de cette mise en scène et forfaire à l’honneur ? Tabou répondra donc à l’appel du Totem !

 

J’ai parlé de blasphème sans que tu t’en offusques et je te félicite.

L’heure sonne en ce lieu chargé d’ondes sacrées, de livrer un message

qui pulvérisera les ondes maléfiques seules encore licites,

par la source d’eau pure jaillie d’un témoignage.

 

Il me faut retourner, comme un cambrioleur, tous les tiroirs brisés de ma vieille mémoire. Pourrais-je retrouver la raison d’être ici ? J’ai bien pris l’autocar, vingt-quatre heures de bitume, jusqu’à cette queue de terre pénétrant en la mer que l’on nomme Dakhla. Frontière entre les mondes. Mais pour quoi donc y faire ? Sur une éternité de route où ne se voit pas trace de sable blond, mais plutôt la caillasse hérissée d’épineux, sous un ciel sans couleur où le soleil lui-même ressemble à un cadavre, jamais tu n’as connu pareille situation, sans le moindre rapport entre ce que l’on perçoit et ce qui se conçoit. L’étendue de non-sens dépasse donc ici toute capacité des sens. En même temps tu ressens (quelle atroce ironie), dans ces amas de pierres disposées par moments comme avec intention, quelque chose d’humain si ce n’est de divin. Souvent cela ressemble à des tas de gravats, tels qu’on en voit partout dans les abords urbains. Pierrailles de chantiers, méchants parkings cendrés, poussière d’un terrain vague, terril horizontal, mais à perte de vue, dans toutes les directions. C’est alors qu’au lointain de ce crassier sans nom, l’eau jaillit du désert. Tout à coup l’océan se pointe à l’horizon. Comme un couple brouillé, qui se tirait la gueule et de nouveau copule, il bondit vers la route, sa fidèle compagne, et les voilà bras d’sus bras d’sous recommençant leur histoire parallèle. Sublime plage vide, par centaines de milles jusqu’au lieu-dit Dakhla !

 

Anachorète est l’un des titres dont se pare ton héros littéraire.

Si l’Egypte archaïque et la Rome impériale ont vu de ces ermites

exilés au désert, nourrir de l’infini leurs transes visionnaires,

puisses-tu les rejoindre en la grandeur du mythe !

 

Je suis pris d’un vertige de bonheur tel que mes narines infectées s’en trouvent débouchées. Les mouettes alentour applaudissent des ailes en me voyant signer tacitement le pacte avec la voix qui me guide sur le chemin d’une fable héroïque. Hors les murs de l’Empire se captent les messages reliant au cosmos et ouvrant sur des liens nouveaux dans la cité. Les cartes de l’esprit sont à redessiner dans d’autres dimensions. Le monde est différent de ce qu’il paraît être selon le sens commun. La caste possédant les richesses du globe, aidée d’une valetaille bien payée pour sa tâche, a mis en réclusion, par des moyens techniques, l’immense troupeau de dupes qu’est la plus grande part de l’espèce dite humaine. Ce qui d’après leurs codes se nomme démocratie. Mais dans les soubassements de cette pyramide gît un peuple sans nom : celui constitué par l’immense nation ployant sous le fouet de la misère extrême. Celle dont les flots s’écoulent d’Afrique vers l’Europe, et qui stagne en détresse dans un lieu comme Dakhla. Celui qui fuit l’Empire aux vapeurs méphitiques pour s’en venir ici, renouant au sens propre avec la tradition des vieux anachorètes, se voit donc tiraillé par ses contradictions. La seule issue possible sera d’en témoigner. Mission que seul pouvait confier le Totem, car elle touche au Tabou principal de l’Empire. L’unique thème politique, en ses murs barbelés de haine et de terreur contre l’engeance nègre, n’est-il pas d’empêcher l’accès du territoire à ces hordes barbares ? Or tous ceux qui franchissent la barrière de sable, ont un même savoir quant aux complicités de leurs Etats fantoches aux gages de l’Europe, avec les djihadismes financés et armés par les gangs alliés d’Arabie saoudite. Le crime organisé est donc à la manœuvre dans l’explosion des bombes à Bruxelles et Paris comme par le Sahel ; sans compter les dégâts des bombes financières.         

       

Te voici bien placé pour observer ce monde gouverné par des bulles.

Dans quelques jours sera le moment de fêter un double anniversaire ;

puisse un quadruple cri ce soir-là déclencher l’éveil des somnambules,

telle une flèche astrale au cœur de l’adversaire.

 

Bain de sang gigantesque me paraît l’océan jusques à l’horizon. Cette boule de feu noie l’espace liquide, qui vibre d’une voix jeune et vieille à la fois. Comment n’obéir pas ? Je me suis souvenu de la date fatale écrite sur ce carnet qu’on nomme passeport ; le jour de ma naissance, par un heureux mektoub, je le partage avec ma chère sœur Claudia – l’épouse du Totem. Qui d’entre les deux moi, présents sur cette plage, peut-il prétendre à ces papiers d’identité ? L’un des deux restera pour écouter la voix, se gorger de soleil et se confondre à l’onde, sous les cris amicaux des oiseaux de la mer ; l’autre se tapera la poussière de Dakhla, pour trouver une table où festoyer le soir de cet anniversaire. L’un de nous fait alors à l’autre ses adieux (je jure ne savoir qui) pour aller célébrer 70 ans au compteur dans cette péninsule. Mais le vœu du Totem portait sur quatre cris lanceurs d’une flèche astrale. Nous ferons cause commune, l’alter ego et moi, cependant qu’en Belgique,  Michèle (grâce à qui je suis encore au monde) invitera Claudia dans notre chaumière, non sans que l’accompagne ce vieux frère d’Eytan de passage à Bruxelles, alors qu’en temps normal il séjourne à Cuba. Mon frère de sang Gérard, et sa compagne Uta (native du royaume aussi pourri qu’un autre où se trouve Elseneur, la demeure d’Hamlet) seront de la partie. Quant au royaume des ombres, ne regorge-t-il pas d’experts en l’art d’écrire au moyen de lumière ? Une photographie (c’est le sens de ce mot) serait la bienvenue ce soir-là, cher Totem !

 

Je ne serai pas seul à vous prendre en photo pour la postérité.

Fêter septantenaire exige de convoquer tout un abécédaire

d’amis de l’au-delà. Me comptant parmi eux, seront donc invités :

Aragon, Bianciotti, Césaire, De Decker.

 

L’énoncé de ces noms, qui depuis des années mystérieusement veillent sur mon destin, pour la raison qu’un jour j’ai croisé leur chemin, me transporte à l’instar d’une mouette vers le port surpeuplé de Dakhla. La plupart des quartiers ravagés de misère sont chantiers en ruines, même si le port de pêche assure prospérité, vu les hôtels de luxe et bagnoles 4X4 à l’allure de chars. Ceux-ci n’ont pourtant pas d’armes pour disperser les foules agglutinées aux trottoirs des cafés (où des écrans géants diffusent à toute heure des matches de football), quand leurs cris font trembler les bâtiments vétustes aux goals de l’Algérie.

Mais plusieurs bataillons de policiers casqués sont prêts à matraquer sur la place du marché. La question est sensible en terre sahraouie, et je ne m’avise pas de donner un avis, tant il paraît certain qu’émeutes et rébellions contre l’Etat central – comme il arrive ailleurs, dans tout le monde arabe – font l’objet d’occultes et sournoises manipulations. Nulle part comme ici (goulet d’étranglement sans phrases pour le dire entre l’éden du Nord et la géhenne du Sud) ne s’éprouve le malaise de vivre un purgatoire dépourvu de l’issue rêvée par Dante en sa Divine Comédie. Mon infection nasale redouble en virulence face au sort que subit le Principe Espérance. Aux carrefours, des femmes en boubous loqueteux font la manche entourées d’une hagarde marmaille, bébés à la mamelle. Sur les trottoirs s’étalent amas de bibelots, faux parfums et bijoux, fausses marques, fétiches dorés narguant la pacotille locale. De ruelles en marchés, l’indolence fataliste obéit aux smartphones. Car tous ont leurs écrans de poche : ne sont-ils pas ambassadeurs  d’Afrique ? Des villages entiers cotisèrent pour payer ce passage vers l’Europe. Divinités suprêmes sont les téléphones portables en un resto tenu par des Sénégalais, qui m’accueille le soir de ce septantenaire.

 

La tête sous les sables en son mental désert, l’Europe fait l’autruche.

Cette réalité défilant sous tes yeux n’a pas droit d’existence :

tristes épouvantails gonflant de gaz toxique le verbe des baudruches.

Dans la perversion de toute résistance.

 

Prothèses électroniques sur les tables en plastic, au mur écran plasma branché sur une série sous-titrée en wolof, les convives n’ont d’yeux que pour tous ces mirages. Crânes lyophilisés par la tour Panoptic mieux que par Françafrique. Un seul but : sacrifier au dieu Kapitotal. Plus étranger leur est que les stars du foot belge, le nom d’un écrivain de chez eux, prix Goncourt : Mohammed Mbougar Sarr. J’essaie d’en parler. Seul écho, la télé. Qu’y a-t-il à manger ? Deux mixtures de riz, l’un saucé de poisson et l’autre de caprin. Je commande les deux : à ma santé et celle de mon alter ego. Mais la photographie promise par le Totem ? A cet instant l’écran clignote, leurs téléphones s’éteignent et le feuilleton stupide montre une image : celle de ce boui-boui. Sorcellerie ! crie-t-on. Mais pas du tout, leur dis-je, écoutez plutôt. La voix qui retentit prononce : « Et je m’accuse d’avoir ri de Noé mon père nu mon père ivre ». C’était Césaire : mon cadeau d’anniversaire.

Nom de tous inconnu ! Pour sa plus grande part, l’Afrique ignore Césaire sur ordre de César. Celui-ci garantit liberté d’esclavage dans son empire d’images, en échange d’un pouvoir absolu sur les âmes au marché des regards. La phrase prononcée fait référence à Cham, fils maudit de Noé. Qu’ils oublient dès l’instant où reprend le feuilleton. S’il faut les écouter, c’est pour ouïr comment leurs essais de franchir les colonnes d’Hercule, échouent face aux défenses du bunker étoilé. N’ayant pas accédé aux cieux européens, ramassés dans des rafles et fourrés dans des bus, ils retrouvent le sinistre entonnoir de Dakhla.   Dans un monde où les pôles sont tenus séparés, l’humanité scindée entre élus et damnés – plus de médiation reliant ciel et terre –, Atlas peut-il encore sans honte porter son nom ? Ce qui le terrifie dans la ségrégation des races opposées, c’est la bonne conscience du monde civilisé. L’Übermensch nietzschéen y reprend du service, différent de l’esclave ontologiquement. L’Untermensch est contraint d’accepter ce schéma (winners contre losers), dès lors qu’est abolie cette vision de l’histoire ayant jadis eu nom pensée dialectique. Ce qui avait produit le nazisme en réponse à une crise antérieure, entraîne les rouages de ce même système vers une catamorphose d’encore plus vaste ampleur.

 

Fêter tes septante ans n’est pas une raison pour tenir le crachoir

et saouler ces migrants de propos radicaux qui les culpabilisent.

Mets-toi donc à leur place : essaie de sentir l’amertume de choir

au sous-sol des étages où paradent ceux qui lisent.

 

Cette amicale critique, d’autant plus vive qu’elle provient d’un défunt, me fait voir d’un autre œil les gens de ce resto. Pour la plupart sur les chemins de leur exil depuis bien des années. Qui suis-je pour juger leur niveau littéraire, et condamner chez eux l’ignorance de Césaire ? Le Totem a raison. Toute réalité dépend du point de vue qu’on adopte sur elle. Et réagit selon l’œil de l’observateur. Ce qui doit entraîner la réfutation de toute vision figée par un regard unique. Merci pour la leçon, donnée par un expert en l’art d’être à la fois ici et d’l’aut’côté. Toujours dans l’ici-bas, même depuis l’au-delà. Ce qui me fait penser à cet alter ego, laissé sur une plage au milieu des mouettes. Est-ce pour ce rappel que Jacques m’a taquiné ? Nous avons au programme (tiens ! serait-ce un hasard ?) à examiner son point de vue sur tout ça. Pour me faire pardonner, j’offre à la régalade une tournée générale !

 

L’esprit plonge et bondit des abîmes aux cimes avec un seul outil :

cette parole ailée dont à se croire maître un peuple se décime :

celui des âmes ayant censuré les messages de notre île engloutie.

L’esprit plonge et bondit des abîmes aux cimes.

 

Boisson sénégalaise, le bisab coule à flots, suave décoction de feuilles d’hibiscus. D’où est sortie la voix ? Les convives du lieu (que celle de Césaire avait interloqués) n’ont pas d’inquiétude. La parole ailée a de quoi réjouir. N’ai-je pas révélé mes liens d’amitié avec Mamiwata ? J’ajoute qu’il s’agit d’un banquet totémique. L’explication suffit. Les paroles se lient quand les langues se délient. L’un d’entre aux a déjà fait maint aller-retour de Tanger à Dakhla. Il semble leur aîné. Quelle somme d’expériences, enfouies dessous la braise de malheurs en série soudain reprenant flamme, le font-elles parler ? Je n’en crois pas mes yeux, non plus que mes oreilles, en le voyant bondir sur une table en plastic et lancer un grand cri : guerre à l’intelligence ! Autour de lui s’impose un silence pareil à celui qu’au spectacle exigent les acteurs. Le voilà qui remonte son froc jusqu’au visage et bombe l’abdomen en prenant une pose d’évidence grotesque, pour mettre l’auditoire dans un bain théâtral propice à l’envolée d’une parole inspirée. Ne relève-t-il pas – se met-il à clamer – d’une pantalonnade copiée du père Ubu, que l’Elysée dépêche à l’Université, son ministre à médaille de la Grande Gidouille, pour y tenir colloque sur l’urgence à chasser des cours de la Sorbonne toute pensée critique, au motif que l’éveil n’est pas démocratique, et menacerait donc, d’une dé-cons-truc-tion, la sainte République ? Ainsi qu’un Arlequin méritant le label Commedia dell’arte, le conteur africain poursuit sa pantomime en roulant des yeux fous. Cette rodomontade – sa poitrine se gonfle – qui prétendrait bannir du temple de l’esprit la moindre conscience des discriminations subies depuis des siècles par les enfants de Cham, sous le prétexte qu’ils furent maudits par Noé, n’est-elle pas applaudie par le chœur des larbins de la tour Panoptic ? Savourant ma surprise d’entendre ces deux mots jamais rendus publics, il me lance un clin d’œil d’amicale connivence et se met à mimer la marche militaire, une main au képi : Si la fière citadelle des savoirs essentiels se met au pas de l’oie face aux ordres donnés par la Kommandantur, n’est-ce pas l’effet d’une Propaganda Staffel ? Sur place il gesticule, bras et jambes en cadence.

L’auditoire est pantois. Jamais écran plasma n’a bénéficié de pareille attention. L’acteur improvisé, parfaite illusion du troufion en parade, soudain fait quart de tour et dresse le bras droit dans un salut romain. Par effet de contraste, alors que l’on s’attend à une proclamation tout c’qu’y a d’plus martial, il murmure comme pour une confidence : S’il fallait révéler le signifiant caché de l’empire Occident depuis le grand César, jusqu’à ces matamores sévissant aujourd’hui… le silence est pesant, qui permet de penser la racine de ce mot : matamore : mort aux Maures, et de le rapporter à tout ce qui occupe la scène politique … S’il faut le prononcer, ce mot de quatre lettres en action depuis la Rome impériale… Jamais je n’ai connu plus accablant suspense, brisé à cet instant par l’horrible fracas, dont on ne sait s’il est volontaire ou fortuit, de la table en plastic s’écroulant sous l’artiste. HEIL ! crie-t-il d’une voix cassée par les douleurs. Notre malédiction n’aura jamais de fin ? C’est elle qui permit aux descendants bénis de Sem et de Japhet la justification des traites négrières, puis l’œuvre dite pie des colonisations. C’est elle qui autorise le contrôle au faciès dans toutes les métropoles. Et c’est encore par elle que si quelque analyse d’un tel sort est tentée à l’Université, le pouvoir s’écrie HEIL ! Afin qu’au grand jamais il ne soit avéré scientifiquement, ce que nous savons tous par science du sang : la damnation de Cham, notre ancêtre commun, tabou en quatre lettres, qu’assuma le poète Rimbaud dans Mauvais Sang avant de s’exiler jusqu’en ces hauts plateaux, non sans avoir  clamé pour la postérité J’entre au vrai royaume des enfants de Cham !

Le vieillard courbatu lève des yeux révulsés tendant les mains au ciel, comme s’il avait voyance des monts d’Abyssinie. Nous y sommes avec lui. D’un bond, le voici qui se jette sur ma table faisant voler par terre mes deux assiettes sales et mon gobelet plein à moitié de bisab. Il me prend à la gorge et colle ma tête au mur : Dis, tu me reconnais, toi le Belge en vadrouille ? J’avoue qu’à cet instant je n’en mène pas large et n’ai jamais autant souhaité la présence de mon alter ego. Mais à une lueur dans ses yeux me revient un souvenir lointain. Adama de Dakar, en l’île de Gorée, ça ne te rappelle rien ? L’empoignade hostile se change en accolade. Bien sûr je te remets, dis-je frappant du front son crâne dégarni. C’était il y a trente ans. J’étais dans l’écriture des chants de la sirène. Qui porte même nom sur le fleuve Congo et dans l’Ouest africain. Je lui avais promis l’envoi d’un exemplaire. Alors tu l’as pondu ce roman, petit Blanc ? Buvons à la santé de ta Mamiwata ! 

 

Qui parle de sirène attire l’albatros au fond de l’onde amère :

là s’élève une voix qui bientôt s’en ira rejoindre les éthers.

L’oiseau de mer vole à des profondeurs où gît sa hauteur visionnaire,

pour ouvrir aux esprits le Troisième Hémisphère.

 

Les visions du Totem ont une durée de vie garantie pour dix siècles. Je ne suis pas certain d’en déchiffrer le sens, avec toute la rigueur que vaut l’expérience de connaître deux mondes, celui de l’au-delà et celui d’ici-bas. La leçon qu’il me donne est de médiation. Ne s’accordait-il pas la mission d’Hermès ? En go-between hors pair, il m’incite à ne pas trahir l’injonction contenue dans mon nom, lien entre ciel et terre. Ainsi vont des pensées fluctuant au bon gré des vagues de la mer. Car j’ai laissé mon double se saouler de bisab au resto de Dakhla, tandis qu’il me revient de poursuivre son jeu sur la scène d’une plage bordée par le désert. Mon rôle est incertain : quel moyen d’avancer dans la dramaturgie ? En attendant je nage, avec la sensation que mon corps confondu à l’élément liquide, lui parviennent des ondes émanant d’un ailleurs, ou d’un autre distinct de mon alter ego. J’aime voir une foule écumer dans les vagues et je m’adresse à elle : avez-vous aperçu celui qui me ressemble, sous la forme d’un spectre au visage de Maure ? Car dans ces tourbillons tout se mêle et divague. En réponse, une voix me suggère qu’il fallut des milliards d’années, pour que de la méduse naisse l’anthropopithèque. C’est par millions qu’il faut alors compter les ans pour voir homo sapiens dans l’axe des étoiles. Evolution suivie  pendant des millénaires. Le coup d’arrêt se marque au siècle XXe de notre ère chrétienne. Ce jour où le dollar obtient statut divin : 15 août 71. Nixon et Kissinger inaugurent un régrès vers le technopithèque. Dégringolade qui fait bien rire les méduses. Leur invasion des plages accompagne la mort de tout ce qui faisait la vie des océans. Mais leur joie n’est pas due au seul fait qu’elles se voient maîtresses de la mer. Sourire de plastic, elles fêtent la victoire sur ce qui fut l’élan d’une verticalité. Colonne vertébrale ? Déjà forme simiesque ! Ô non libres primates, mais babouins en cage, la main toujours armée d’une geôle portative ; l’œil volontiers captif de quelques autres écrans réduisant la cervelle à morbide bouillie, dont elles sont le modèle. A quoi bon organisme et système nerveux, si la gelée suffit pour se sentir en vie ? Leurs informations s’accumulent en paquets n’informant plus de rien.

Ces vaticinations me traversent le corps, tandis qu’ouvrant les yeux dans l’onde primordiale, médiumnique espace où l’esprit capte mieux que nulle part ailleurs la rengaine des astres, je tente d’éviter ces bestioles visqueuses en langue arabe nommées chandelles de la mer. M’auraient-elles éclairé ? La verticalité, c’est toute la nature et toutes les cultures, s’exclamait une voix dont l’accent m’était cher. Vois les fûts des grands arbres et ceux des minarets ; vois ces jaillissements contraires aux lois physiques de la gravitation : qui pourrait expliquer ces élans vers le ciel, ces plongeons dans l’obscur, en un cycle infini régi par le soleil autant que par la lune et toutes les étoiles ? Du jour et de la nuit la médiation forme conscience humaine, par contemplation d’aube et de crépuscule : j’en avisais ton double au resto de Dakhla…

Ce tourbillon verbal m’entraîne par le fond, d’où monte l’autre voix :

 

La planète est enceinte. Un embryon de monde agite ses entrailles.

En la guerre des pôles, qui donc veut assumer pareille progéniture ?

La grossesse du globe, et le Sud et le Nord tolèrent qu’on la raille :

quelle autre sage-femme que la littérature ?

 

Une bombe mentale explose avec ces mots. Si j’interprète sans faute la parole du Totem (et si je comprends bien toute sa mise en scène), il a fait d’Adama, griot sénégalais rencontré à Dakar sur l’île de Gorée voici trois décennies, le principal acteur d’une dramaturgie ayant pour ambition l’accouchement d’un monde ! L’antique tragédie  rencontre ici Shakespeare ainsi que Bertolt Brecht, en une maïeutique digne du vieux Socrate. Celui-ci définit le dialecticien par « l’accès à une vision synoptique ». Et le constat d’absence de liens dialectiques entre pôles opposés, susceptibles d’ouvrir l’avenir historique (Nord et Sud figurant métaphoriquement la guerre entre les classes), conduit à postuler que la littérature assumerait une telle mission performatrice ! Toujours entre deux eaux, je commence à saisir ce que le démiurge entend par sa formule Troisième Hémisphère. Mais la voix d’Adama n’a pas fini de faire son chemin jusqu’à moi. J’ai suivi ton parcours, et tous les démêlés que t’a occasionnés la sirène du fleuve. Que croyais-tu, faux frère, que j’allais t’oublier ? Multiplier les points de vue est fort utile à l’œil dialectique. Prends ta respiration, savoure le séjour en ce bain d’eau-de-vie. C’est un luxe impayable pour qui n’habite pas la terre ni le ciel, mais ces territoires morts : Google Earth et le Cloud.

Le griot de Dakhla croit-il une sinécure de respirer sous l’eau, le nez plein de microbes ? Je laisserais volontiers ce plaisir au fêtard qu’est mon alter ego. Le jour même où l’on fête notre septantenaire ! Pour un peu je refuserais ces petits jeux, si la voix d’Adama n’était aussi rieuse. Prends ta respiration dans ce bain d’eau-de-vie. La civilisation, marquée par un conflit binaire entre les pôles, sans conscience globale n’a pas d’issue viable à ses antagonismes. Quand nous étions en ville, ton regard ironique sur mes compatriotes paraissait les juger comme des caricatures de l’addiction mondiale aux drogues numériques. Je ne mets, quant à moi, pas un doigt sur ces choses. Cliquer, zapper, surfer, tapoter son écran n’est pas digne à mes yeux de ce qui nous fait hommes. Ce machinal réflexe de bête robotisée nie toute gestuelle consistant à manier la plume et les emblèmes ayant figuré hier sur la fière bannière de l’Union soviétique. De sa disparition vient notre déchéance. L’image numérique, pellicule d’électrons, n’est pas trace graphique sur matériel support. C’est la mort du calame, dont le Coran nous dit qu’Allah fit son outil. Quelle déconnection vitale cache donc l’hyperconnexion des humains aux machines ? Le calame ou la plume, à quoi servaient-ils mieux qu’à recréer le monde par l’œil imaginal ? Digitalisation, déréalisation, désincarnation ne sont pas séparables. Et c’est ma liberté qui te fait parvenir cette vision synoptique. Mais sur une autre scène, en ces vagues marines bordées par le désert. Prends ta respiration ! L’abrutissement massif a pour condition l’anéantissement de la littérature. Même s’il n’y eut jamais tant de bons écrivains. Qui ose le penser ? Cette constellation n’a d’autres frontières que celles du marché, dont étals et podiums obéissent aux critères de la médiocrité. Jadis avaient une chance d’atteindre le lecteur des visions synoptiques embrassant l’univers. Toujours ayant pour thème une quête essentielle de l’unité perdue. Désormais sont sacrées les platitudes bourgeoises, œuvres oraculaires. Ces vérités, qui peut les proclamer sinon un griot africain égaré à Dakhla ? Prends ta respiration, ô Belge en vadrouille ! Une sous-littérature occupe les estrades, expurgée de ce qui n’a plus droit de cité : les qualités épiques, héroïques et lyriques. Elle a comme art majeur celui du marketing et distille à foison l’unique point de vue de la classe dominante. Plus d’illumination par vision synoptique, ni de déplacement du regard qu’en optique on appelle parallaxe. Car il ne s’agit plus d’être à la fois d’ici et de l’autre côté. Tout regard est banni qui contemplant les pôles aurait la vision d’un Troisième Hémisphère.

Prends ta respiration, sinon par les narines du moins par les branchies. T’ai-je dit que mon grand-père a porté l’uniforme, parmi les bataillons de nègres mis au front, lors de la Der des Ders ? C’était un fameux tirailleur sénégalais ! Si l’empire d’Occident traverse les époques en demeurant conforme au modèle césarien, l’image de César évolue d’âge en âge. Il y a juste un siècle, son masque était brisé. Comment l’impérialisme, ayant sacrifié des millions de vies à la loi du profit, pouvait-il préserver le prestige d’une culture guidée par l’humanisme judéo-chrétien ? Voici cent ans mon cher, ce fut un florilège d’œuvres exceptionnelles qui jaillit des décombres : le Manifeste surréaliste, Introduction à la psychanalyse, A la recherche du temps perdu, Le Déclin de l’Occident, Le Château, Le Procès, La Montagne magique, L’Homme sans qualités, L’Opéra de Quat’ sous, Mystère Bouffe, Cavalerie rouge, Moravagine, Le Livre de l’Intranquillité, Manhattan Transfer, Mrs Dalloway, Orlando, Les Cantos pisans, Histoire et conscience de classe, Le Théâtre et son double, Six personnages en quête d’auteur, Le sentiment tragique de la vie, Les Elégies de Duino, Le Paysan de Paris, Nadja, La Trahison des Clercs, Les Chiens de garde, Eden Arabie, Le Soulier de satin, Noces de Sang, Romancero Gitano, Great Gatsby, L’Esprit de l’Utopie, Le Bruit et la fureur, La Prose du Transsibérien, The Waste Land, Le Cimetière marin, Les Somnambules et j’en oublie, qui surplombent les miasmes délétères du commerce livresque professant aujourd’hui le dogme nihiliste. Il n’y aurait plus d’autre horizon que l’impasse, et la seule grandeur serait de voir en face un destin de néant. Faut-il donc s’étonner si toute la pensée de l’écrivain français vendu comme un prophète suprême de nos temps, se résume en ces mots : « Il n’y a pas d’espoir d’une vie après la vie » et « Je ne suis qu’une pute » ? Un million d’exemplaires est le tirage promis à cet Anéantir, servile transcription des desiderata du moderne César, présentant pour héros le vizir des finances. Et tout cela prospère, sans que nul ne signale un prosaïsme plat tissé de lieux communs, de clichés, de poncifs ; une bouillie de mots creux que l’on sert au bétail avec pour objectif l’anesthésie mentale. Car le troupeau ne peut contester qu’à César succède sur son trône impérial de Rome, un agent de Rothschild ayant été le chef de la Banque centrale. Ni ne peut s’aviser que le premier César, en sa Guerre des Gaules, écrivait : « Mundus vult decepi ». Faut-il donc que ce soit un griot africain, dans l’antre de Dakhla, qui fasse la traduction : Le monde veut la duperie ?

 

Le rideau va tomber de cette comédie. L’acteur qui sur l’épaule

prétend porter le globe, inventera la fin de ma dramaturgie.

Son imagination reliera ciel et mer tout autant que les pôles :

à lui d’improviser sa propre liturgie !

 

L’ironie du Totem est telle qu’il me laisse libre choix pour conclure. Comme un acte ajouté à la pièce mise en scène durant toute sa vie, ce Troisième Hémisphère en offre une clé. Est-ce une œuvre posthume ? J’ai plutôt l’impression d’une création qui est encore à naître. Même si mon opinion s’avoue tendancieuse, et que plus d’une fois je ne sus pas très bien faire la part de l’acteur et de la traduction d’un texte à déchiffrer dans la langue des morts, le message essentiel fut transmis semble-t-il par la voix d’Adama. Ce griot africain, rencontré à Dakar voici trois décennies, puis revu à Dakhla : c’est lui qui tient le rôle principal du spectacle. A lui revient l’honneur d’avoir mis en lumière l’importance des points de vue quand on prétend cerner une réalité. Dois-je appeler hasard le fait qu’il ait repris le terme « parallaxe », dont usait récemment l’ami brésilien Claudio Cesar Dutra de Suza, de Porto Alegre, pour faire l’analyse d’une rencontre avec un certain Jacques Lacan, voici un demi-siècle ? (Ces deux Jacques auraient-ils conspiré de concert au royaume des ombres ?) Et c’est encore à lui – le griot africain – que je confie mon sort au moment d’émerger de l’élément liquide. Car j’ignore comment conclure sans faillir cette dramaturgie (même avec le secours de mon alter ego). Improviser en outre une quelconque « liturgie » dépasse mes talents. Si le Totem a cru bon de me convoquer le jour particulier de mon anniversaire, lui-même a rappelé que son épouse Claudia partageait cette date. Je n’ai guère les moyens de la faire venir, ainsi que ma Michèle, et l’ami de Cuba dont le cœur généreux garantit la remise d’un Prix de la Sphère. Impossibilités physiques et psychiques ! Il me faut renoncer à l’espoir de pouvoir satisfaire à ces vœux. Pris dans un tourbillon d’angoisse et de colère, je roule au creux d’une vague dont l’écume jette mon corps sur la plage déserte. Mille mouettes criaillent en raillant ce cadavre.    

 

 

PRINCIPE EST LA PAROLE

 

Ô marée de solstice propice au précipice ! Les vagues vont venir pour te lécher le corps et n’en faire qu’une bouchée, qu’elles digèreront en leur immense ventre, mais tu n’as plus la force tête sur les galets que d’entendre leur chœur murmurer en sourdine Principe est la Parole. Non pas sommeil mais transe inanimée sans espoir d’un éveil ailleurs que de l’Autre Côté. Ce sont les premiers mots de l’Evangile de Jean qui s’écrivent en langage de la matière inerte au-delà des paupières. Seuls joyaux minéraux ne sont pas les pierres dites précieuses pour leur valeur. J’échange tous les diamants pour un de ces cailloux striés d’un sang lointain : des millions d’années de flux et de reflux entre montagne et mer. Etrange comme ceux-ci ont l’accent de mon nom. C’est que nous voyageons tout le long du rivage au fil des millénaires, depuis l’Atlas en nous baignant dans l’Atlantique, et selon nos désirs avons des escapades jusques en Amérique. Il n’est d’explorateur plus avisé que nous de tout ce qui se trame entre les pôles du globe, ni mieux informé sur le Troisième Hémisphère. Leurs voix n’ont pas la précision de celle d’Adama. Je les perçois comme celles des oiseaux de mer, elles exigent un effort et j’abandonnerais ce travail de l’esprit pour plonger en sommeil, si elles ne me parlaient comme à un arbre mort. Où veulent-elles en venir ? Leur charmant babillage fait preuve d’une mémoire qui me force à l’écoute. Elles sentent en moi la vigne au jardin d’Everberg ; rappellent un baobab sur le fleuve Congo, dont la voix leur parvint depuis Lotokila. Mais elles évoquent aussi cet ombu monstrueux, dont je fis personnage à Buenos Aires. Leurs souvenirs sont tels que je suis ahuri de les entendre rire en évoquant pour moi, comme si elles y étaient, cette plage de Cuba où accosta Colon. Pour elles c’était hier. Elles voient encore la scène sous les yeux du jaguëy qui me dicta les pages d’un autre roman. Je commence à comprendre, ou plutôt je pressens. Ce n’est pas du tout clair, mais elles parlent d’un lien de racines et de lianes entre les créatures. Il est impératif de relier ces arbres d’un continent à l’autre. C’est le vœu du Totem.  A cette condition seulement surgira le Troisième Hémisphère.         

 

L’albatros en l’éther au dessus de la mer a vision planétaire.

Dans un bond vertical j’ai percé le miroir et vois une colombe

naître de l’Equateur comme progéniture des anciens millénaires.

Elle laisse aux deux pôles décombres d’hécatombe.

 

Alors j’ai vu s’ouvrir un grand cercle de plumes au vol d’une colombe venue de l’Orient, tandis que jaillissait du fond de l’océan l’albatros au Couchant. Leurs noces eurent pour décor le haut d’un mirador en surplomb de la plage. Par une épiphanie dont parle James Joyce pour expliquer son art, s’entendit un muezzin chanter : Introïbo ad altare Dei. Parodie de la messe, au début du roman d’il y a juste un siècle, omis par Adama. Si les esprits voyagent en toute liberté, pourquoi ne pourraient-ils inviter des mortels ? Michèle et Claudia se pointent à l’horizon, accompagnées d’Eytan, camarade au long cours séjournant à Cuba, dont la petite enfance fut israélienne. Puisque n’importe qui, de nos jours se marie avec n’importe quoi, et qu’avec certitude nul ne peut définir ce qu’est judéité, Michèle et Claudia furent les sacerdotes bénissant une union qui rendait Eytan goy et me consacrait juif. Cette cérémonie nuptiale redoublait celle entre la colombe et le prince des nuées, en haut du mirador tenant lieu de la tour où s’ouvre Ulysses. Ainsi s’improvisa le rite liturgique voulu par le Totem. Son homélie profane reprit avec humour les paroles de Saint Paul : « Il n’y a plus ni Juif ni grec, ni homme ni femme, ni homme libre ni esclave ». (Je me suis rappelé les funérailles d’Hector, mais il est peu propice d’en parler ici.) Nous n’en avions pourtant pas fini avec la mythologie chrétienne. Jacques étant le prénom du Totem et son vœu le plus cher étant de faire émerger le Troisième Hémisphère, il suggéra ceci. Trois fois multiplié, son nom relierait les trois Santiago grâce à trois arbres élus. Le plus proche à son cœur des Jacques rencontrés au cours de sa carrière était Crickillon. Mort voici juste un an, il était l’une des plus sidérantes comètes ayant fulguré dans nos cieux poétiques. Et l’autre Jacques ayant autorité de saint, devait être celui qui nomma sinthome Joyce en un jeu de mots portant sur le symptôme restant à déchiffrer : Jacques Lacan en personne. Tous trois figureraient les trois Santiago. C’est alors qu’en fusion, l’Esprit de la colombe et l’Âme de l’albatros illuminèrent le ciel, avant que leurs deux corps à jamais enlacés dans l’amour éternel ne plongent à nos pieds, laissant pour ultime trace du rite sacrificiel un message de sang sur la plage au soleil :                      

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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2 février 2022