L’amour qui n’ose pas dire son nom
(le secret des documents Clinton-Eltsine que le porte-parole du Kremlin regrette de voir exposer)
est l’amour de la soumission
John Helmer – Dances with Bears – Moscou, 9.9.2018
Traduction : c.l. pour L.G.O.
Les documents relatifs aux relations entre les présidents Boris Eltsine et Bill Clinton, déclassifiés depuis juillet, sont révolutionnaires, mais pas pour les raisons que les médias d’État russes et américains, les journalistes et les universitaires des deux camps ont choisi d’évoquer la semaine dernière.
Il n’est pas surprenant qu’Eltsine y fasse preuve de servile gratitude, d’humilité et de flagornerie à l’égard de Clinton. En désespoir de cause, pour survivre politiquement au premier semestre 1996 et cardiologiquement au second semestre de la même année, Eltsine a supplié Clinton de lui fournir à la fois des milliards de dollars et les meilleurs chirurgiens cardiaques américains : cela aussi est bien connu. Il était tout aussi connu à l’époque, et il l’est encore aujourd’hui, que tous deux ont comploté pour machiner un degré d’intervention américaine dans la politique intérieure russe bien plus important et bien plus puissant que ne clabaudentt les allégations de Hillary Clinton concernant la prétendue intervention russe aux États-Unis depuis 2016.
Ce n’est pas un secret non plus qu’Eltsine craignait davantage Evgueni Primakov, ministre des Affaires étrangères (1996-98) puis Premier ministre (septembre 1998-mai 1999) que n’importe quel autre homme politique russe de l’époque ; et qu’il a choisi Sergueï Kirienko comme Premier ministre en 1978 et Vladimir Poutine comme Premier ministre en 1999 parce qu’il les considérait comme des zéros obéissants, qui suivraient ses ordres sans poser de questions. À Clinton, sur Primakov, Eltsine n’avait rien de bon à dire. Kirienko, en revanche, lui a-t-il déclaré au téléphone le 6 avril 1998, est « un politicien très vigoureux, très habile, et je pense qu’il établira de bonnes relations avec [le vice-président Albert] Gore ».
Poutine, a déclaré Eltsine lors d’un appel téléphonique le 9 septembre 1999, est fiable. C’est « un homme solide… minutieux et fort, très sociable. Il peut facilement avoir de bonnes relations et de bons contacts avec les personnes qui sont ses partenaires ». Lors d’un autre appel téléphonique, le 9 novembre 1999, Eltsine a décrit Poutine à Clinton comme « un démocrate qui connaît l’Occident… Il est dur en interne, et je ferai tout mon possible pour qu’il gagne, légalement bien sûr. Et il gagnera. Vous ferez des affaires ensemble. Il poursuivra la ligne Eltsine en matière de démocratie et d’économie et élargira les contacts de la Russie ».
Le secret révolutionnaire qui a sauté de la boîte est qu’aucune position russe d’importance n’a jamais été acceptable pour les États-Unis ; que les négociations entre les présidents des deux bords et leurs subordonnés n’ont jamais abouti qu’à des concessions russes et à la conviction américaine qu’aucune réciprocité n’était nécessaire ; que telle était la stratégie américaine depuis une décennie ; et qu’à l’époque – mais aujourd’hui encore – les négociations entre la Russie et les États-Unis ne peuvent être réglées autrement que par la capitulation de la Russie devant les conditions des États-Unis. Ceci est révolutionnaire parce que, jusqu’à présent, le Kremlin refuse de l’admettre.
Que la guerre soit la seule alternative à la capitulation a des implications révolutionnaires évidentes… et pas seulement pour la Russie et les États-Unis.
Le deuxième secret révolutionnaire à être révélé est que ces documents étaient éligibles à la déclassification et à la diffusion publique par la bibliothèque présidentielle Clinton dix ans après la date de leur enregistrement, c’est-à-dire entre 2006 et 2009. L’ex-président Clinton lui-même et l’administration Obama ont accepté cette décennie supplémentaire d’occultation des documents, non pas parce qu’ils y étaient favorables, mais parce qu’ils ont demandé aux Russes de l’accepter, et que le Kremlin a refusé. La semaine dernière, Dmitry Peskov, le porte-parole de Poutine, a souligné que le président n’était pas content de cette divulgation. Cette fois-ci, les Américains, selon M. Peskov, « n’ont pas fait les choses de manière coordonnée et ne nous ont pas consultés. Des documents de ce genre ne sont pas toujours à rendre publics ».
Le secret des archives Eltsine-Clinton pour la première fois révélé, c’est que le président Poutine ne voulait pas que l’on sache. « On », c’est-à-dire aucun Russe.
Un lot de 591 pages a été « déclassifié » par la bibliothèque Clinton entre mars et juillet de cette année, et rendu public le 13 juillet 2018. Il s’agit de transcriptions de réunions en tête-à-tête et de conversations téléphoniques. Cliquez pour les lire ici.
Le nombre de pages est trompeur. Chaque document original est reproduit au moins deux fois ; avec les codes de distribution au sein de la Maison Blanche, du Département d’État et d’autres agences gouvernementales américaines, ainsi que les bordereaux d’acheminement des archives et les avis de déclassification, la gestion du papier représente plus des trois quarts du nombre total de pages.
Comme il n’y a pas eu d’annonce à la presse et que les documents, à cause de leur format, sont difficiles à lire, plusieurs semaines se sont écoulées avant que des lecteurs experts ne puissent rendre compte de leur importance. Le témoignage principal commence par un document daté du 21 avril 1996 et se termine le 31 décembre 1999. C’est le dernier jour du mandat d’Eltsine, qui a démissionné pour laisser à Poutine la présidence et près de trois mois de pouvoir avant les élections du 25 mars 2000. Eltsine avait déjà confié à Clinton une bien plus grande partie de son plan pour élire Poutine qu’il ne l’avait révélé aux électeurs russes.
Pour chacune des communications entre les présidents, des mentions dactylographiées indiquent que la classification doit expirer au bout de dix ans.
À gauche, avis de déclassification sur la transcription d’un appel téléphonique entre Eltsine et Clinton, le 7 mai 1996. À droite, avis de déclassification joint à l’enregistrement de leur conversation téléphonique du 31 décembre 1999. Le code sur la ligne pour indiquer la raison de la classification se réfère aux relations étrangères des États-Unis. Un petit nombre de documents du dossier Eltsine sont marqués X6 sur la ligne de déclassification ; cela signifie que le document est exempté de la règle de déclassification de 10 ans parce qu’il peut « endommager les relations entre les États-Unis et un gouvernement étranger… ou porter gravement atteinte à des activités diplomatiques dont on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elles se poursuivent pendant une période supérieure à dix ans ». Des notes manuscrites rédigées par le personnel de la Maison Blanche reconnaissent le caractère sensible des documents à l’époque : « Andy », collaborateur de Sandy Berger, alors conseiller adjoint à la sécurité nationale, a écrit dans la marge d’un compte rendu du déjeuner de travail entre les présidents le 23 avril 1996 : « Je préférerais ne pas le faire circuler du tout. Serait-ce possible ? e ». Andrew Sens, secrétaire exécutif du Conseil de sécurité nationale, a répondu en griffonnant : « C’est fait ». Pour plus de détails sur la pratique de classification américaine, lisez ceci.
Cela signifie que les documents de 1996 auraient pu être divulgués en 2006 ; les documents de 1999 sont soumis à des restrictions de classification qui devaient expirer en 2009. Les journalistes américains n’ont pas remarqué ni expliqué pourquoi dix années supplémentaires se sont écoulées avant que les documents soient divulgués. Les analystes russes n’ont pas remarqué ce retard non plus. Ils pensent plutôt que le moment choisi pour la publication est encore un complot américain. Georgy Bovt affirme dans Gazeta.ru que la publication a été organisée par l’administration Trump, sans s’expliquer clairement sur ce que pourrait être sa motivation, sauf pour révéler qu’Eltsine et Clinton se sont mis d’accord – impliquant donc le gouvernement américain – pour influencer le résultat des élections présidentielles de 1996 et 2000 en Russie.
En plus de se plaindre de ce que l’administration Trump avait l’obligation de consulter le Kremlin avant de publier mais ne l’a pas fait, Peskov a déclaré dans des remarques citées par TASS : « En règle générale, les documents concernant les hommes politiques encore vivants ne sont pas rendus publics. C’est la pratique internationale ». Eltsine est décédé le 23 avril 2007, donc s’il s’est lui-même opposé à la publication, cela fait plus de dix ans qu’il n’a plus de raison de le faire. Aucun des Clinton ne s’est opposé à la publication de ces documents. L’objection de M. Peskov suggère donc que le président Poutine tente de bloquer la publication des documents par l’administration Obama depuis 2006.
« Je vous serre dans mes bras, Bill. Je vous serre chaleureusement dans mes bras », a conclu Eltsine lors d’une conversation téléphonique le 14 août 1998. C’était seulement trois jours avant que le gouvernement russe ne fasse défaut sur sa dette, que les plus grandes banques commerciales ne fassent faillite et que le rouble ne s’effondre. Pas un mot n’a été prononcé par Eltsine, pour indiquer qu’il savait ce qui était sur le point de se produire.
L’accolade d’Eltsine à Clinton souligne l’idée qu’Eltsine n’a cessé de répéter, à l’instigation de Clinton : à savoir qu’ils n’étaient pas seulement des égaux politiques, mais aussi des amis intimes. Le 1er mai 1996, alors que Clinton était en visite à Moscou, à la demande d’Eltsine, afin d’appuyer sa réélection au premier tour de scrutin prévu pour le 16 juin, Eltsine a déclaré : « Nous allons conduire un partenariat honnête et d’égal à égal. Nous avons déjà décidé de nombreuses questions que nous aborderons lors de la conférence de presse ». En fait, ni à ce moment-là, ni pendant le reste du mandat d’Eltsine, les deux hommes n’ont décidé ensemble de quoi que ce soit d’important., Pas en matière de politique d’État, en tout cas.
La priorité d’Eltsine était sa survie personnelle, et Clinton était plus volontiers d’accord avec cela. Une semaine après sa visite préélectorale à Moscou, Eltsine lui a téléphoné pour demander : « Comprenez-moi bien. Bill, dans ma campagne électorale, j’ai besoin d’urgence d’un prêt de 2,5 milliards de dollars pour la Russie ». Lorsque Clinton a tempéré, disant qu’il pensait que le versement d’un milliard de dollars en guise de tranche d’un prêt antérieur du Fonds monétaire international (FMI) aurait dû lui suffire, Eltsine a répondu qu’il n’avait reçu que 300 millions de dollars.
Pour convaincre Clinton, Eltsine a fait valoir que la menace d’une victoire électorale de Guennadi Ziouganov, chef du parti communiste, « annulerait les réformes et abolirait les privatisations… Ils reprendraient la Crimée et revendiqueraient même l’Alaska ». Les archives révèlent maintenant les mesures désespérées et l’argent sur lesquels Eltsine et Clinton se sont mis d’accord, et qu’Anatoly Chubais a été nommé pour gérer, afin de bloquer les communistes, et aussi de saper tout élan vers le nationaliste indépendant Alexander Lebed. « Si les choses deviennent trop difficiles pour nous, confie Eltsine par téléphone à Clinton le 15 juin, veille du vote, je vous appellerai. » C’est un refrain qu’il a répété souvent.
Le 18 juin, Clinton a téléphoné pour approuver la fraude électorale dont il savait qu’elle avait permis à Eltsine de remporter le premier tour face à Ziouganov (35,8 % contre 32,5 %), avec 14,7 % pour Lebed. « Vous êtes en bonne position pour le second tour », a déclaré Clinton. « Félicitations. Il y a eu une participation extraordinaire ». Le parti communiste, l’organisation de Lebed et les autres partis d’opposition savaient tous qu’Eltsine avait fabriqué de 5 à 10 % du taux de participation et qu’il avait en fait perdu le vote réel favorable à Ziuganov..
Cela a déclenché de furieuses luttes intestines parmi les conseillers d’Eltsine et un putsch au Kremlin, soutenu par les États-Unis et dirigé par Choubaïs. Ce dernier en est sorti vainqueur et a déclaré le 20 juin : « Il n’y aura pas de coup d’État en Russie. Il y aura des élections en Russie ». Pour en savoir plus sur cette histoire, telle que rapportée par les médias américains, lisez ceci. Expliquant à Clinton que le nationalisme de Lebed était le moindre des deux maux et qu’il ne pourrait pas gagner le second tour sans l’appui de Lebed, Eltsine lui confiait : « Vous savez, Bill, dans cette situation, il est compréhensible que j’aie dû m’allier à Lebed ». La publication des documents ne révèle rien sur le complot de Chubais qui l’a débarrassé de Mikhail Barsukhov, directeur du Service Fédéral de Sécurité, d’Alexander Korzhakov, chef des Gardes du corps personnels du président, d’Oleg Soskovets, premier Vice-premier ministre, et du général Pavel Grachev, ministre de la Défense.
Le 3 juillet, le second tour devait se solder par la victoire d’Eltsine sur Ziouganov par 54,4 % contre 40,7 %, avec un taux de participation de 68,8 %. Clinton a téléphoné le 5 juillet pour dire : « Je suis si heureux et j’ai voulu vous appeler pour vous dire que je suis fier de vous ».
À ce moment-là, Eltsine pensait qu’il était en train de mourir d’insuffisance cardiaque et il ne faisait pas confiance aux chirurgiens russes pour le sauver. Le 15 septembre 1996, il a téléphoné à Clinton : « Ce serait une chose si des experts U.S. venaient en consultation en vue de l’opération ». Le 6 novembre, la version de la presse américaine sur l’opération était que Michael DeBakey, que Clinton s’était débrouillé pour faire « participer à la consultation », assurait que l’opération avait été « un succès complet ».
Eltsine a téléphoné à Clinton le 5 décembre : « Vos médecins sont bons – de grands experts. Ils ont fait beaucoup. Ils ont toujours été présents avant et pendant l’opération, et après. Je n’oublierai jamais ce que vous avez fait pour moi ».
Primakov (ci-dessus à droite) est devenu ministre des Affaires étrangères d’Eltsine en janvier 1996, mais son influence sur la politique d’Eltsine n’est apparue dans les documents de Clinton qu’un an plus tard. Le 27 février 1997, Clinton a téléphoné pour dire que les États-Unis avaient l’intention de poursuivre l’élargissement de l’alliance de l’OTAN aux anciens États soviétiques et aux États du Pacte de Varsovie, jusqu’aux frontières occidentales de la Russie, mais qu’il proposait de donner une assurance à Eltsine. « Je pense que nous pouvons définir une relation OTAN-Russie qui servira les intérêts des deux parties en faisant de la Russie un véritable partenaire de l’OTAN et lui assurera un rôle majeur en Europe ».
Il a également promis à Eltsine que si la Russie ne s’opposait pas à l’élargissement de l’OTAN, les États-Unis accepteraient d’entamer des négociations en vue d’un nouveau cycle de réduction des armes nucléaires : un traité de réduction des armes stratégiques START-III. Eltsine voulait croire Clinton ; Primakov était profondément méfiant. Le tournant s’est produit le 21 mars 1997, lorsque Eltsine et Clinton se sont rencontrés à Helsinki.
Eltsine suivait désormais le scénario de Primakov. « Notre position n’a pas changé », a-t-il déclaré à Clinton. Mais elle avait changé. Eltsine avait été réélu et s’était remis de son opération. Il dépendait moins de Clinton et davantage de l’équilibre des forces intérieures. Il a déclaré : « L’OTAN commet une erreur en persistant à avancer vers l’Est » Il était, pour son compte, prêt à céder du terrain sur ce point, si Clinton insistait. Et c’est ce qu’il a fait. « Mais il me faut prendre des mesures pour atténuer les conséquences négatives de cette évolution pour la Russie. Je suis prêt à conclure un accord avec l’OTAN, non pas parce que je le veux, mais parce que j’y suis forcé. Il n’y a pas d’autre solution pour le moment. »
La Russie a posé des conditions pour restreindre le projet américain de pousser l’OTAN vers l’Est. Ces restrictions, a dit Eltsine, devaient prendre la forme d’un…
« … accord qui soit juridiquement contraignant, signé par l’ensemble des 16 Alliés. Les décisions de l’OTAN ne doivent pas être prises sans tenir compte des préoccupations ou des opinions de la Russie. En outre, les armes nucléaires et conventionnelles ne peuvent pas se déplacer vers l’est au moyen des nouveaux membres, jusqu’aux frontières de la Russie, créant ainsi un nouveau cordon sanitaire au détriment de la Russie ».
Il s’agissait d’une déclaration claire de la politique russe à l’intention des Américains, politique désormais associée à Poutine en tant que président. À l’époque où Eltsine l’a expliquée à Clinton à Helsinki, Poutine était un fonctionnaire mineur du Kremlin, chef adjoint du département chargé des biens présidentiels.
CARTE DE L’ÉLARGISSEMENT DE L’OTAN, DE 1949 À 2017
Source, avec la liste des pays et les dates d’élargissement :https://en.wikipedia.org/wiki/Enlargement_of_NATO
Eltsine voulait bien concéder l’élargissement de l’OTAN vers l’est, mais, dit-il à Clinton, pas au-delà de l’ancienne frontière de l’URSS. « Une chose est très importante : l’élargissement ne doit pas non plus englober les anciennes républiques soviétiques. Je ne peux signer aucun accord sans cette clause. En particulier quant à l’Ukraine. Il a ajouté que d’autres initiatives de recrutement de l’OTAN dans le Caucase et en Asie centrale seraient hostiles à la Russie.
« Nous avons suivi de près les activités de Javier Solana, secrétaire général de l’OTAN, en Asie centrale. Elles n’ont pas été à notre goût. Il y a poursuivi une politique anti-russe ».
La version des médias d’État américains sur les activités de Solana à l’époque peut être lue ici.
Evgueni Primakov et Javier Solana lors d’une conférence de presse conjointe au siège de l’OTAN à Bruxelles, en décembre 1996. Pour le texte de leurs remarques, lire ceci.
Eltsine a également averti Clinton de ce que les opérations navales américaines en mer Noire, au large de la Crimée, étaient considérées comme menaçantes, lui demandant ce que serait la réaction des États-Unis si la marine russe agissait de la sorte. « Vous menez des manœuvres navales autour de la Crimée. C’est comme si nous entraînions des gens à Cuba. Comment vous sentiriez-vous ? C’est inacceptable pour nous. Nous n’allons pas nous emparer de Sébastopol… Nous respectons la Georgie, la Moldavie et les autres pays et nous ne formulons aucune revendication sur leurs territoires. Nous souhaitons seulement louer des installations pour notre flotte de la mer Noire ».
Clinton a répondu : « J’ai essayé de vous rassurer, ainsi que le gouvernement et le peuple russes, en vous disant que j’essayais de changer l’OTAN ». Mais il a rejeté chacune des propositions d’Eltsine. « Si nous nous mettions d’accord pour qu’aucun membre de l’ex-Union soviétique ne puisse entrer dans l’OTAN, ce serait une mauvaise chose pour notre tentative de construire une nouvelle OTAN, mais ce serait aussi une mauvaise chose pour votre tentative de construire une nouvelle Russie. » Il a également rejeté la proposition d’Eltsine selon laquelle les États-Unis pourraient donner des assurances quant à l’expansion de l’OTAN dans un protocole secret annexé au pacte de la Russie avec l’OTAN. « Il n’y a pas de secrets en ce monde », lui a répondu Clinton, prétendant que même s’il envisageait de faire cette concession à Eltsine, elle serait divulguée aux États baltes. « Cela créerait précisément, parmi les pays baltes et d’autres, la peur que vous essayez d’apaiser ».
Eltsine a déclaré qu’il était pour sa part prêt à accepter les exigences de Clinton, mais qu’il allait devoir soumettre l’accord avec l’OTAN à la Douma d’État pour ratification.
« La Douma ratifiera le document et l’assortira d’une condition : si l’OTAN accueille en son sein ne serait-ce qu’une seule des anciennes républiques de l’URSS, la Russie se retirera de l’accord et le considérera comme nul et non avenu. »
Eltsine a alors offert à Clinton ce qu’il exigeait en public pour l’élargissement de l’OTAN, avec une concession privée et secrète :
« …[…] … Cela arrivera si, aujourd’hui, vous ne me dites pas – de vous à moi – sans que même nos plus proches collaborateurs soient présents, que vous ne prendrez pas de nouvelles républiques dans un futur proche. J’ai besoin d’entendre cela. Je comprends que, peut-être, dans dix ans ou qui sait quand, quelque chose puisse changer, mais pas maintenant. Il y aura peut-être une évolution ultérieure. Mais j’ai besoin de recevoir de vous l’assurance que cela n’arrivera pas dans un futur proche. »
Clinton a refusé. Eltsine a reculé et à nouveau cédé.
« Okay. Convenons – en tête-à-tête – que les anciennes républiques soviétiques ne feront pas partie des premières vagues. Bill, je vous en prie, comprenez-moi, je rentre en Russie avec un très lourd fardeau sur les épaules. Il me sera difficile de rentrer chez moi sans avoir l’air d’avoir accepté l’élargissement de l’OTAN. Très difficile ».
Clinton n’a rien concédé et a dit à Eltsine : « Vous introduisez de force une question qui n’a pas besoin de creuser un fossé entre nous ».
Eltsine a essayé alors d’échanger ses concessions sur l’OTAN contre un nouveau traité de réduction des armes stratégiques, START-III. : « Je propose que nous nous débarrassions de tous les missiles de croisière, qu’ils soient terrestres, maritimes ou aériens, et que nous mettions ainsi un terme à la question des missiles de croisière ». Clinton s’est montré dédaigneux. Eltsine a concédé plus de terrain encore : « D’accord, nous en reparlerons ». Eltsine a tenté une dernière proposition : obtenir l’accord de Clinton de ne pas développer et déployer le système dit de la « guerre des étoiles » avec des intercepteurs de missiles antibalistiques (ABM). « Outre les quatre éléments sur lesquels nous sommes d’accord, nous devons en dire plus sur la négociation des intercepteurs à grande vitesse ».
Clinton a rejeté cela aussi. « Eh bien, on dirait que nous ne nous sommes vraiment mis d’accord sur rien ».
« Il nous faut faire un peu plus que cela, vous savez », a déclaré Eltsine pour tenter de convaincre Clinton. Mais Clinton est resté inflexible. « Écoutez Boris, nous avons résolu cette question deux ou trois fois, mais elle revient toujours et toujours… Il est impossible de tracer aujourd’hui une limite qui réponde à toutes les éventualités qui pourraient se présenter demain. »
Tel était l’ultimatum de Clinton. Soit Eltsine acceptait les exigences américaines, sans conditions préalables en public et sans engagements en secret, soit les États-Unis mettaient fin à leurs pourparlers par un étalage public qui ne manquerait pas de ridiculiser Eltsine. Primakov a interrompu son compte-rendu, en disant que les Américains acceptaient les concessions russes mais refusaient de rendre la pareille; Eltsine l’a ignoré :
Ministre Primakov : Nous avons déjà accepté certains éléments – quatre éléments – ; on nous a dit de n’accepter que les conditions américaines et nous n’avons rien obtenu en retour, par conséquent, ce qu’il nous faut, ce sont de nouvelles instructions.
Président Eltsine : Nous acceptons tout ce qui est dans le document qui est devant nous ; nous voulons juste des instructions pour élargir les négociations.
Secrétaire Albright : Il importe de sceller ce que nous avons déjà fait et d’être d’accord pour nous consulter sur des questions ultérieures.
Président Clinton : Il y a deux questions sur lesquelles nous nous concentrons ici, et je veux revenir à nos experts sur votre proposition à propos de 2003/2007.
Président Eltsine : Okay. Et, Bill, nous sommes d’accord sur le texte que nous avons quant à la sécurité européenne.
Deux mois plus tard, le 27 mai 1997, Eltsine et Clinton se sont à nouveau rencontrés, à l’ambassade des États-Unis à Paris. Primakov était présent. Ils se sont ensuite rencontrés à Denver le 20 juin. Primakov faisait partie de la délégation d’Eltsine, mais aussi, pour la première fois, Choubaïs, qui avait alors le titre de Vice-premier ministre. Clinton a laissé entendre que pour le prochain cycle de négociations sur le projet d’accord OTAN-Russie, Eltsine devrait remplacer Primakov par « quelqu’un d’autre… une personne sérieuse pour représenter vos intérêts lors de ce qui sera considéré comme un événement sérieux ».
Il s’agissait d’une attaque en règle contre l’influence de Primakov, et Eltsine a cédé : « Nous aurons sur place une personne qui aura le statut de Vice-premier ministre ». Le communiqué de presse de l’OTAN, publié après cet événement, est une gifle à tout ce qu’Eltsine et Primakov avaient tenté de négocier. Primakov a dit à Clinton : « Nous avons besoin d’instructions constructives de votre part, pas seulement de positions antérieures ». Elles ne se sont pas concrétisées.
Ce qu’ont compris les Américains, c’est qu’Eltsine préférait l’apparence d’un accord avec Clinton et sacrifierait la substance si ce dernier insistait. Lors d’une conversation téléphonique le 30 octobre, Eltsine a réitéré sa croyance en leur égalité ainsi qu’en la coordination de leurs politiques à l’égard d’autres États. « Je prévois de me rendre en Chine le 9 novembre. Nous pourrons donc synchroniser nos montres, vous et moi, en ce qui concerne la Chine. »
Clinton a alors commencé à exiger d’Eltsine une « synchronisation de leurs montres » pour menacer Saddam Hussein en Irak. Eltsine et Primakov ont demandé à Clinton de leur permettre de négocier avec Hussein sans la menace d’une attaque militaire américaine. Clinton a répondu : « Je ne peux exclure le recours à la force en aucune circonstance puisqu’il a menacé d’abattre nos avions ». Eltsine n’a plus pipé mot..
En avril 1998, les documents publiés révèlent que, lors de leurs appels téléphoniques, Eltsine s’est plaint que l’ambassadeur américain à Moscou, James Collins (ci-dessus à droite), ait critiqué publiquement les efforts de la Russie pour développer ses relations avec ses voisins de l’Est. Eltsine a demandé à Clinton de réprimander Collins, mais ce dernier n’a pas accepté. Au lieu de cela, il a discuté avec Eltsine de ce que les Etats-Unis considéraient comme une augmentation du nombre d’officiers de renseignement russes aux États-Unis. Eltsine a suggéré une réduction réciproque et proportionnelle de ce nombre. « D’accord », a répondu Clinton sans s’engager. « Nos gens se mettront d’accord sur ce point.
Il a alors ajouté deux nouvelles exigences à l’adresse d’Eltsine, en insistant sur la nécessité de prendre des mesures pour mettre fin aux exportations russes d’acier spécial et de technologies destinées au programme iranien de développement de missiles, et en exerçant de nouvelles pressions sur le dirigeant serbe, Slobodan Milosevic, pour qu’il protège la communauté musulmane albanaise du Kosovo. Eltsine a dit à Clinton qu’il était d’accord.
Président Eltsine : Eh bien, nous voyons les choses du même œil, Bill . J’ai donné instructions à Primakov de tenir Milosevic constamment sous pression, et de ne pas arrêter de le faire. Et, si c’est nécessaire, je peux m’y mettre aussi. Il nous faudra travailler dans le Groupe de Contact, et vous et moi devrons résoudre ça.
Lorsque Eltsine et Clinton se sont retrouvés face à face lors du sommet du G-8 à Birmingham le 18 mai 1997, Eltsine avait convaincu Clinton qu’il avait tellement besoin d’un renflouement de la situation financière de la Russie sous l’égide des Etats-Unis qu’il céderait à toutes les exigences américaines à l’égard de Milosevic. À aucun moment dans le compte rendu de leurs échanges, Eltsine n’a évoqué les préoccupations serbes concernant la sécession du Kosovo de la république yougoslave ou le soutien apporté par les États-Unis aux terroristes kosovars. Au contraire, il a été d’accord avec Clinton pour s’en prendre de concert à Milosevic. « Nous travaillons constamment avec Milosevic. C’est un homme têtu, avec lequel il n’est pas facile de travailler. Mais on peut passer des accords avec lui. Nous échangeons des messages, nous passons des coups de téléphone, nous faisons tout pour le pousser à coopérer avec la communauté albanaise du Kosovo ».
Le 28 mai 1998, Eltsine a supplié Clinton de persuader les investisseurs américains d’exprimer leur confiance dans la solidité financière de l’État russe et des banques. « Je voudrais vous demander, Bill, d’une manière ou d’une autre, de déclarer que les dirigeants, le gouvernement et le président russes sauront gérer la situation qui vient de se développer… Je voudrais vous demander de vous adresser à vos investisseurs qui travaillent ici en Russie pour qu’ils ne paniquent pas et ne quittent pas la Russie avec leurs investissements… Il n’y a pas de situation catastrophique ici. Nous avons besoin de votre soutien. Les gens dans le monde doivent savoir que vous nous soutenez. »
Clinton a répondu par de nouvelle conditions : Eltsine devait accepter les conditions du FMI pour un nouveau prêt, faire adopter par la Douma un code fiscal rédigé par les États-Unis, renforcer le contrôle du gouvernement sur la Banque Centrale russe et « envoyer un signal clair aux marchés que la Russie a une stratégie de réforme qui fonctionnera ».
À la mi-juin, avant l’arrivée de Milosevic à Moscou, Eltsine a téléphoné à Clinton. « Je vous dis, Bill, que j’ai l’intention d’avoir une discussion musclée avec Milosevic. » Mais Eltsine a également demandé à Clinton de prendre des mesures réciproques. Si Milosevic acceptait de ne pas recourir à la force contre les Kosovars, les États-Unis et l’OTAN devaient s’engager à ne pas attaquer la Serbie.
Clinton a eu l’air de partager cet avis. « Je pense que nous devrions travailler ensemble par l’intermédiaire des Nations Unies… Je pense que nous pouvons éviter que cette situation ne nécessite une intervention [militaire de l’OTAN] ». Le 16 juin, Eltsine a téléphoné à Clinton pour lui faire part de ce qu’il avait fait avec Milosevic :
Un mois plus tard, lors de leur conversation téléphonique du 10 juillet 1998, Eltsine a déclaré à Clinton que la situation financière de Moscou en était au point de ruoture et il a demandé au président d’accélérer le versement d’un nouveau prêt par le FMI. « Si nous n’obtenons pas une décision rapidement, soit d’ici la fin de la semaine prochaine, cela signifiera la fin de la réforme et, fondamentalement, la fin de la Russie…. Le FMI envisage un processus de trois semaines, mais trois semaines, c’est trop long pour nous…. Nous avons besoin d’une décision en une semaine : d’ici le 16 juillet. Car ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement mon autorité et mon honneur, mais aussi les vôtres et ceux de toute la communauté internationale ». Clinton a répondu que c’était à condition qu’Eltsine mette fin à la coopération entre les entreprises russes et iraniennes.
Le 14 août, Clinton a déclaré à Eltsine : « Le programme mis en place par Kiriyenko et Chubaïs est absolument essentiel pour sortir de la crise financière. Vous avez fait le bon choix ». Eltsine a également dit à Clinton qu’il avait pris conseil auprès de Yegor Gaidar, l’ancien Premier ministre impopulaire et partisan des politiques économiques américaines pour la Russie. Les remarques de Clinton confirment que Chubais et Gaidar étaient les Russes avec lesquels il souhaitait que les États-Unis traitent.
Ce n’était pas assez, et Eltsine dit « Je pense qu’il serait utile que nous prenions des mesures conjointement avec la Douma et que nous fassions face à la Douma ensemble. Ce serait une situation vraiment choquante pour eux, les membres de la Douma, et je pense que ce serait une victoire certaine pour nous… si le président des États-Unis venait en Russie et qu’avec le président de la Russie, vous et moi allions à la Douma et nous adressions à eux, je pense que ce serait un geste très fort de notre part ».
Eltsine n’a pas dit pourquoi il pensait qu’une action à la Douma pourrait arrêter l’effondrement financier imminent, ou empêcher la fuite des capitaux qui vidait le trésor russe et les banques plus vite que le FMI ne pouvait les remplir. Il a demandé à Clinton de garder secrète son idée de Douma. « Si nous décidions d’aller ensemble à la Douma, nous pourrions peut-être appeler cela une révolution, une petite révolution, mais une révolution, je pense. Mais vous voyez, Bill, je pense que nous devrions garder toute l’affaire sous le coude… qu’elle devrait rester secrète. Personne ne doit savoir ce que nous avons l’intention de faire. Je pense que notre ligne téléphonique est fiable et qu’elle ne divulguerait pas ce secret. »
Clinton a d’abord dit à Eltsine qu’il avait confiance en son équipe de conseillers, surtout en Gaidar, pour ensuite lier le soutien américain au sauvetage financier demandé à la pression russe sur Milosevic à Belgrade, insistant sur le fait qu’Eltsine pourrait arrêter les opérations serbes contre les unités kosovares armées s’il faisait davantage d’efforts auprès de Milosevic. S’il ne le faisait pas, les États-Unis et l’OTAN agiraient unilatéralement. « Si la situation continue à se détériorer », menaçait Clinton, « nous serons obligés de réagir avec ou sans les Nations unies ». « Le plus important pour l’instant », a répondu Eltsine, « c’est d’empêcher une solution militaire au conflit ».
Finalement, les deux présidents ne se sont mis d’accord sur rien et Eltsine n’a rien obtenu de ce qu’il avait demandé. Son appel se terminait néanmoins sur : « Je vous embrasse, Bill. Je vous embrasse chaleureusement ».
Onze jours plus tard, l’État russe ayant fait défaut, ils se sont de nouveau entretenus par téléphone. Clinton s’est montré verbalement rassurant. « Je suis très heureux d’avoir eu cette conversation avec vous », a répondu Eltsine. « Elle m’a vraiment mis de meilleure humeur et m’a un peu calmé ». Il a tenté de rassurer Clinton sur le fait que l’hostilité croissante de la Russie à l’égard des opérations américaines contre la Serbie n’affecterait pas leurs relations. « Vous pouvez être assuré que je vous offrirai chaleur et hospitalité, en tant que mon ami pendant votre séjour à Moscou. Et vous ne verrez aucune signe de manifestation contre vous dans les rues de Moscou ».
Clinton n’avait nullement l’intention de se rendre à Moscou, mais ne le dit pas. « Bien. Salut. », di-il. « Bill, conclut Eltsine, « je vous embrasse jusqu’à la prochaine fois ».
Le 12 septembre, Eltsine a tenté de rassurer Clinton sur le fait que sa nomination de Primakov au poste de Premier ministre – imposée par la majorité des votes de la Douma contre la tentative d’Eltsine de nommer Victor Tchernomyrdine – ne devrait pas contrarier la Maison Blanche. Primakov est « comme on dit, un américaniste. Il est depuis longtemps un expert en choses américaines ». Mais Clinton n’a exprimé aucune confiance en Primakov. « Boris, je pense que l’arrivée de Primakov avec sa forte personnalité a stabilisé le gouvernement, et c’est une bonne chose, mais maintenant que ce problème est résolu, nous devons résoudre le problème économique. Je tiens à aider. »
Victor Tchernomyrdine avec le président Clinton à la Maison Blanche le 3 mai 1999. Les États-Unis ayant refusé de négocier avec le Premier ministre Primakov sur la guerre contre la Serbie ou sur les conditions du Kosovo, Eltsine a choisi Tchernomyrdine comme envoyé spécial parce qu’il était acceptable pour Clinton. Le 12 mai 1999, neuf jours après le passage de Tchernomyrdine à Washington, Eltsine a démis Primakov de ses fonctions de Premier ministre, sous prétexte qu’il n’avait « pas pris les décisions nécessaires à la relance de l’économie pour les six mois à venir ». Primakov a été évincé à la veille des audiences de la Douma sur la mise en accusation d’Elstine.
La condition posée par Clinton était qu’Eltsine et Primakov livrent Milosevic. Le bombardement de la Serbie par les États-Unis et l’OTAN a commencé le 24 mars 1999 et Clinton a téléphoné juste avant les premières frappes aériennes pour dire à Eltsine : « Milosevic ne nous a pas laissé le choix. Je sais que vous vous opposez à ce que nous faisons, mais je veux que vous sachiez que je suis déterminé à faire tout ce qui est en mon pouvoir pour éviter que notre désaccord sur ce point ne ruine tout ce que nous avons fait et pouvons faire ensemble dans les années à venir ».
« Je crains que nous n’y parvenions pas », a répondu Eltsine. Il a laissé entendre qu’au lieu de bombarder la Serbie, il serait possible de changer la politique serbe en chassant Milosevic du pouvoir ou en l’assassinant.
Eltsine a compris et a dit franchement à Clinton que la guerre de l’OTAN contre la Serbie détruirait tout sentiment positif des Russes à l’égard des États-Unis et rendrait vains ses efforts à lui, Eltsine. « Je vous demande de renoncer à cette attaque [aérienne] et je suggère que nous nous rencontrions quelque part pour élaborer une ligne tactique de lutte contre Milosevic, contre lui personnellement. »
Eltsine a également déclaré à Clinton que leur relation était terminée, du moins en ce qui concernait le compte rendu public que le Kremlin en avait fait. En privé, il n’y aurait plus d’accolades. « Bon, eh bien, puisque je n’ai pas réussi à convaincre le Président [U.S.], cela signifie qu’il nous reste à parcourir un chemin de contacts très, très difficile, si tant est qu’ils s’avèrent possibles. Au revoir. »
Eltsine a continué à prendre l’initiative d’appels téléphoniques. Le 19 avril 1999, il a dit à Clinton que « les développements de ces dernières semaines confirment que les États-Unis et l’OTAN ont commis une grave erreur. Vous avez mal calculé les conséquences de la situation elle-même. Milosevic ne capitulera jamais ». L’effet des révélations d’Eltsine a confirmé à Clinton qu’Eltsine avait, lui, capitulé et que les États-Unis et l’OTAN avaient les coudées franches dans les Balkans.
Eltsine a assuré à Clinton qu’il bloquait les recommandations des militaires – qu’il appelait « les communistes » – visant à réarmer les forces de Milosevic et à les renforcer avec des troupes russes. « Aujourd’hui, j’ai donné l’ordre d’annuler les instructions précédentes d’envoyer sept navires dans la zone de conflit… Nous ne leur fournirons pas notre équipement militaire ». Il a déclaré à Clinton qu’il avait refusé une demande de Milosevic pour des batteries de missiles antiaériens S-300. Il a affirmé avoir rejeté des propositions de l’état-major général visant à aider les Serbes et avoir empêché une révolte des hauts commandants de l’armée russe qui proposaient d’envoyer des volontaires.
Le Colonel-général Victor Chechevatov. À la suite des mesures prises par Eltsine à son encontre, il a été nommé recteur de l’Académie russe des douanes. Selon la presse russe, Tchechevatov aurait été un commandant cosaque de haut rang et un royaliste. Pour plus d’informations :
En contrepartie, Eltsine a demandé à Clinton d’accepter une « pause » dans les bombardements et de s’engager à ne pas envoyer de troupes de l’OTAN au Kosovo. Clinton a tout rejeté. « Ne poussez pas la Russie dans cette guerre », a supplié Eltsine. « Vous savez ce qu’est la Russie. Vous savez comment elle est équipée, mais ne poussez pas la Russie dans cette voie ». Clinton n’a pas pris la menace d’Eltsine au sérieux : « Attendez une minute, Boris. Je suis d’accord avec ce que vous essayez de faire, mais ce que je dis, c’est que vous avez tous les Européens ici qui prennent la tête de cette initiative ».
Eltsine a fait marche arrière : « Monsieur le Président, soyez assuré que nous ne prenons pas parti pour Milosevic. Mon seul objectif est d’arrêter la guerre et les raids aériens ». Pour Clinton, il était évident qu’Eltsine n’avait ni options ni surprises à offrir. Le 2 mai, l’ayant appelé au téléphone pour lui demander d’envoyer un officiel à l’aéroport de Washington et d’accepter de rencontrer lui-même Tchernomyrdine pour un briefing sur Milosevic, Eltsine a été soulagé d’obtenir l’accord de Clinton. « Sommes-nous d’accord, Bill ? » « Oui, nous sommes d’accord. » « Je vous dois une embrassade d’ours. » « Oui, je veux une embrassade d’ours. ».
Lors de ses conversations téléphoniques avec Clinton en juin, Eltsine pensait qu’après qu’il eût écarté Primakov du premier ministère le 12 mai et réprimé la révolte de l’état-major au sujet de l’intervention de l’OTAN en Yougoslavie, Clinton accepterait sa demande d’interruption des bombardements. Mais Clinton a répondu en posant de nouvelles conditions soit le retrait des forces serbes du Kosovo. « Dois-je comprendre que vous vous retirez maintenant ? Eltsine posait une question évidente. Clinton n’a pas pris la peine de répondre.
Le 12 juin, le commandement militaire russe a pris l’initiative de déployer des troupes russes depuis leurs positions de maintien de la paix en Bosnie, à 650 kilomètres au sud, jusqu’à l’aéroport de Pristina, au Kosovo, où elles ont menacé de bloquer le déploiement des forces de l’OTAN également affectées à des rôles de maintien de la paix dans la région en voie de sécession. Pour plus de détails sur l’incident du point de vue des États-Unis et de l’OTAN, lire ceci. Le 13 juin, Clinton a demandé à Eltsine de donner de nouveaux ordres aux forces russes présentes à l’aéroport. « L’histoire de l’aéroport éclipsera tout ce que nous faisons pour apporter la paix au Kosovo ». Et Clinton a menacé que si Eltsine ne faisait pas ce qu’on lui disait, cela « pourrait éventuellement compromettre… la chance pour la Russie et le G-8 de connaître un grand succès à Cologne [sommet du G-8 prévu pour le 20 juin] ».
À l’aéroport de Pristina, à Slatina, au Kosovo, le 13 juin 1999. À gauche, le général britannique Mike Jackson ; à droite, le général Victor Zavarzin, commandant des forces russes. Pour les médias occidentaux, le ministre des Affaires étrangères d’Eltsine, Igor Ivanov, a annoncé que le déploiement de l’unité russe avait été une erreur. Pour les médias russes, le Kremlin a affirmé qu’Eltsine avait ordonné l’opération et promu Zavarzin au même rang que Jackson. Zavarzin commandait 250 soldats équipés de véhicules blindés et en gardait 100 autres en réserve en Bosnie. Pour une version britannique, lisez ceci.
Eltsine a répondu qu’il revenait à Clinton et à lui-même de se mettre d’accord en premier, et seulement alors, « quand nous aurons fait cela, nous pourrons donner des instructions au groupe des généraux.
Eltsine semble avoir pensé que l’incident de Pristina lui avait permis de récupérer une partie du pouvoir de négociation qu’il avait perdu face à Clinton au début de la guerre. Mais il a continué à penser, et l’a dit directement à Clinton, qu’ils devraient conclure ensemble un accord personnel secret. Clinton a trouvé cette idée absurde et a refusé, comme il l’avait fait auparavant. « Boris, j’ai l’impression que nos deux peuples doivent trouver une solution. Nous pouvons nous rencontrer, vous et moi, mais il faut d’abord que nous sachions où nous allons ». Si Eltsine voulait que Clinton soit d’accord, ce dernier voulait qu’il accepte d’abord ses exigences pour « cette solution à court terme [de] la question de l’aéroport ».
Au lieu du sous-marin ou de l’île préconisés par Eltsine, Clinton a suggéré qu’ils se rencontrent lors du sommet du G-8 à Cologne, dans deux semaines. « Vous et moi pouvons aller quelque part dans les environs de Cologne, autour du G-8, parce que vous quittez la Russie et que, de toute façon, je serai là. Eltsine répond : « Oui, mais ce n’est pas un plan très clair ». Clinton a laissé transparaître son agacement, exigeant d’Eltsine qu’il accepte sa condition préalable. « Boris, permettez-moi d’être aussi clair que possible. Je suis prêt à vous rencontrer, mais je ne suis pas prêt à le faire tant que nous serons dans l’impasse à l’aéroport. »
« Non, Bill, a répondu Eltsine, cela ne se passera pas comme ça. » Il a ensuite laissé entendre qu’il n’avait rien su de l’initiative de Zavarzin d’occuper l’aéroport. « Nous trouverons les responsables et les coupables », a-t-il dit à Clinton. « Il n’y a pas quelqu’un de ce genre à la présidence, et nous trouverons celui qui, dans l’armée, a pris l’initiative de cette action. » Soit Eltsine mentait à Clinton, soit il admettait avoir perdu le contrôle de son armée. Quoi qu’il en soit, son appel téléphonique a confirmé qu’il était prêt à capituler.
Une semaine plus tard, ils se sont rencontrés en tête-à-tête à Cologne. Eltsine a présenté à Clinton les archives des services de renseignement russes sur la mort du président John Kennedy en 1963 et sur l’assassin présumé, Lee Harvey Oswald. Eltsine a demandé à Clinton de reconnaître que, puisqu’il n’y avait plus de restrictions sur les voyages des Russes à l’étranger et qu’il n’y avait plus d’obstacle à l’émigration juive, l’amendement Jackson-Vanik devait être abrogé ; depuis 1974, cet amendement liait l’émigration des Juifs soviétiques à la normalisation des échanges avec les États-Unis. Clinton a prétendu que cela n’était pas possible en raison de l’antisémitisme qui régnait en Russie et des restrictions imposées aux voyages à l’étranger des Russes qui avaient obtenu une habilitation de sécurité dans le cadre de leur travail dans le secteur de la défense.
Il s’agissait de nouvelles conditions américaines. Eltsine a répondu : « Sur l’antisémitisme, vous me donnez les noms et je les broie ». Il n’y a pas eu d’accord.
Le 19 novembre 1999, Eltsine et Clinton se sont rencontrés à Istanbul. Il s’agissait de la dernière rencontre face à face des deux présidents en exercice. Eltsine a critiqué les États-Unis pour avoir aidé les terroristes tchétchènes basés en Turquie. « Eh bien, Bill, que dites-vous de ces camps, ici en Turquie, qui préparent les troupes à aller en Tchétchénie ? Est-ce que ces camps ne sont pas de votre ressort ?… Je veux vous montrer où les mercenaires sont entraînés et envoyés en Tchétchénie. Bill, c’est de votre faute ».
Clinton a ignoré ce sujet. Il a ensuite défendu le programme américain de missiles antibalistiques (ABM) qui, selon Eltsine, constitue une violation du traité ABM de 1972. « Je veux faire ceci en coopération avec vous. Je veux vous persuader que c’est bon pour nous deux. L’objectif premier est de se protéger contre les terroristes et les États voyous. »
Eltsine a rétorqué qu’ils devaient convenir ensemble que la Russie assurerait la sécurité de l’Europe et que les États-Unis assureraient celle du reste du monde. « Donnez l’Europe à la Russie. Les États-Unis ne sont pas en Europe. L’Europe devrait être l’affaire des Européens. La Russie est à moitié européenne et à moitié asiatique… » Clinton : « Je ne pense pas que les Européens apprécieraient beaucoup ça. » Eltsine : « Pas tous. Mais je suis un Européen. Je vis à Moscou. Moscou est en Europe et cela me plaît. Vous pouvez prendre tous les autres États et assurer leur sécurité. »
Clinton a alors proposé un plan d’envoi d’observateurs américains et européens en Tchétchénie. Eltsine a répondu que la Tchétchénie était une question interne à la Russie. « Cette réunion n’a que trop duré », a-t-il ajouté. « Vous devriez venir nous rendre visite, Bill. »
Lors de leur dernière conversation téléphonique, dans l’après-midi moscovite du 31 décembre 1999, Eltsine a dit à Clinton : « Si je me retrouve un jour en Amérique, je passerai par chez vous et, nous pourrons nous remémorer tout ce que nous avons réussi à accomplir ensemble ». Par la répétition tactique de Clinton, qui consistait à redoubler d’exigences à chaque concession faite par Eltsine, les deux hommes n’ont pratiquement rien accompli ensemble. Un seul fonctionnaire russe semble, dans le dossier, l’avoir explicitement reconnu : Primakov. À Helsinki, il avait déclaré à Clinton : « On nous a enjoint d’accepter toutes les conditions américaines et nous n’avons rien obtenu en échange ».
« La principale leçon à tirer de la publication des entretiens entre Clinton et Eltsine, a rapporté Pyotr Akopov dans Vzglyad, « est de constater une fois de plus la différence entre l’État souverain qu’est aujourd’hui la Russie et la semi-colonie en laquelle elle s’est volontairement transformée à l’époque ». Dans son essai paru dans Gazeta.ru, Bovt a demandé s’il était possible, pour la Russie, d’avoir en principe un partenariat non antagonique avec les États-Unis. Sa conclusion : ni hier, ni aujourd’hui, ni jamais.
Malgré leurs divergences, tous les analystes russes s’accordent à dire que c’est l’attaque de Clinton contre Milosevic et le bombardement de la Serbie par l’OTAN qui ont confirmé l’évaluation de Primakov selon laquelle aucune négociation avec les États-Unis n’est possible pour la Russie sans une soumission inconditionnelle, et que la stratégie américaine à l’égard de la Russie n’admet rien d’autre qu’une capitulation sans conditions. Ils s’accordent à dire que le bilan d’Eltsine est celui d’une capitulation qui n’a servi qu’à maintenir Eltsine au pouvoir, ses alliés nationaux en fonds et son cœur au beau fixe.
La leçon de l’incident de l’aéroport de Pristina n’est pas discutée ouvertement dans les médias russes, mais elle est néanmoins reconnue. Il s’agit de la seule option dont Eltsine a convaincu Clinton qu’il l’utiliserait contre les Russes mais jamais contre les Américains : la force.
« Quelle riche ironie nous laisse Eltsine dans le compte rendu de ses relations avec Clinton », observe un officier soviétique de haut rang aujourd’hui à la retraite à Moscou. « Eltsine prouve que, puisque les négociations avec les Américains sont impossibles et que les Russes ne capituleront pas, la guerre est inévitable. Et cela de la part d’un vétéran du parti communiste, membre du Politburo, qui a été élevé dans l’idée que la guerre était inévitable entre le communisme et le capitalisme. Et lui, autoproclamé libérateur de la Russie du communisme, a fini par prouver qu’il ne nous a pas du tout libérés de la guerre avec les Américains. Ha ! »
John Helmer – Dimanche 9 Septembre 2018
Mai 2023
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