Toussaint Louverture, la dignité révoltée
Troisième partie
La trahison de Napoléon Bonaparte
Face à la ténacité des habitants, accablé par le climat et les maladies, le général Leclerc proposa la fin des hostilités[1]. Pour sauver les vies humaines, Toussaint accepta le pacte à condition qu’il s’agît d’une paix digne et honorable. « L’intérêt public exigeait que je fisse de grands sacrifices », écrivit-il dans ses mémoires[2]. L’accord fut conclu sur les bases suivantes : liberté pour tous les citoyens de l’île et conservation de leur grade et fonction pour tous les officiers civils et militaires. De son côté, le leader noir conserverait son état-major et choisirait son lieu de résidence[3].
L’accord de paix fut conclu et Toussaint Louverture décida de se retirer à Ennery[4]. Mais les promesses ne furent pas tenues. Ainsi, les généraux Jean-Jacques Dessalines et Charles Belair, qui devaient conserver leurs commandements respectifs à Saint-Marc et à l’Arcahaye, furent démis de leurs fonctions[5]. Conscient de la popularité du leader de Saint-Domingue, le général Leclerc dépêcha une troupe de 500 soldats dans le petit bourg où Toussaint Louverture avait élu demeure, afin de le surveiller[6]. Ce dernier était lucide sur la situation et n’était pas dupe du sort qui l’attendait : « Le lendemain, je reçus dans cette habitation la visite du commandant d’Ennery, et je m’aperçus fort bien que ce militaire, loin de me rendre une visite d’honnêteté, n’était venu chez moi que pour reconnaître ma demeure et les avenues, afin d’avoir plus de facilité de s’emparer de moi, lorsqu’on lui en donnerait l’ordre[7] ».
Art populaire haïtien
Louverture subit des humiliations quotidiennes de la part de l’armée coloniale, qui se rendait sur ses propriétés pour en détruire ses récoltes. « Alors que le général Leclerc [avait] donné sa parole d’honneur et promis la protection du gouvernement français », sa dignité était bafouée par les représentants du Premier Consul. Toussaint Louverture rappela ce douloureux épisode :
Tous les jours, je n’éprouvais que de nouveaux pillages et de nouvelles vexations. Les soldats qui se portaient chez moi étaient en si grand nombre, que je n’osais pas même les faire arrêter. En vain, je portais mes plaintes au commandant, je n’en recevais aucune satisfaction. Je me déterminai enfin, quoique le général Leclerc ne m’eût pas fait l’honneur de répondre aux deux premières lettres que je lui avais écrites à ce sujet, à lui en écrire une troisième. […] Je ne reçus pas plus de réponse à celle-ci qu’aux précédentes[8].
Bonaparte jugea alors que sa présence dans l’île était trop dangereuse et décida de procéder à son arrestation. Violant l’accord conclu, le général Leclerc, sur ordre de Consul, chargea le général Brunet, commandant militaire de la zone de Ennery, de l’opération. Le 7 juin 1802, ce dernier invita Toussaint Louverture avec toute sa famille dans sa demeure sous le prétexte d’évoquer des différents problèmes rencontrés. Il l’assura de ses meilleures dispositions à son égard et vilipenda même les « malheureux calomniateurs » qui accusaient le leader noir de fomenter la sédition. « Vos sentiments ne tendent qu’à ramener l’ordre et la tranquillité dans le quartier que vous habitez », écrivit Brunet dans la lettre. Le reste de la missive mérite d’être citée dans ses grandes lignes :
Nous avons, mon cher général, des arrangements à prendre ensemble qu’il est impossible de traiter par lettres, mais qu’une conférence d’une heure terminerait ; si je n’étais pas excédé de travail, de tracas minutieux, j’aurais été aujourd’hui le porteur de ma réponse ; mais ne pouvant ces jours-ci sortir, faites-le vous-même ; si vous êtes rétabli de votre indisposition, que ce soit demain ; quand il s’agit de faire le bien, on ne doit jamais le retarder. Vous ne trouverez pas dans mon habitation champêtre tous les agréments que j’eusse désiré réunir pour vous y recevoir ; mais vous y trouverez la franchise d’un galant homme qui ne fait d’autres vœux que pour la prospérité de la colonie et votre bonheur personnel.
Si madame Toussaint, dont je désire infiniment faire la connaissance, voulait être du voyage, je serai content. Si elle a besoin de chevaux, je lui enverrai les miens.
Je vous le répète, général, jamais vous ne trouverez d’ami plus sincère que moi. De la confiance dans le capitaine-général, de l’amitié pour tout ce qui est subordonné et vous jouirez de la tranquillité[9] ».
Accompagné de deux officiers, Toussaint Louverture décida de se rendre chez le général Brunet. A son arrivée, après les salutations d’usage, il fut conduit dans une chambre où l’attendait le représentant bonapartiste. Ce dernier, prétextant une urgence, quitta la pièce. La suite fut contée dans les mémoires du leader haïtien : « A peine était-il sorti, qu’un aide-de-camp du général Leclerc entra accompagné d’un très grand nombre de grenadiers, qui m’environnèrent, s’emparèrent de moi, me garrotèrent comme un criminel et me conduisirent à bord de la frégate la Créole. Je réclamai la parole du général Brunet et les promesses qu’il m’avait faites, mais inutilement ; je ne le revis plus[10] ».
Après avoir arrêté Toussaint Louverture, le général Brunet, le même qui signerait la capitulation de Paris en 1814, fit subir « les plus grandes vexations à sa famille », procéda à son arrestation et pilla la propriété avant d’y mettre le feu. Le 11 juin 1802, en compagnie de son épouse et de ses deux fils, il fut embarqué à destination de Brest. Mais loin de se résigner, il lança cet avertissement prophétique : « En me renversant, on n’a abattu à Saint-Domingue que le tronc de l’arbre de la liberté des noirs ; il repoussera parce que les racines en sont profondes et nombreuses[11] ».
Dans les geôles du Jura
A son arrivée en France en août 1802, Toussaint Louverture resta en rade dans le port de Brest pendant plus de deux mois sans sortir du bateau. « Après un pareil traitement, ne puis-je pas à juste titre demander où sont les effets des promesses qui me furent faites par le général Leclerc sur sa parole d’honneur, ainsi que la protection du gouvernement français ? », s’interrogea-t-il[12]. « Sans doute je dois ce traitement à ma couleur ; mais ma couleur… ma couleur m’a-t-elle empêché de servir ma patrie avec zèle et fidélité ? », souligna-t-il[13]. Il ajouta le propos suivant :
Était-il besoin d’employer cent carabiniers pour arrêter ma femme et mes enfants sur leurs propriétés, sans respect et sans égard pour le sexe, l’âge et le rang ; sans humanité et sans charité ? Fallait-il faire feu sur les habitations, sur ma famille, et faire piller et saccager toutes mes propriétés ? Non. Ma femme, mes enfants, ma famille ne sont chargés d’aucune responsabilité. Ils n’avaient aucun compte à rendre au gouvernement ; on n’avait pas même le droit de les faire arrêter[14].
Toussaint Louverture fut séparé de sa famille et conduit, sans procès, au Fort de Joux dans le Jura. « On m’a envoyé en France nu comme un ver ; on a saisi mes propriétés et mes papiers ; on a répandu les calomnies les plus atroces sur mon compte », écrivit-il avec amertume[15]. Confiné dans une cellule, Bonaparte l’obligea à retirer son uniforme de général pour revêtir l’uniforme de reclus, humiliant ainsi le vénérable combattant de 59 ans. Louverture ne résista pas longtemps aux rigueurs de l’hiver et à ses conditions de détention. Le 7 avril 1803, il décéda de maladie dans les geôles du château.
Cellule de Toussaint au fort de Joux, où il est mort « de froid » a-t-on dit. « De maladie » selon Salim Lamrani.
Révolte du peuple louverturiste et indépendance d’Haïti
Le 20 mai 1802, malgré ses engagements, Bonaparte publia le décret rétablissant l’esclavage dans les colonies, devenant ainsi le seul chef d’Etat de l’histoire de France à avoir réduit à la servitude ses propres citoyens. Il procéda également à l’élimination minutieuse des officiers fidèles au Précurseur. Le peuple, loyal à l’héritage rebelle laissé par Louverture, se souleva en armes contre l’arbitraire napoléonien. Les généraux Henri Christophe et Jean-Jacques Dessalines reprirent le maquis et déclenchèrent l’insurrection dans toute l’île. L’armée coloniale, assiégée de toutes parts par les révolutionnaires, étouffée par la fièvre jaune qui avait emporté le général Leclerc le 2 novembre 1802, fut contrainte de se retirer dans ses deux derniers bastions à Port-au-Prince et au Cap[16].
En octobre 1803, Dessalines, général en chef des révolutionnaires, reconquit Port-au-Prince. L’armée coloniale dirigée par le général Rochambeau fut obligée à se retirer au Cap. Assiégé une nouvelle fois, privé de vivres, Rochambeau dut capituler le 19 novembre 1803, suite à la bataille de Vertières, près de Cap-Français. Il rentra en France à la tête des quelque 10 000 survivants restants sur une troupe totale de 45 000 soldats. Un mois et demi plus tard, le 1er janvier 1804, les révolutionnaires proclamèrent l’indépendance d’Haïti et portèrent le général Dessalines, lieutenant de Toussaint, né esclave, à la tête de la nation nouvelle[17].
Dans ses mémoires, Napoléon Bonaparte reconnut son erreur :
J’ai à me reprocher une tentative sur cette colonie lors du consulat ; c’était une grande faute que de vouloir la soumettre par la force ; je devais me contenter de la gouverner par l’intermédiaire de Toussaint. […] L’une des plus grandes folies que j’ai faites et que je me reproche a été d’envoyer une armée à Saint-Domingue. J’aurais dû voir qu’il était impossible de réussir dans le projet que j’avais conçu. J’ai commis une faute, et je suis coupable d’imprévoyance, de ne pas avoir reconnu l’indépendance de Saint-Domingue et le gouvernement des hommes de couleur[18] ».
En 1825, la France du roi Louis-Philippe reconnut l’indépendance de la République d’Haïti, non sans l’avoir obligée à payer la somme de 150 millions de francs or pour indemniser les anciens colons qui avaient exploité la terre et le peuple de Saint-Domingue pendant des générations[19]. L’abolitionniste Victor Schoelcher dénonça cette extorsion avec éloquence : « Imposer une indemnité à des esclaves vainqueurs de leurs maîtres, c’est faire acquitter à prix d’argent ce qu’ils ont déjà payé de leur sang[20] ». Haïti mit près d’un siècle à payer cette rançon, au détriment de son propre développement.
Aimé Césaire résuma l’héritage du Premier des Noirs dans la lutte des peuples pour leur émancipation :
Quand Toussaint Louverture vint, ce fut pour prendre à la lettre la déclaration des droits de l’homme, ce fut pour montrer qu’il n’y a pas de race paria ; qu’il n’y a pas de pays marginal ; qu’il n’y a pas de peuple d’exception. Ce fut pour incarner et particulariser un principe ; autant dire pour le vivifier. […]. Cela lui assigne sa place, sa vraie place. Le combat de Toussaint Louverture fut ce combat pour la transformation du droit formel en droit réel, le combat pour la reconnaissance de l’homme et c’est pourquoi il s’inscrit et inscrit la révolte des esclaves noirs de Saint-Domingue dans l’histoire de la civilisation universelle[21].
Conclusion
Toussaint Louverture, guide moral du peuple haïtien, s’éleva contre l’oppression coloniale et raciale qui frappait les siens. Partisan de la concorde entre tous les habitants de Saint-Domingue, il prit les armes pour l’émancipation des opprimés. S’il se montra implacable avec ses adversaires au nom de la raison d’Etat, il combattit l’esclavage au nom du principe universel et inaliénable d’égalité entre tous les hommes. Fédérant autour de lui les exploités arrachés à leur terre natale africaine, combattant les armées de trois empires, il revendiqua le droit du peuple noir à s’émanciper de l’exploitation et à jouir d’une meilleure destinée.
En brisant les chaînes du joug colonial par la lutte armée et en fondant une nation, Toussaint Louverture et le peuple noir d’Haïti indiquèrent au reste de l’Amérique latine la voie à suivre pour mettre à un terme à la domination européenne sur les terres du Nouveau-Monde. A aucun autre moment de l’histoire de l’humanité, des esclaves avaient édifié une patrie. « L’homme-nation », comme le qualifia Alphonse de Lamartine, symbolise à ce jour l’aspiration des opprimés à jouir de leurs droits naturels et à vivre dans la dignité.
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Notes de la troisième partie
[1] Ibid., p. 274-275.
[2] Toussaint Louverture, Mémoires du Général Toussaint Louverture, op. cit., p. 71.
[3] Antoine Marie Thérèse Métral & Isaac Toussaint Louverture, Histoire de l’expédition des Français à Saint-Domingue, op. cit., p. 281-82.
[4] Toussaint Louverture, Mémoires du Général Toussaint Louverture, op. cit., p.73.
[5] Ibid., p. 72.
[6] Ibid., p. 74.
[7] Ibid., p. 74.
[8] Ibid., p. 75.
[9] Ibid., p.80
[10] Ibid., p. 81.
[11] Ibid., p. 83.
[12] Ibid., p. 84.
[13] Ibid., p. 85.
[14] Ibid., p. 85.
[15] Ibid., p. 86.
[16] Napoléon Bonaparte, Loi relative à la traite des Noirs et au régime des colonies, 30 Floréal, An X, 20 mai 1802, in Université de Perpignan. rétablissement de l’esclavage, France, 1802, MJP, université de Perpignan (site consulté le 4 mai 2019).
[17] Pierre Pluchon, Haïti, république Caraïbe, L’Ecole des Loisirs, 1974, p. 43-44.
[18] Comte de Las Cases, Mémorial de Sainte-Hélène, Paris, Ernest Bourdin Editeur, 1842, Tome Premier, p. 687.
[19] Charles X, “Ordonnance du Roi”, 17 avril 1825 in Antoine Marie Thérèse Métral & Isaac Toussaint Louverture, op. cit., p. 341-42.
[20] Victor Schoelcher, Colonies étrangères et Haïti. Résultats de l’émancipation anglaise, Paris, Pagnerre Editeurs, 1843, Tome second, p. 167.
[21] Aimé Césaire, Cahier d’un retour à son pays natal, (1947), Paris, Présence africaine, 1983, p. 24.
10 Thermidor An 225
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