À part ça ?
(Amères élucubrations de Théroigne, qui ne s’en tiendra pas là, car elle en a gros sur la patate du confinement à la belge)
On se re-croirait pendant la guerre. Pas à cause du bruit des V2 et des forteresses volantes, mais à revoir des comportements qu’on avait – Simplicissimus que nous sommes – crus disparus à jamais.
Les gens ont commencé à regarder avec haine ceux qui menacent, en passant trop près, de corrompre leur espace vital, surtout les vieux, supposés plus infectés que les autres puisque unanimement promis – avec quel soulagement ! – à l’abattoir inévitable, les vieux qui n’ont même pas la décence de se déplacer en agitant leur crécelle pour qu’on ait au moins le temps de se garer. On commence à respirer l’odeur particulière des dénonciations vertueuses et a sentir palpiter l’irrésistible séduction de l’obéissance. « Comme les hommes qui se font fouetter dans les bordels ? » Oui, mais en masse.
En gros, la situation est la suivante : il y a une maladie qu’on risque d’attraper par contagion et dont certains malheureux mourront. Est-ce nouveau ? Non, bien sûr. Il y en a toujours eu, avec des périodes de plus ou moins grand danger selon les circonstances. Les précautions à prendre sont connues. En cas de machin contagieux, mieux vaut éviter la promiscuité. Et, depuis que les médecins se lavent les mains avant de tripoter les femmes en travail, il y a beaucoup moins de morts d’accouchées et de nouveau-nés.
Cette fois, les « circonstances », c’est peut-être que la maladie a été fabriquée, et utilisée comme un chargeur de Kalachnikov. La question à 1.000 €, c’est : qui l’a fait et dans quel but ? C’est là que les hypothèses foisonnent.
Nous nous trouvons dans un système que nous avons criminellement laissé se développer sans le combattre, dont nous faisons maintenant partie, qui se retrouve le dos au mur, acculé par le poids de ses méfaits, ayant tout à perdre et encore les dents fort longues. Il est devenu tout à fait secondaire de savoir qui l’incarne. Les deux seules questions qui se posent sont désormais : 1/ comment lui échapper ; 2/comment le mettre hors d’état de nuire. Hélas, on ne voit que la route qui poudroie et de moins en moins l’herbe qui verdoie. Aucune initiative de génie n’a encore pointé le nez.
Quand on est coincé dans ce genre de bulle, à défaut de pouvoir se déplacer, on peut toujours lire, bouger en imagination. C’est ce que fait votre servante en ce moment même. Instrument de son évasion ? Un polar grand format, cartonné, acheté d’occasion à moins d’un euro via Amazon (oui, je sais, Amazon c’est cradingue, mais les libraires d’occasion sont une bénédiction…). Dans les années 50, on aurait vendu son âme pour le trouver sur les quais à un prix abordable…
Élucubrations amères ? Oui. L’auteur est brillant. Ce n’est pas qu’un auteur de polars, c’est un écrivain. Il a obtenu des tas de prix, dont, pour celui-là, le Gold Dagger Award de 1988. Le livre est en parfait état. Il provient d’une bibliothèque publique et porte le cachet « Annulé à l’inventaire – Médiathèque départementale du Lot et Garonne ». En fin de volume, les dernières fiches d’emprunt : 7 octobre et 2 novembre 2005. En d’autres termes, il a été « dégraissé » parce que personne ne l’empruntait.
1988 : c’était l’époque où les bibliothécaires belges faisaient le pèlerinage de Paris pour aller apprendre chez Jack Lang les arcanes du dégraissage. L’époque où l’un d’eux a fait jeter à la décharge la bibliothèque des Jésuites de Namur, qui valait des millions d’euros, pour libérer des locaux.
Portier de Nuit (milieu des années 70), les bikinis trop échancrés au slip en provenance du Brésil et le dégraissage des bibliothèques publiques : tout a commencé là. Dans les années 80 (dégraissage de Maurois) la machine s’est emballée.
Rat royal
ou les délices du confinement
Que dire que n’aient dit Brighelli, Raimbaud, Despot et d’autres, de plus en plus nombreux ?
L’auteur évoqué ci-dessus (mort en 2007) s’appelait Michael Dibdin et ce livre-là Rat royal (en français Piège à rats, ce qui n’est pas faux mais illustre seulement l’incapacité française à respecter les titres d’origine).
Puisqu’on est quand même enfermés et qu’on n’a rien d’autre à f….., en voici un petit extrait, qui décrit si parfaitement le point où nous en sommes, qu’il n’est pas nécessaire d’épiloguer : ici, c’est l’Italie des années de plomb post Aldo Moro, une Italie qui a encore des juges d’instruction trentenaires et communistes :
« Donc, vous pensez réellement qu’il y a un complot derrière tout ça, demanda Zen, qui n’était pas très sûr que le magistrat fût sérieux.
– Il y a toujours un complot. Tout ce qui se passe dans la société à un certain niveau fait partie d’un complot. »
Cette réponse évasive ne satisfit pas Zen, qui objecta :
« Si tout est complot, c’est comme si rien ne l’était. Si nous sommes tous des conspirateurs, c’est comme si rien ne l’était, il n’y a pas de conspiration.
– Bien au contraire ! Ce qui caractérise cette conspiration, c’est justement que nous en faisons tous partie, répliqua Bartocci. C’est un rat royal.
– Un quoi ?
– Un rat royal. Vous ne savez pas ce que c’est ?
Zen haussa les épaules.
« Le roi des rats, je suppose. L’animal qui domine la bande.
– C’est ce qu’on pourrait penser, mais c’est une erreur. La formation d’un rat royal est un phénomène qui se produit quand un trop grand nombre de rats vit sous pression dans un espace trop petit. Leurs queues finissent par s’enchevêtrer et plus ils tirent et s’efforcent de se libérer, plus le nœud qui les retient ensemble se resserre, si bien qu’à la fin ce nœud n’est plus qu’une masse compacte de tissus inextricablement emmêlés. Et la créature collective ainsi formée, qui comprend jusqu’à trente rats attachés ensemble par la queue, s’appelle un rat royal. Cela vous semblera sans doute étonnant qu’une telle contradiction vivante puisse survivre, n’est-ce pas ? Et pourtant, si extraordinaire que cela puisse paraître, non seulement ils survivent, mais ils prospèrent ! La plupart des rats royaux qu’on découvre, sous les gravats des maisons abandonnées ou les planchers des greniers, sont formés d’animaux en excellente santé. De toute évidence, ils ont trouvé moyen de s’adapter à leur situation. Ce qui ne veut pas dire qu’elle leur plaise, bien sûr ! En fait, si on les découvre, c’est généralement à cause des cris diaboliques qu’ils poussent en permanence. Ça ne doit pas être drôle d’être enchaînés les uns aux autres pour la vie, et ils préféreraient sûrement courir en liberté. Mais enfin, ils survivent. Ce sont les bizarreries de la nature ! »
Il garda le silence quelques instants, le temps de laisser Zen s’exaspérer un peu, puis reprit :
« Voyez-vous, beaucoup de gens croient que quelque part dans la trame de la société italienne se cache le roi de tous les rats. La plus ignoble bête, la plus dangereuse, la plus cruelle et rusée, la plus malfaisante de toutes. L’animal qui domine la bande, pour reprendre votre terme. Certains ont pensé que c’était Calvi, certains que c’était Gelli. D’autres pensent que ce n’est pas eux, mais quelqu’un qui les surpasse encore, peut-être un gros bonnet du gouvernement ou peut-être au contraire un individu dont personne n’a jamais entendu parler. Mais le point sur lequel tous ces gens sont d’accord, c’est qu’il existe, ce rat supérieur. C’est à la fois un message d’espoir et de désespoir. D’espoir, parce qu’on peut se dire qu’un jour il finira bien par être pris au piège et qu’on pourra le neutraliser, l’anéantir et débarrasser pour toujours la maison de l’invasion des rats. De désespoir, parce que tout laisse à penser qu’il est beaucoup trop malin, puissant et retors pour jamais se laisser prendre au piège. Mais tout cela, ce ne sont que des contes pour les enfants. Ce à quoi nous avons affaire n’est pas une individualité mais une situation, la situation qui consiste à être comme crucifié à ses pareils, hurlant, mordant, crachant, mais survivant malgré tout et même avec une santé ignoblement prospère ! C’est cela qui rend la conspiration si terrifiante et invincible. Pas besoin de plans ou de stratégies, de listes de membres, de mots de passe ou de codes secrets. Le rat royal recèle en lui-même son organisation naturelle. Il réagit automatiquement et imparablement à la moindre menace. Chaque rat défend les intérêts de tous les autres, et la force de chacun est la force de tous !
Piège à rats, Calmann-Lévy, 1988 – pp. 112/113.
L’homme est un rat pour l’homme.
On est ici dans l’ex-banlieue rouge de Liège devenue non pas une cité mais une zone dortoir. Pour aller se ravitailler dans la grande surface les plus proche, sur la ligne la plus mal desservie de la région, il faut tenter de monter dans un bus qui résume à lui seul tout l’univers kafkaïen (on vous en parle une autre fois, ce serait trop long pour aujourd’hui).
Des logis sociaux à perte de vue. À l’écart des rues, quatre bâtiments collectifs autour d’une place aride et néanmoins pleine de flaques en permanence. Des enfants jouent : trois ou quatre petites filles qui viennent d’être entièrement tondues. Peut-être leurs mères pensent-elles que le coronavirus est une espèce de pou dont on peut se débarrasser par l’écobuage. Du rez-de-chaussée, on les entend pépier sous les fenêtres. Avec des craies de couleur, elles ont tracé (la plus grande sait écrire) ce qui ressemble à un plan d’architecte. Un carré bleu marqué « chambre ». Un rectangle jaune « cuisine ». Un beaucoup plus petit, blanc : « douche ». Et un très grand carré rose « salon ». Dans ces formes géométriques, elles ont disposé leurs jouets : une petite dînette en plastique dans la cuisine, une poupée couchée dans la chambre. Dans le beaucoup plus grand carré marqué «salon », elles sont assises à même le sol et conversent. Elles jouent au confinement.
Le soleil brille. Il fait froid sur ces hauteurs et le vent souffle. Avec leur boule à zéro, elles vont choper un rhume. Le mieux est l’ennemi du bien.
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Avril 2020
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