« Changement de régime » au Hamas et retour à la Syrie
L’éviction de Khaled Meshaal du pouvoir était nécessaire pour qu’une normalisation avec Damas puisse avoir lieu
Le correspondant de The Cradle en Palestine – 26.9.2022
Traduction : c.l. pour L.G.O.
À la mi-septembre, le mouvement de résistance palestinien Hamas a publié une déclaration indiquant qu’il avait rétabli ses relations avec la Syrie après dix ans de séparation, mettant effectivement fin à son exil auto-imposé de Damas.
Après le déclenchement de la crise syrienne en mars 2011, au plus fort de ce que l’on a appelé le printemps arabe, le Hamas – dans la mouvance de son organisation mère, les Frères musulmans (Ikhwan) – avait tourné le dos à son allié syrien, pourtant fidèle de longue date, et apporté son soutien à la « révolution » majoritairement islamiste.
Alors que les gouvernements s’effondraient dans les principaux États arabes, les Ikhwan avaient estimé que le moment était venu pour leur organisation, de s’élever au rang de leader, de Gaza à l’Égypte, en passant par la Libye, la Tunisie et la Syrie.
Pourtant, la décision de la direction du Hamas de quitter Damas s’était heurtée à une forte opposition de la part de cercles influents au sein du mouvement, notamment dans sa branche militaire, les Brigades Al-Qassam.
Malgré la position officielle du Hamas à l’égard de la Syrie, l’opposition interne à la rupture des relations a persisté pendant des années, notamment de la part du cofondateur du Hamas, Mahmoud Al-Zahar, et d’un certain nombre de dirigeants des Brigades Al-Qassam tels que Muhammad al-Deif, Marwan Issa, Ahmad al-Jabari et Yahya al-Sinwar.
Yahia al Sinwar
Aujourd’hui, cet équilibre s’est sensiblement modifié. Sinwar est actuellement le chef du Hamas dans la bande de Gaza, et son alliance est en forte ascension au sein du mouvement.
D’Amman à Damas et…à Doha
Mais en 2011, la personne qui a eu le dernier mot quant à la décision d’abandonner son allié syrien a été l’ancien chef du bureau politique du Hamas, Khaled Meshaal.
Meshaal était le directeur du bureau du Hamas à Amman en 1999, quand le gouvernement jordanien a décidé de l’expulser. Il a voyagé entre les aéroports de plusieurs capitales arabes, qui ont refusé de le recevoir, sous prétexte qu’il existait des accords avec une superpuissance exigeant son extradition.
Seule, Damas a accepté de le recevoir. Malgré les tensions qui prévalaient historiquement dans les relations entre l’État syrien et les Frères musulmans, Meshaal a pu travailler librement et a même établi une relation personnelle avec le président syrien Bashar Al-Assad. Au cours des années suivantes, le Hamas a reçu de Damas des installations et des ressources dont il n’a bénéficié dans aucune autre capitale arabe.
La Syrie a ouvert ses portes pour que puissent être formés des centaines de résistants des Brigades Al-Qassam et que soient fabriquées des armes de qualité, comme des missiles et des drones de reconnaissance.
Une source syrienne a déclaré à The Cradle que les privilèges dont ont joui les dirigeants et les membres du Hamas en Syrie n’étaient pas accessibles même aux citoyens syriens. Outre le coût élevé de la résidence et de la sécurité de Meshaal à Damas, l’État lui a fourni, ainsi qu’à ses associés, des dizaines de résidences de luxe dans les quartiers les plus aisés de la capitale.
La Syrie a également été au premier rang des pays qui ont facilité l’arrivée d’armes de haute qualité dans la bande de Gaza assiégée. Une source au sein de la résistance a raconté à The Cradle que le premier missile Kornet à atteindre Gaza entre 2009 et 2011 était venu de Syrie avec l’approbation du président Assad, et avait été réceptionné par Ahmed al-Jabari, alors chef d’état-major des Brigades Al-Qassam.
L’arrivée de missiles iraniens et russes, qui sont ensuite entrés à Gaza via des dépôts d’armes syriens, a également été décisive pour la résistance palestinienne.
Meshaal choisit Doha
Il est important de reconnaître que si la décision de quitter Damas n’a fait en aucun cas l’unanimité au sein du Hamas, c’est finalement Meshaal qui a tranché, en sa qualité de chef du bureau politique.
Une source du Hamas a confié à The Cradle qu’en septembre 2011, six mois après le début de la crise syrienne, Meshaal avait reçu une invitation du Premier ministre et ministre des Affaires étrangères qatari de l’époque, Hamad bin Jassim al-Thani, à se rendre à Doha. Rappelons que le Qatar a été l’un des premiers États à financer et à armer l’opposition islamiste dans la brutale guerre syrienne.
Selon les estimations d’al-Thani, la « révolution syrienne » était susceptible de se terminer par le renversement du gouvernement Assad. Il aurait alors conseillé à Meshaal d’abandonner le navire pour( ainsi dire en perdition, car si la rébellion réussissait, « ceux qui seraient restés avec lui [Assad] se noieraient avec lui, comme cela s’est produit avec le défunt président Yasser Arafat, lorsque Saddam Hussein a été vaincu dans la guerre du Golfe »,
Pour tenter de soustraire le Hamas au patronage de l’Iran, al-Thani proposait de soutenir financièrement le mouvement et de lui fournir un espace géographique pour ses opérations, dans la capitale qatarie et sur le territoire turc.
Meshaal aurait alors informé son hôte qu’une telle décision ne pouvait être prise unilatéralement et qu’il devait en référer au Bureau politique et au Conseil de la Choura du Hamas, pour obtenir leur feu vert
Désaccord interne
Sur le chemin du retour vers Damas, Meshaal s’est arrêté dans un certain nombre de pays de la région pour informer la direction du Hamas de l’offre qatarie. Qu’il suffise de dire que l’offre fut rejetée par la majorité des membres du Bureau politique et des Brigades Al-Qassam.
La source du Hamas précise :
« Le deuxième homme d’Al-Qassam, Ahmad Al-Jabari, a rejeté la trahison envers les dirigeants syriens, de même que Mahmoud al-Zahar, Ali Baraka, Imad al-Alami, Mustafa al-Ladawi et Osama Hamdan.
D’autre part, Meshaal avait le soutien de Musa Abu Marzouk, Ahmed Yousef, Muhammad Ghazal, Ghazi Hamad et Ahmed Bahr, en plus d’un certain nombre de cheikhs du mouvement comme Younis al-Astal, Saleh Al-Raqab et Ahmed Nimr Hamdan, tandis que le chef du gouvernement du Hamas à Gaza à l’époque, Ismail Haniyeh, n’avait pas encore pris de décision.
Les opposants à Meshaal étaient d’avis que le Hamas étant un mouvement de résistance, il était mal avisé de vouloir rompre les liens avec l’Axe de la résistance de la région – Iran, Hezbollah et Syrie – et que quitter cette alliance ne laisserait guère d’autre choix que de rejoindre l’« Axe de la normalisation » [avec Israël].
En suite de quoi Meshaal avait reçu un appel de Kamal Naji, secrétaire général du Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP), l’informant de ce que les Syriens « sont au courant de tous les détails de votre visite au Qatar et de la discussion qui a présentement lieu au sein de la direction du Hamas ».
Selon la source sus-citée, Naji aurait alors dit à Meshaal que le Hamas « ne trouverait nulle part ailleurs une étreinte chaleureuse comme celle de la Syrie, et que malgré son désaccord historique avec les Frères musulmans, Damas n’allait pas demander au Hamas de prendre une position déclarée sur la crise syrienne ».
Cette même source au sein du Hamas a déclaré à The Cradle que : « Les Qataris ont estimé que Meshaal était incapable d’adopter une position aussi cruciale ». À ce stade, le cheikh Yusuf Al-Qaradawi (considéré comme le guide spirituel des Ikhwan) est intervenu pour faire pression sur Haniyeh et Abu Marzouk, qui ne s’étaient pas encore déclarés.
Rencontres fatidiques
Meshaal fut ensuite invité à se rendre en Turquie, où il rencontra des dirigeants de groupes armés syriens, accompagnés par le ministre qatari du renseignement ainsi que par des officiers des services de renseignement turcs
Ils le convainquirent que « quelques pas seulement séparaient l’opposition du Palais de la République, dans le quartier de Mezzeh à Damas, et que les jours du régime Assad étaient comptés ».
La réunion du bureau politique du Hamas au Soudan fut un tournant décisif. Lors de cette réunion, à la surprise de certains participants, Haniyeh et Abu Marzouk se rangèrent du côté de Meshaal, et il fut décidé de se retirer « discrètement » de Damas.
Une fois la décision prise, les Qataris s’efforcèrent de renforcer la position de Meshaal au sein du Hamas, en organisant une visite extraordinaire de l’émir du Qatar Hamad bin Khalifa al-Thani dans la bande de Gaza : la première pour un chef d’État arabe. Au cours de cette visite, al-Thani apporta un soutien financier généreux, avec plus de 450 millions de dollars fournis pour la reconstruction et la mise en œuvre de projets de développement.
La décision fatidique du Hamas d’abandonner Damas ne fut toutefois pas accueillie avec le même enthousiasme par l’aile militaire du mouvement, qui estimait qu’une telle décision n’avait guère de sens stratégique.
Retour à Damas
Au cours des années suivantes, des changements régionaux majeurs ont contribué à la chute de Khaled Meshaal et à sa destitution du poste de chef du Bureau politique du Hamas.
L’État syrien est resté inébranlable face aux efforts collectifs de l’OTAN et des puissances du Golfe pour renverser Assad ; l’intervention militaire russe a modifié l’équilibre des forces sur le champ de bataille ; l’opposition syrienne, armée et politique, a commencé à se désagréger et à subir de lourdes pertes ; le règne des Ikhwan en Égypte et leur contrôle sur la Libye et la Tunisie ont commencé à s’effondrer ; et un bras de fer avec le Qatar a amené l’Arabie Saoudite et les Émirats Arabes Unis à modifier leur position envers la Syrie.
Avec ces cuisants revers régionaux, il est rapidement devenu évident que ni le soutien qatari ni le soutien turc n’apportaient de réelle valeur stratégique au modèle de résistance du Hamas, et qu’ils ne pouvaient pas non plus espérer combler le vide laissé par la réduction du soutien militaire iranien et syrien.
De plus, les Brigades Al-Qassam se sont retrouvées confrontées à de graves difficultés financières, incapables d’assurer les salaires de leurs membres, et encore plus incapables de soutenir une résistance armée significative contre les assauts et l’occupation continus d’Israël.
À l’époque, les revenus du Hamas provenaient principalement des taxes imposées aux résidents de Gaza, tandis que le soutien du Qatar (sous la supervision des États-Unis) se limitait à couvrir les dépenses des dirigeants du Hamas au Qatar et à fournir des subventions financières saisonnières aux employés du gouvernement à Gaza.
Chute du pouvoir de Meshaal
Cumulativement, ces événements et la stagnation de la résistance palestinienne ont convaincu la direction du Hamas de la nécessité de rebattre ses cartes régionales. Le prisonnier libéré, Yahya al-Sinwar, a été l’étincelle qui a mis à feu le nouvel ordre du jour, suite à sa victoire écrasante en tant que nouveau leader du Hamas à Gaza.
Sinwar, un des chefs historiques des Brigades Al-Qassam, a décidé de relancer les relations avec l’Iran et le Hezbollah, et d’œuvrer au retour éventuel du mouvement à Damas.
Meshaal, réalisant que les changements régionaux n’étaient plus en sa faveur, a tenté plus d’une fois, dans des déclarations médiatiques, de flatter l’État syrien. Mais une décision ferme avait déjà été prise à travers tout l’Axe de la Résistance : Meshaal n’était plus une figure bienvenue ni digne de confiance.
Ce fut particulièrement le cas après qu’il soit apparu clairement aux services de sécurité syriens que Meshaal avait, avec des dizaines de membres du Hamas, soutenu des groupes armés, révélé la localisation de sites secrets du Corps des gardiens de la révolution iranienne (CGRI) et de la résistance libanaise Hezbollah, fait passer des armes en contrebande à l’opposition armée, notamment dans le camp de réfugiés stratégiquement situé de Yarmouk, et dans la région de la Ghouta orientale, et fourni à l’opposition armée une expertise dans le creusement de tunnels secrets.
L’isolement de Meshaal est devenu évident à la fin du mois de décembre 2021, lorsque le Hezbollah a refusé de le recevoir au cours d’une visite qu’il a faite à Beyrouth, alors qu’il était officiellement le responsable des relations extérieures du Hamas.
Selon la même source du Hamas, Meshaal a tenté de perturber le consensus des dirigeants du Bureau politique et du Conseil de la Choura sur le rétablissement des relations avec la Syrie, en « divulgant, à la fin du mois de juin dernier, la décision prise lors de la réunion du Bureau politique de retourner à Damas ».
Le Hamas post-Meshaal
La divulgation de Meshaal a provoqué un chaos médiatique, suivi de tentatives de pression sur le Hamas pour qu’il fasse marche arrière. Une déclaration publiée par huit des plus importants érudits des Frères musulmans a conseillé au Hamas de reconsidérer sa décision en raison des « grands maux qu’elle va entraîner pour la Oumma ».
Simultanément, Meshaal a continué d’essayer de rétablir les relations avec la Jordanie, en même temps qu’avec l’Iran, le Liban et la Syrie. Cependant, avec l’annonce faite par le Hamas de son prochain retour en Syrie, « les efforts déployés par Meshaal et, à sa suite, par les Qataris, sont restés lettre morte », affirme la source du mouvement.
La normalisation des relations entre le Hamas et la Syrie est importante, non seulement pour les dividendes militaires qu’elle peut rapporter à la résistance palestinienne, mais aussi parce qu’elle pourrait ouvrir la voie au rétablissement des liens de la Turquie et du Qatar avec la Syrie, même si Doha doit y aller en traînant les pieds.
Avec la décision de mettre sur la touche le camp Meshaal au sein du Hamas, il semblerait que ce soit le Hamas – et non la Syrie – qui ait finalement fait l’objet d’un changement de régime dans cette bataille géopolitique régionale pour l’influence.
Auteur
Source : ‘Regime change’ in Hamas and a return to Syria (thecradle.co)
URL de cet article : http://blog.lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.fr/index.php/20997-2/
Septembre 2022
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