Après les BRICS, le RIC !
Poutine prend l’initiative d’un sommet trilatéral avec l’Inde et la Chine
Melkulangara Bhadrakumar – Strategic Culture – 4.12.2018
Le sommet trilatéral qui a réuni la Russie, l’Inde et la Chine, en marge du G20 de Buenos Aires, le 1er décembre, est un événement qui fera date dans la politique asiatique à la fois sur le plan international et en matière de sécurité. La rencontre au format RIC a fait un grand bond en avant, quand les gouvernements des trois pays ont pris la décision de « tenir désormais de tels sommets trilatéraux lors des occasions multilatérales » – selon la déclaration faite par un haut fonctionnaire du ministère indien des Affaires étrangères.
Ce qui est particulièrement intéressant, c’est que l’initiative est venue du président russe Vladimir Poutine et que le Premier ministre indien Narendra Modi et le président chinois Xi Jinping ont chaleureusement accepté, d’instinct, son idée. Les trois dirigeants ont ressenti profondément le contexte dans lequel la rencontre s’est déroulée.
Ils ont fait allusion aux impératifs de coopération et de coordination auxquels ont à faire face leurs pays respectifs, s’ils veulent relever les défis qui se posent à eux en matière de sécurité et de développement. Promouvoir un système multilatéral, la démocratisation de l’ordre international, la paix et la stabilité dans le monde, sont des priorités qui ont été soulignées à de nombreuses reprises.
Il est significatif que les remarques du Premier ministre Modi aient été particulièrement emphatiques et spécifiques. Modi a noté que cette rencontre offrait « une occasion discuter librement et ouvertement de certains points-clés qui sont sources de vives préoccupations sur le plan international ». À quoi il a ajouté :
« Excellences, il ne fait aucun doute que le monde affronte une période de changements sérieux, d’instabilité et de tensions géopolitiques grandissantes. Des pressions graves sont exercées sur les gouvernements du monde. Les relations multilatérales et un ordre international fondé sur des règles communes sont de plus en plus rejetés par divers groupes unilatéraux, transnationaux et locaux et par diverses nations du monde. On peut s’en rendre compte en voyant que des sanctions sont imposées en dehors de tout mandat des Nations Unies et que des politiques protectionnistes s’imposent de plus en plus. »
« Le Programme de Doha, au sein de l’Organisation Mondiale du Commerce, a échoué. Depuis les accords de Paris, on n’a pas constaté le niveau espéré d’engagement financier, de la part des pays développés, en faveur des pays en voie de développement. C’est pourquoi, quand on en vient au climat, la justice est aujourd’hui en danger. Nous sommes encore très loin d’atteindre les objectifs d’un développement durable. »
On notera la critique à peine voilée de la politique US par Modi. Les trois dirigeants ont souligné que la Russie, l’Inde et la Chine ont un rôle de leadership important à jouer sur la scène internationale dans l’état présent des choses, et ils ont reconnu la nécessité de renforcer le mécanisme de coopération trilatéral du RIC.
On peut voir, dans le sommet RIC de Buenos Aires, l’évolution logique des glissements qui sont en train de se produire dans la géopolitique de l’Asie-Pacifique. En dépit des efforts musclés des États-Unis, les pays de la région se sont abstenus de s’associer aux mesures stridentes de l’administration Trump contre la Chine. Pour le dire simplement, ils ne tiennent pas à se retrouver empêtrés dans la politique erratique imprévisible des États-Unis.
Par ailleurs, la capacité US de dominer militairement la Chine diminue progressivement, et celle-ci, en revanche, étend son influence en Asie du Sud-Est et dans le Pacifique occidental, qui étaient jusqu’ici « sphère d’influence » exclusive de l’Amérique. Le projet America First de l’administration Trump a rebuté les pays d’Asie tels que l’Inde, qui recherchent des relations, avec les États-Unis, basées sur le mutuel et le bénéfice mutuels.
Poutine-Modi-Xi – Buenos Aires – Décembre 2018
Dans la perspective indienne notamment, Modi a montré de l’enthousiasme pour l’initiative de Poutine sur le sommet trilatéral RIC. L’analyse de Modi a besoin d’être expliquée. Modi n’a pas seulement ravivé les relations indo-russes, qui s’étaient altérées au cours de la décennie passée, il voit dans ce partenariat une autre possibilité d’ancrage de l’autonomie stratégique de l’Inde. Rétrospectivement, le sommet officieux Modi-Poutine de Sochi avait déjà été une occasion décisive d’affiner les stratégies régionales et internationales de l’Inde, dans un contexte international extrêmement volatile.
La décision énergique prise en octobre par Modi d’aller de l’avant avec le contrat sur les S-400 russes malgré l’immense pression exercée sur lui par les États-Unis, souligne la fermeté avec laquelle il entend poursuivre une politique étrangère indépendante. De fait, le sommet RIC s’est tenu dans le contexte immédiat de l’annulation de dernière minute de la rencontre du président Trump avec Poutine.
Deuxièmement, Modi tire parti du consensus auquel il est arrivé avec le président Xi, lors de leur sommet informel de Wuhan en avril. L’Inde et la Chine ont intensifié leurs contacts bilatéraux dans le but d’améliorer leur communication stratégique. Modi a tenu trois fois des sommets avec Xi depuis le mois d’avril. (La dernière rencontre « bilatérale » de Modi avec Trump date de novembre 2017.)
La distanciation calibrée de l’Inde vis-à-vis de la politique US de « containment » envers la Chine a été articulée avec une grande clarté par Modi, dans un important discours qu’il a prononcé au Dialogue de Shangri-La (Singapour) le 1er juin, où il a recherché une approche inclusive de la sécurité Asie-Pacifique.
L’« esprit de Wuhan » a produit des résultats positifs. Les tensions frontalières entre l’Inde et la Chine se sont apaisées et l’accent a été mis sur le renforcement de la confiance, dans l’attente d’une résolution du conflit. L’ambassadeur chinois en Inde a récemment déclaré que les relations bilatérales sont à leur meilleur niveau dans l’histoire.
Il est aisé de comprendre que Poutine ait choisi ce moment pour relier tous ces points en émettant sa proposition d’un sommet au format RIC. C’est une idée qui avait été soulevée déjà en 1996 par le grand penseur stratégique – alors ministre des Affaires étrangères – Ievgueni Primakov, mais elle était en avance sur son temps. Deux décennies plus tard, il est évident que le RIC ne doit pas nécessairement imposer des contraintes à la politique indépendante et hors-blocs de la Chine et/ou de l’Inde.
Vladimir Poutine et Ievgueni Primakov (†2015)
Entretemps, tout au long de ces deux décennies, le « triangle Primakov » a aussi engendré un vecteur oriental dans la politique étrangère russe, où la priorité a peu à peu été donnée par Moscou à ses relations avec les pays d’Asie. Ce qui est très important, c’est que le point fort de la doctrine Primakov – sa focalisation sur la coopération multilatérale et sur les institutions multilatérales – se révèle avoir été clairvoyante et démontre aujourd’hui sa pertinence.
Compte tenu de tout ce qui précède, la Russie voit, dans le mécanisme du dialogue RIC, un élément indispensable de la diplomatie multilatérale, qui peut peser dans le processus menant vers l’établissement d’un ordre mondial équitable. Comment va évoluer le format RIC au sommet, en tant que triangle stratégique, reste à voir.
Il y a une certaine asymétrie à l’intérieur du RIC, dans la mesure où la Russie entretient d’étroites relations militaires et politiques avec la Chine et avec l’Inde, ce qui n’est pas le cas entre la Chine et l’Inde. Il faut dire aussi que l’Inde et la Chine ont intérêt à entretenir un partenariat économique fort avec l’Occident. Ni l’Inde ni la Chine, d’ailleurs, ne recherchent une alliance « anti-occidentale ». Mais le format RIC est suffisamment flexible pour permettre des discussions sur un très large éventail de problèmes internationaux.
Politiquement, l’attitude de la Chine et de l’Inde vis-à-vis du RIC reste pragmatique, et les deux pays poursuivent des relations intensément coopératives à la fois avec l’Ouest et avec la Russie. Mais, dans la phase post-Wuhan, l’Inde et la Chine vont probablement envisager d’utiliser le potentiel des discussions du club RIC pour créer la traction nécessaire à une normalisation des relations sino-indiennes. La Russie a l’occasion de jouer ici un rôle unique en favorisant la confiance stratégique.
Dans quelle mesure Modi et Poutine ont-ils discuté franchement cet aspect du processus RIC au cours de leurs « sérieux » entretiens de Sochi en mai, ne nous a pas été révélé, mais ils travaillent sur une matrice. Il est aisé de comprendre que la Russie et la Chine ont aussi un intérêt commun à encourager l’autonomie stratégique de l’Inde.
Avec le temps, le format du sommet RIC est destiné à prendre forme comme modèle de sécurité régionale et internationale et de développement mondial. Un haut degré de rapports personnels existe déjà entre Poutine, Modi et Xi. Une des choses les plus frappantes à l’issue de ce sommet RIC, est la congruence stratégique des déclarations russe, indienne et chinoise.
Traduction : c.l. pour Les Grosses Orchades
Décembre 2018
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