Ce n’est pas qu’on veuille opposer Bruno Guigue à Antoine Manessis ni défendre un point de vue plutôt qu’un autre, mais…
Théroigne – LGO – 26.11.2019
Des responsabilités dans les défaites des peuples, il y en a beaucoup, et M. Manessis en énumère quelques-unes historiquement prouvées. Mais cela veut-il dire qu’un peuple seulement armé de sa masse et de sa représentativité puisse s’en tirer sans armes ? Cela reste à mon humble avis, sujet à discussion.
Certes, pour ne retenir que cet exemple, le peuple espagnol était armé et il a été vaincu. « C’est le choix de classe des gouvernements britanniques et français (plutôt Franco que le frente Popular) et non la démocratie parlementaire qui est responsable de la défaite » dit M. Manessis. Peut-on se permettre de dire qu’on n’est pas vraiment d’accord. Croit-on que les gouvernements – britannique, français ou autres – vont un jour se comporter autrement ? Le peuple espagnol n’avait, lui, d’autre choix que de les affronter dans des conditions d’inégalité meurtrières et il l’a fait. Mais les peuples britannique et français avaient, eux, le choix (oserais-je dire le devoir ?) de prendre les armes contre leurs gouvernements respectifs pour les empêcher de nuire, puisqu’ils ne pouvaient les en empêcher par les urnes (cela se saurait si c’était possible !). Ce n’était pas seulement un devoir de solidarité envers les Espagnols, c’était un impératif en matière de morale publique. C’était aussi leur intérêt. Non pas une prise d’armes tête de pipe par tête de pipe dans des brigades internationales, quels qu’aient été leur héroïsme et leur fraternité, mais par une véritable entrée en guerre CONTRE leurs propres classes dominantes à l’intérieur de chez eux. Accepter l’esclavage pour soi ne serait-il plus l’imposer aux autres ? Ce ne sont donc pas les Espagnols qui ont eu tort de choisir le fusil, ce sont les autres qui ont commis le péché mortel, y compris à leurs propres dépens, de ne pas les imiter.
On a l’impression à la fois de rabâcher et d’enfoncer des portes ouvertes en répétant cela, mais en aura-t-on jamais fini de citer Lénine sans jamais joindre le geste à la parole ?
Ce n’est pourtant pas sorcier : déjà Céline – pas vraiment un homme « de gauche » – ne disait-il pas, dans Bagatelles pour un massacre (1937), que, de la prochaine, ceux qui avaient été viande à canon seraient spectateurs, et ce, quelques décennies avant Debord ? Le « spectacle » a commencé bien des années avant l’ouverture des soi-disant hostilités, et il s’est poursuivi après la IIe, par l’admiration (prudemment de loin) des luttes révolutionnaires d’ailleurs, que, nulle part en Europe, on n’a eu l’idée d’imiter si peu que ce soit. On a pu rêver d’un Régis Debray se payant De Gaulle, Pasqua, les SAC et la Françafrique, au lieu d’aller « soutenir » platoniquement Che Guevera. Mais, hein…
Quand, bien avant celle de 1914, Lénine en exil la voyant venir sans oser y croire, ne cessait de répéter aux « gauches » de tout poil – socialistes, marxistes, pacifistes – « cette guerre, il faut la faire non pour eux mais contre eux. Qui l’a écouté ? Pas un seul. Pas un ! Jaurès ? N’a jamais préconisé la guerre intérieure. Et on sait ce qui lui est arrivé, la célérité qu’ont mise les bergers du peuple de gauche à voter les crédits militaires, et les frais du procès contre l’assassin qu’a dû payer la veuve dans un consensus général.
Pourquoi Lénine espérait-il cette guerre tout en la redoutant ? Parce que le peuple n’est jamais armé qu’en temps de guerre, des armes qu’on lui confie pour qu’il aille trucider ses semblables au profit de ses maîtres. Il a eu beau le dire et le répéter, il s’est adressé à des murs. De gauche.
Pourquoi, quand en 1917 la première et seule hélas grande mutinerie occidentale (Caporetto) a précédé celles de Russie, a-t-elle fini par aller s’enliser dans les sables du fascisme au lieu de se transformer en révolution ? Parce que Lénine n’avait jamais trouvé à qui parler, parce qu’il n’y avait pas, en Europe occidentale, un seul homme de sa trempe, capable d’éclairer (de convaincre, ô Maximilien), de canaliser les peuples autrement que dans le sillage d’aventuriers corses.
Parce que Robespierre était mort, Bonaparte a pu prospérer. Il a fait, d’un peuple qui était devenu le phare de l’humanité, un ramassis de brigands pillards. Qui pille encore et toujours. C’est de lui – « petit caporal » aux mains crochues – que date la conscription obligatoire des classes populaires et leur utilisation dans les guerres de rapines de leurs maîtres.
Qui, à gauche – à supposer qu’il en reste – a jamais pris la peine de tirer la leçon de la suppression de la conscription et du retour au mercenariat tous-azimuts immédiatement après la révolution des œillets ? Certes, les bidasses portugais n’ont pas su tirer parti de leur victoire (par manque de têtes pensantes idéologiques là où il en aurait fallu) mais ils n’en ont pas moins fait foutrement peur. Assez pour que les classes dominantes, et pas seulement portugaises, prennent, comme d’habitude, une longueur d’avance, en recourant préemptivement au mercenariat.
La parenthèse Bonaparte–IIe Guerre mondiale est refermée. Jamais plus les peuples ne seront armés par leurs maîtres. L’occasion de se servir des armes des esclavagistes contre eux-mêmes n’a été saisie qu’une seule et unique fois dans l’histoire. (Et un petit peu à la fin de la guerre du Vietnam par les GI’s.)
Cela veut-il dire, comme M. Manessis semble le croire, que les peuples seront jamais en état, par leur seul nombre et par le jeu truqué des urnes, de faire changer durablement la donne ? « Rien n’est jamais acquis à l’homme… », ce n’est pas moi qui le dis. Il n’y a, au contraire, pas d’exemple d’une expérience majeure – hormis celles obtenues et consolidées par les armes – qui n’ait pu être renversée ou pervertie. Sans même invoquer l’effondrement de l’URSS, il n’y a qu’à voir l’état actuel des démocraties scandinaves.
Donc, les peuples occidentaux n’ont plus les moyens de s’armer. Mais ce qui leur manque par-dessus tout, ce ne sont pas des armes, c’est de la détermination, de l’ingéniosité, du courage et, plus que tout, des principes, de ces principes qui ont fait accomplir à nos aïeux les miracles que nous avons laissé tomber en quenouille sans même savoir comment les ramasser dans la fange.
On en est donc là : les peuples ont régressé non pas d’un siècle comme le déplorait Saint-Just mais d’un millénaire au moins. Nous nageons en plein Bas-Empire. Sur qui peuvent-ils compter pour les éclairer et les aider à remonter la pente ? Sur personne. Les appareils de partis socialistes ou communistes n’ont rien à envier à la démocratie chrétienne en matière d’inanité et de corruption. Il faut repartir de zéro, peut-être même en repassant par les temps préhistoriques… Hauts les cœurs.
Je me permets d’évoquer ici, en passant une expérience belge dont les jeunes générations ne savent sûrement rien : dans les années 70, une poignée de militants des CCC (« Cellules Communistes Combattantes ») a tenté une expérience audacieuse. C’était l’époque où l’installation en Europe de bombes nucléaires US faisait sortir dans la rue un million de manifestants (à Bruxelles) et même davantage (à Rome). Ces militants s’étaient dit que le moment était venu de passer à la vitesse supérieure, de s’en prendre offensivement au système au lieu de lui chanter des slogans. Et ils se sont mis à faire sauter des endroits particulièrement significatifs : le siège du patronat belge, celui de certaines banques, le pipe-line de l’OTAN, etc… Sans qu’il y ait jamais de victimes. Le public était prévenu à temps d’avoir à s’écarter. Ce qu’ils escomptaient ? Que « la masse » (des manifestants) se radicalise un peu, qu’elle s’en prenne aux vrais responsables, réfléchisse à ce qu’elle faisait, identifie bien ses ennemis et passe des paroles aux actes… Ils se faisaient des illusions. La classe au pouvoir est partout rompue à faire face à ce genre de situation : elle a organisé un « faux drapeau » où il y a eu mort d’homme. Oh, pas un militaire ni un policier, juste un pompier ! Et les quatre (ils étaient quatre), qui étaient dans le collimateur depuis toujours, ont été arrêtés et accusés du crime. Rien de bien différent de la manière dont Georges Ibrahim Abdallah a été fait aux pattes (voir ce qu’en dit l’article en fin de post).
Lorsque, libéré après 17 ans de réclusion, Pierre Carette a été un jour invité à plancher par des militants communistes de la banlieue « rouge » de Seraing, il a été stupéfait et consterné par leur absence totale d’éducation et, disons le mot, de conscience politique. « Mais qu’est-ce que le parti a appris à ses militants pendant toutes ces années ? » La réponse était pourtant simple : rien. Et ceci n’est pas valable que pour le PC belge mais tout autant pour le PCF, le PCI et les autres formations qui se disent (et se croient peut-être) de gauche.
Au cours d’une longue vie et d’expériences diverses, je n’ai jamais vu qu’un seul endroit où les militants eussent été fermement priés de lire, de réfléchir et de discuter idéologiquement : la JCR de Krivine dans les années 1960. Certes, ils étaient trotskistes, personne n’est parfait, mais où sont les autres ? Qui fera comprendre aux Gilets Jaunes que s’obstiner à aller s’offrir aux balles et aux gaz toxiques ne les mènera nulle part, qu’il faut s’asseoir et réfléchir, décider quels risques valent la peine d’être pris, lesquels sont possibles et les prendre ?
M. Manessis a raison de considérer comme définitivement nuls et non avenus les « partis » y compris communistes traditionnels, du passé faisons table rase, mais il ne sert à rien de préconiser « un projet progressiste alternatif » : il n’y a personne pour l’élaborer, personne pour le mettre en œuvre. Ils sont seuls et ils ne savent rien. Ce n’est pas gai, c’est la réalité. La regarder en face ou se mettre la tête dans le sable ? Ou continuer à ergoter dans le vide (tout plutôt qu’agir !) ?
Les pseudo-historiens révisionnistes petites mains de l’oligarchie ont beau se donner un mal de chien pour déconsidérer la Résistance. Quoi qu’ils en disent, et même si on sait que le Reich nazi a été vaincu par le Petit Père des Peuples et ses 25 millions d’auto-sacrifiés, elle n’a pas fait que de la figuration. Elle était armée et elle s’est servie de ses armes contre un envahisseur beaucoup plus armé qu’elle. D’où vient que, personne, aujourd’hui, ne les imite contre l’envahisseur du dedans ?
Ma modeste proposition de vieillarde impotente aux GJ reste qu’ils feraient bien de lire, de se passer, de discuter aux ronds-points, le Lénine de Gérard Walter. Non pas pour mettre leurs pas dans ceux de Vladimir Ilitch (encore que…), ni pour l’imiter servilement (encore faudrait-il…), mais pour savoir au moins ce qui les attend, dont rien ne leur sera épargné, donc ce qu’il leur faudra vaincre. À moins qu’ils préfèrent se coucher dans le caniveau pour attendre la mort.
Avec le fusil seul ? Non, certes. Mais sans le fusil ? Y croie qui veut.
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Novembre 2019
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