Viktor Pelevine

 

 

Critique macédonienne de la

pensée française

 

Traduit du russe par Galia Ackerman et Pierre Lorrain

(avec la collaboration d’Ada Ackerman)

 

 

« Toute conception forme la base d’un état dualiste de l’esprit, et cela produit la samsara suivante »

Tulku Urgyen Rimpotche

 

« Tout l’univers sent le pétrole »

William James

 

 

    Par son statut social, Nassykh Nafikov, connu de ses amis et d’Interpol sous le sobriquet de Kika, était un Nouveau Russe typique de l’époque de l’accumulation initiale du karma. En fait, d’un point de vue ethnique, il n’était pas russe, mais il aurait été trop osé de le qualifier de Nouveau Tatar. Passons-nous donc d’étiquettes pour raconter, en toute simplicité, son histoire horrible et fantasmagorique qui a poussé certains êtres sensibles, informés de l’affaire par la presse de caniveau, à le surnommer le Gilles de Rais de notre époque.

    Nafikov naquit à Kazan, mais grandit en Europe. Sa plus tendre enfance – moment où se forme le squelette de la personnalité – se déroula dans des crèches et maternelles anglophones, puis dans des écoles cosmopolites pour enfants de diplomates. Kika mémorisa à tout jamais un vers accroché au-dessus du lavabo dans un de ces établissements :

 

We condemn in strongest terms

Dirty nails that harbour germs1 !

 

    Les impressions de son enfance, qui échappaient au contrôle des parents, firent de Kika un Européen plutôt qu’un « Eurasien », comme aimait à se définir son père qui souhaitait que son fils lui ressemblât. Or, son rejeton percevait ce mot sauvage comme la dénomination d’un homme qui, en forme, pourrait passer pour un Asiate en Europe, et pour un Européen en Asie. Quant à l’Eurasie dont son père aimait causer, elle était à ses yeux une sorte d’Atlantide virtuelle qui se serait noyée dans le porto bien avant sa naissance.

    Au moment où son fils vint au monde, Nasratullah Natikov était un gros bonnet du parti au Tatarstan. Lorsqu’il mourut, il était un magnat du pétrole qui avait échangé, avec profit, une rente du parti contre une rente dans les ressources naturelles. Il eut une apoplexie à la suite d’une décision du gouvernement, soit de réduire les quotas, soit d’augmenter les prélèvements. Mais on ne lui permit pas de s’en aller de mort naturelle : un sniper l’acheva discrètement à l’hôpital. On murmurait qu’il s’agissait d’Alexandre Solonik en personne, surnommé Choura de Macédoine2 à cause de son talent extraordinaire pour le tir à la macédonienne : faire feu des deux mains, sans viser. Il aurait dépensé beaucoup trop en faisant la noce à Kazan et, pour se renflouer, il aurait accepté un contrat. Un élément témoignait en faveur de cette hypothèse : dans le grenier de l’immeuble en face de l’hôpital, on retrouva un fusil belge de calibre 5,45, le modèle de prédilection du célèbre artiste liquidateur pour de telles occasions. Néanmoins, l’hypothèse présentait une faille : Solonik avait été tué à Athènes bien avant les événements de Kazan. Faut-il préciser que c’était justement pour ça que les gens y croyaient dur comme fer ?

    Kika Nafikov concevait mal les réalités russes et il ne saisit jamais totalement la véritable raison  de la tragédie. Sous la pression de son père, il étudiait la philosophie à la Sorbonne, mais avait aussi suivi quelques cours d’économie. Il était donc capable de comprendre tout ce qui concernait les prélèvements et les quotas. Mais, comme lui expliqua le triste messager de sa patrie, la vraie raison était que son père « avait serré les couilles d’un cheval gris », ce qui était une chose à ne pas faire, puisque « dans un coin, le toit mordait »3. Kika, frappé par la force naturelle de la langue russe qu’il connaissait moins bien que l’anglais et le français, ne demanda pas d’autres détails.

    Nombreux furent ceux qui regrettèrent Nafikov l’aîné : malgré son habileté en affaires, c’était un homme bon. D’une certaine manière, les causes de l’apparition de ces étranges idéalistes soviétiques en URSS resteront pour toujours un mystère de l’univers.

    La mort de son père, qui coïncida avec la fin de ses études, transforma Nafikov le jeune en homme riche. Et même très riche selon les critères de n’importe quel pays du monde. Après avoir parcouru l’Europe de fond en comble, Kika s’installa en France, à Cap-Ferrat, où feu l’Eurasien avait fait en sorte, avant même la fin du communisme, d’« eurasianiser » une modeste villa. La bâtisse, dans le style pueblo – un cube de couleur sable au toit transparent –, aurait été plus à sa place quelque part du côté d’Albuquerque, Nouveau Mexique. Une enceinte la protégeait des regards indiscrets et elle n’était visible que de la mer. Les sept éléphants en bronze du sculpteur Tsereteli4 que Nafikov l’aîné avait installés, à l’époque eltsinienne, tout le long du sentier qui menait à la mer (Kika se souvenait depuis son enfance que le plus grand pesait autant qu’un char Tigre), furent balancés dans la Méditerranée par une équipe d’ouvriers à qui Kika versa une prime spéciale pour le travail de nuit. Cet acte ne révélait pas une quelconque indifférence du jeune homme pour les œuvres d’art. Il pressentait seulement que ces animaux étaient, pour son père, une sorte d’installation antichar destinée à le protéger contre l’assaut de la réalité. Il avait donc de bonnes raisons de les licencier pour inefficacité professionnelle.

    Il est difficile d’établir avec certitude de quand datent les premiers signes de la maladie mentale de Kika. Des rumeurs sur sa folie commencèrent à courir à cause d’une innovation qu’il introduisit dans sa villa. Dans chaque pièce, même dans la salle de gym occupée par un home-trainer universel, couvert de poussière et qui ressemblait à un Martien de Wells, il fit installer un téléviseur qui ne montrait, du matin au soir, que la chaîne « Kika » : un canal pour enfants de la télévision allemande, qui diffusait essentiellement des dessins animés. Il était impossible de se brancher sur une autre chaîne. Beaucoup de gens pensaient que Kika devait son sobriquet à cette bizarrerie.

    Le jeune Nafikov ne parlait pas l’allemand, et l’on aménagea une pièce au sous-sol pour un interprète qui faisait la traduction simultanée de toutes les émissions. Vers la fin de la journée, le pauvre homme était fatigué et s’embrouillait, mais Kika s’en moquait, car ses erreurs étaient parfois du plus haut comique. Il fut malgré tout obligé d’embaucher un deuxième interprète car
le premier ne parvenait plus à supporter la charge. Un ami de Kika eut l’idée de donner aux deux traducteurs des pilules qu’il avait ramenées d’Amsterdam : elles provoquaient une certaine confusion mentale qui se manifestait par une logorrhée délirante. Leur travail devint alors tellement amusant que des relations se faisaient inviter tout exprès pour y assister. Les deux spécialistes, comprenant ce que l’on attendait d’eux, négocièrent une augmentation de salaire pour compenser le caractère pénible et le danger pour la santé que présentait leur travail, et s’accommodèrent de la situation. Les invités shootés de Kika les avaient surnommés Urim et Thummim, par analogie avec les pierres célestes qui avaient aidé à traduire la bible des Mormons.

    Selon d’autres sources, Nafikov reçut son sobriquet bien avant cela, pendant ses études de philo à Paris. Il lui aurait été donné par son directeur d’études qui croyait que l’élève ne s’ouvrait véritablement à la philosophie que s’il en recevait, sans réserve, la flamme de son précepteur. La technique concrète du transfert de ladite flamme surprit quelque peu le novice venu de la Russie profonde, mais ses aspirations vers un idéal européen raffiné l’aidèrent à surmonter la gêne et la honte. Tels étaient du moins les souvenirs de feu le philosophe Zourab (Zizi) Merdachvili5, qui avait lui aussi participé avec Nafikov au cours sur la théorie de la connaissance (dans une œuvre dont il sera question plus bas, Kika estime que l’étymologie de ce dernier mot viendrait de « cons de naissance ».)

    Feu Zizi n’a jamais rédigé de Mémoires et nous ne connaissons son témoignage qu’à travers le récit d’une tierce personne, ce qui est une source trop incertaine pour lancer des affirmations qui peuvent avoir des suites judiciaires. Pour cette raison, nous nous abstiendrons de citer le nom du directeur d’études de Kika. Il est encore en vie et sa célébrité dépasse les cercles professionnels. Nous nous limiterons donc à une seule allusion : il s’agit d’un philosophe que l’on tient, ces dernières années, pour le sex   symbol de la femme française cultivée entre quarante-cinq et soixante ans.

    Répétons-le : il nous est impossible d’affirmer que le camarade d’études de Nafikov disait la vérité. Mais il est difficile de ne pas remarquer que ses paroles expliquent aussi bien l’attachement de Nafikov à la chaîne de télévision « Kika» que son obsession purement négative pour la philosophie française. Il fit d’ailleurs de sa critique virulente la passion principale de sa vie. Et l’on a envie d’ajouter que tout cela aurait été très drôle, si cela n’avait pas été aussi horrible. Mais avant de passer à la partie sombre de cette histoire, finissons-en avec la partie gaie, car celle-ci se transforme en l’autre graduellement et sans bruit.

    Kika se prenait pour un penseur qui avait surpassé ses maîtres français. C’est clairement perceptible dans les titres de ses premiers essais : « Comment Baudrillard nous a bourré le mou », « Derrida nous dérida », etc. Il est peu aisé de se prononcer sur ces textes : pour un profane, ils sont aussi peu compréhensibles que les œuvres des grands Français qu’il y analyse. Quant aux connaisseurs, leurs réactions sont aussi brumeuses que verbeuses; la conclusion s’impose que sans le professeur de la Sorbonne et sa manière d’introduire la flamme sacrée, il est impossible de comprendre quoi que ce soit à l’œuvre de Nafikov, ou même d’apprécier ses capacités professionnelles. « Crétin génial », « nullité céleste » et autres épithètes évasifs qui lui ont été octroyés par des experts commis par Interpol n’ont pas aidé l’instruction. Au contraire, ils l’ont complètement embrouillée, en créant l’impression que les philosophes modernes ressemblent à une bande internationale de Gitans voleurs de chevaux qui, à la moindre occasion, emportent avec des hululements dans la nuit les derniers restes de simplicité et de bon sens.

    Le titre de l’essai le plus connu de Kika, Critique macédonienne de la pensée française, reflète certainement son drame familial et fait allusion à Sacha de Macédoine, le meurtrier légendaire de Nafikov l’aîné. Cet essai, qui mêle des souvenirs d’enfance, un journal intime, un traité de philo et des spécifications techniques, est une composition bizarre de textes hétérogènes qui, au premier abord, n’ont aucun lien entre eux malgré des passerelles. Seule une lecture très attentive permet de percer la logique cauchemardesque de l’auteur et de pénétrer dans sa dimension intérieure. Précisons qu’il s’agit là d’une aubaine extraordinaire, car les maniaques laissent rarement des témoignages sur la logique de leur pensée.

    La partie philosophique de Critique macédonienne constitue une tentative de déboulonner de leur piédestal les plus grands philosophes du siècle dernier. Michel Foucault, Jacques Derrida, Jacques Lacan, etc. Aucun nom connu n’y est oublié. Le titre du travail découle de la méthode employée par Kika : le tir à deux mains, sans viser, dont il parle lui-même dans une brève préface. Il atteint ses objectifs grâce à une technique originale : l’auteur personnifie un ignare qui n’a jamais lu ces philosophes, mais a seulement entendu quelques citations et termes puisés dans leurs œuvres. Pour lui, même ces fragments disparates sont suffisants à démontrer la nullité totale de ces grands Français, et il n’y a nul besoin de se plonger pour cela dans leurs textes originaux, d’autant plus qu’« un esprit obtus s’y noierait comme un fer à repasser dans un océan de merde, et un esprit fin comme une lame en acier damassé ».

    Cependant, s’il a écrit un pamphlet, Kika ne l’en a pas moins voulu scientifiquement correct et précis en utilisant force citations et même des formules mathématiques. Cette approche aurait pu être intéressante, si le critique ignare personnifié par l’auteur n’était pas lui-même – et sans doute possible – un philosophe français. Hélas ! un lecteur non préparé plongeant dans les passages philosophiques de Critique macédonienne se sentira immanquablement dans la situation du fer à repasser mentionnée par Nafikov. Toutes les accusations qu’il porte contre les Français peuvent être tournées contre lui dans les mêmes termes.

    Voici, par exemple, comment il compare Baudrillard et Derrida : « Quant à Jean Baudrillard, on peut remplacer toutes les affirmations de son texte par des négations, sans que le sens en soit affecté. De plus, on peut remplacer aussi tous les substantifs par leurs antonymes, et cela non plus n’aura aucune conséquence. j’irai même plus loin : on peut faire ces opérations simultanément, dans n’importe quel ordre, et même plusieurs fois de suite, et le lecteur ne ressentira toujours pas de changement notable. Jacques Derrida, m’accordera un véritable intellectuel, plonge plus profondément et reste plus longtemps sans refaire surface. Chez Baudrillard, il est encore possible de changer le sens de l’énoncé par son opposé, alors que chez Derrida, dans la plupart des cas, aucune opération ne permet de changer le sens d’une phrase. »

    Il saute aux yeux que Kika est surtout irrité par Baudrillard. Souvent, il l’appelle « Baudrillacre », dans un raccourci avec le mot « simulacre ». (s’il abuse terriblement de ce mot dans son ouvrage, il y précise néanmoins : « Le lecteur comprendra que le mot « simulacre » tel que je l’utilise n’est qu’un simulacre du terme « simulacre » chez Baudrillard »). Cette irritation est facile à expliquer: c’est justement Baudrillard qui fut à l’origine de la découverte qui a fait de Kika un criminel, mais qui l’a en même temps propulsé, du moins à son avis, bien à l’avant-garde de tous les autres penseurs modernes.

    La haine de Nafikov pour ce philosophe apparaît comme un complexe d’Œdipe intellectuel qui se manifeste par le désir d’annihiler son prédécesseur idéologique, en transposant sur lui, magiquement, le sort de son père terrassé par toute la puissance de la critique macédonienne. Derrida et Saussure paient les pots cassés d’une trop bonne compagnie. Et c’est ici que nous entamons le passage du drôle à l’horrible.

    Après avoir pulvérisé ses précepteurs idéologiques avec deux armes à la fois, Kika pose pensivement une question : pourquoi la philosophie française existe-t-elle ? Sa réponse est la suivante : il s’agit d’un hochet intellectuel payé par le capital multinational rien que dans le but de détourner l’attention de l’élite de l’humanité d’un secret horrible et honteux charrié par la civilisation.

    Kika pensait être le premier à avoir vu ce secret dans toute sa terrifiante simplicité. Le germe qui a donné naissance à sa manie sommeillait paisiblement dans l’ouvrage de Baudrillard L’Échange symbolique et la Mort. Nous citerons les paroles fatales un peu plus tard : pour comprendre la réaction qu’elles ont produite en Kika, il faut imaginer le mélange détonant qui se trouvait déjà dans sa conscience à ce moment-là. Il n’est pas difficile de le faire : dans Critique macédonienne, il consacre une place importante à ses souvenirs, en anticipant sans doute l’attention des historiens.

    Au début, il décrit le rôle joué par le pétrole dans sa vie. Enfant, il avait déjà compris à quel point le bien-être de sa famille en dépendait, et il avait eu une réaction enfantine spontanée en l’illustrant par des dessins. Son père accrocha au mur de son bureau certains d’entre eux et les y laissa plusieurs années. L’un montre un homme d’aspect sinistre, ressemblant à Barbe Bleue ou à un ogre, qui tient au-dessus de son visage renversé un récipient rond où l’on voit les contours des continents et d’où un fin filet noir se déverse directement dans sa bouche. La légende, en lettres bariolées encore incertaines, explique : « Papa boit le sang de la terre. » Un autre, tout aussi intéressant, se trouvait à côté : il représentait un bonhomme fait non de neige, mais de pétrole gelé, avec le visage de Lénine (comme Kika avait dessiné la moustache et la barbiche de Lénine en blanc sur noir, le bonhomme ressemblait plutôt à Kofi Annan). Un poème écrit par sa maman complétait le dessin :

 

Qu’est-ce le capital noir

Qui envahit la terre entière ?

Il porte un drôle de képi

Et grasseye comme Lénine6!

 

    Lorsqu’il fut un peu plus grand, Kika se mit à dévorer les livres. Il apprit dans les nombreuses encyclopédies pour gosses offertes par son père que le pétrole n’était pas le sang de la terre, comme il le croyait naïvement, mais une sorte d’humus combustible formé à partir des restes d’organismes vivants qui avaient peuplé la planète dans des temps préhistoriques très lointains. Il fut bouleversé en apprenant notamment que les dinosaures – que seule une animation sur ordinateur semblait pouvoir faire ressusciter – n’avaient pas disparu sans trace, mais existent à notre époque sous forme de ce liquide noir épais et malodorant que son père faisait extraire des profondeurs de la terre. Lorsque cette pensée le visita pour la première fois, il demanda à son père : « Papa, combien de dinosaures par heure notre voiture consomme-t-elle ? »  Ces paroles que son père perçut comme un délire d’enfant avaient, comme nous pouvons le constater, un fondement plutôt sérieux.

    Naturellement, le petit Kika ne s’intéressait pas qu’au pétrole. Comme d’autres enfants, il se posait de grandes questions auxquelles aucun adulte ne peut donner de réponse. Son père répondait comme il le pouvait, en sentant avec honte qu’il ne comprenait rien au monde dans lequel il gagnait un argent fou. Bref, tout se passait comme dans n’importe quelle famille ordinaire. Un jour, Kika demanda où allaient les gens après leur mort.

    C’était dans l’intervalle entre deux voyages à l’étranger. Or, le gosse fréquentait temporairement le jardin d’enfants de Kazan où il allait au pot avec le petit-fils du secrétaire à l’idéologie du parti communiste soviétique. Nafikov l’aîné, parvenu au sommet de son Olympe personnel uniquement grâce à son intuition, tomba en arrêt. Son flair lui indiquait qu’il devait être très prudent dans sa réponse : on ne comptait plus les carrières ruinées à cause de petites gaffes. Prétextant un mal de tête, il pria Kika de le laisser tranquille et, dès que son fils sortit, il ordonna à son assistant de lui préparer d’urgence un mémo bien pesé et clair rapportant la position de l’idéologie officielle sur le sujet.

    Le lendemain, Kika, bouleversé, apprit qu’après sa mort, l’homme soviétique vivait dans les fruits de son travail. Cette information inspira au garçon une nouvelle série de dessins lugubres : des grues composées de  centaines de mains accrochées les unes aux autres ; des trains qui avançaient, comme des mille-pattes, sur des milliers de jambes ; des avions à réaction où les yeux du constructeur général lançaient des flammes par les tuyères, et d’autres choses du même genre. Il convient de remarquer que Kika ajoutait à toutes ces machines, même aux avions, une bouche dans laquelle rentraient, par colonnes, de minuscules dinosaures ressemblant à des poules noires plumées.

    Si Kika eut un échange d’expérience métaphysique avec son voisin de pot de chambre, il ne nuisit en rien à la carrière paternelle. Mais l’explication du mystère de l’existence soviétique après la mort s’ancra dans la conscience de l’enfant si profondément qu’elle forma, on peut dire, la base de sa conception du monde. Naturellement, ce thème se retrouva bientôt relégué à l’arrière-plan de ses autres intérêts enfantins. Des années plus tard, Kika étudiait la philosophie à la Sorbonne, lorsque les privatisations commencèrent en Russie. L’ancienne question remonta alors à la surface depuis les sombres abîmes de son esprit.

    Si l’on admet que les Soviétiques continuaient à vivre après la mort dans le fruit de leur travail, il est légitime de se demander ce qu’ils devinrent, ces constructeurs du socialisme, lorsque ce fruit fut transformé en espèces sonnantes et trébuchantes au profit d’un groupe restreint de camarades chanceux, et cela dans des conditions très avantageuses ? Le fait que son propre père faisait partie dudit groupe donnait à ce problème une dimension personnelle, et donc particulièrement pénible. Où étaient-ils désormais, les joyeux constructeurs de Magnitka et de Komsomolsk, les vaillants pionniers du cosmos et des terres défrichées, les sévères conquérants du Goulag et de l’Arctique ?

    La réponse qui consistait à dire que le fruit de leur labeur avait pourri et était perdu à jamais ne satisfaisait pas Kika : il savait que les choses se changeaient l’une dans l’autre, de même que les parents se perpétuaient dans leurs enfants : les pièces d’une machine-outil étaient fabriquées avec une autre machine-outil, et l’acier était fondu pour redevenir acier. Il rejetait également l’autre réponse courante selon laquelle tout aurait été volé, vendu et exporté. Il se positionnait non pas d’un point de vue juridique ou légal, mais philosophique et métaphysique. On pouvait étudier, des mois durant, les organigrammes d’entreprises et les itinéraires de la fuite des capitaux, on pouvait apprendre par cœur les biographies des oligarques (aussi bien les hommes de paille que l’on voyait sur tous les écrans télé que les vrais magnats très peu connus du citoyen lambda crédule), mais cela ne donnait aucune indication sur ce qu’étaient devenus les millions d’âmes qui avaient mis leur foi dans le communisme après la fermeture du projet soviétique. Cette question s’enfonça comme un clou rouillé dans sa conscience et attendit son heure pendant de longues années.

    Naturellement, elle vint un jour.

    Donnons la parole à Kika et à sa Critique macédonienne :

    « C’était un midi d’automne ordinaire, clair et paisible. J’étais assis près  de la télé avec un livre; je crois que c’était L’Échange symbolique et la Mort de l’horrible Baudrillard. Je suivais du coin de l’œil un film d’animation qui passait sur l’écran : un pirate en tricorne dansait en riant joyeusement autour d’un coffre au trésor, en se penchant régulièrement pour piocher dans le tas de piastres d’or… Soudain, le couvercle s’abattit sur sa tête et en fit une pièce comme celles qui se trouvaient à l’intérieur. La nouvelle monnaie était encore vivante et le profil gravé clignait de son œil préservé, mais sa bouche semblait déjà collée à tout jamais. Juste à ce moment, Thummim qui planait complètement cessa de ricaner (c’était ainsi qu’il traduisait le rire du pirate) et demanda à je ne sais qui (sans doute à moi, puisqu’il n’y avait personne d’autre dans la villa) :

    – Tiens, c’est curieux. Et les autres piastres… Elles sont peut-être faites elles aussi avec la tête des gens, hein ? Peut-être que d’autres pirates sont venus avant, se sont approchés et pan, c’est fini, non ? Et, en quelques siècles, cela a rempli le coffre…

    Mon regard tomba sur la page et saisit dans un embrouillamini de sens différents une phrase bizarre : « le travailleur mort dans le capital ». Et le secret de l’argent devint aussi clair dans ma tête que le ciel derrière ma fenêtre. »

    Essayons d’expliquer ce que Kika appelait le « secret de l’argent ». Pour lui, l’argent est le « pétrole » qui reste des gens, cette forme sous laquelle leur force vitale investie dans le travail existe après leur mort. La masse monétaire qui circule dans le monde augmente, car elle est continuellement alimentée de vies nouvelles. D’où cette conclusion impressionnante : la clique financière internationale qui manipule des flux monétaires contrôle les âmes des morts, à la manière des prêtres égyptiens dans le film Le Retour de la momie qui dirigent, grâce à la sorcellerie, l’armée d’Anubis (le lecteur attentif de Critique macédonienne remarquera que Kika est plus à l’aise avec des exemples cinématographiques qu’avec des catégories philosophiques).

    Là se trouve la clé de l’énigme de la disparition post mortem du peuple soviétique. Le plésiosaure qui clapotait dans la mer à l’endroit où s’étend aujourd’hui le désert d’Arabie brûle dans le moteur d’une Honda japonaise. Et la vie d’un mineur stakhanoviste fait tic-tac dans une montre Cartier sertie de diamants ou bulle dans une bouteille de Dom Pérignon que l’on boit dans les quartiers chics de la chaussée Roubliovskoïe. Mais Kika va plus loin et adopte une position encore plus radicale : selon lui, la tâche du Goulag était de créer un réservoir alternatif de force vitale sans communication aucune avec celui qui se trouvait sous le contrôle des requins financiers de l’Occident. La victoire du communisme devait avoir lieu lorsque la quantité de matière « pétrohumaine » extraite de force dans les camps dépasserait les réserves à la disposition de l’Occident. Cela se cachait derrière le slogan : « Vaincre le capitalisme dans le combat économique ». La matière pétrohumaine communiste n’était pas simplement de l’argent, même si elle pouvait remplir également cette fonction. De par sa nature, elle était plus proche d’un pur extrait de volonté pleine de souffrance. Cependant, l’impensable arriva : après l’effondrement du système soviétique, cette matière fut déversée vers l’Occident.

    « La nature du processus désigné sous le terme « fuite des capitaux », écrit Kika, n’est rien d’autre que le transfert des énergies infernales de l’ex-Union soviétique directement dans les réservoirs mondiaux où est gardée la force vitale des démocraties de marché. Je crains que personne n’imagine tout le danger que recèle ce phénomène pour la vieille civilisation et la culture occidentales ».

    Il explique que le danger est lié à ce qu’on appelle le différentiel de soufre, un terme puisé dans le lexique des affaires de pétrole, et qu’il nomme le « facteur soufre ». La connaissance des techniques de l’industrie pétrolière dont il fait preuve dans ses calculs n’a rien d’étonnant : il est probable que la famille Nafikov discutait de ces questions au petit-déjeuner, tout comme l’on parle dans d’autres familles de foot et de météo. Nous prions le lecteur de nous pardonner si certaines notions dans les écrits de Kika lui semblent trop spécialisées, mais la citation qui suit est indispensable pour mieux cerner la logique démente de Critique macédonienne.

    « Si l’on mélange un demi-verre de Red Label avec un demi-verre de Black Label, écrit-il, le résultat en sera un meilleur whisky que le premier mais moins bon que le second. Pour le pétrole, c’est la même chose. Celui que la Russie vend sous la dénomination « Urals » n’est pas une catégorie de pétrole, mais le mélange d’une multitude de pétroles de composition différente que l’on pompe à travers le même oléoduc. Le résultat est un produit d’une qualité qui est la moyenne de celles de toutes ses composantes. Pour cette raison, les fournisseurs de pétrole de qualité supérieure, qui contient moins de soufre, obtiennent des compensations financières de la part des autres. C’est le « facteur soufre » calculé selon la formule :

    Fs = 3,68 (S2 – S1) dollars par tonne.

où S2 représente la quantité moyenne du soufre dans le mélange et S1 son contenu dans le pétrole de qualité supérieure. Le même principe de calcul est valable pour le Brent de la mer du Nord, le Saharan Blend d’Algérie, l’Arabian Light, etc. Chacune de ces appellations recouvre un cocktail d’une multitude d’ingrédients qui sont très différents les uns des autres. Il est cependant symbolique que l’Urals contienne beaucoup plus de soufre en comparaison des autres, ce qui reflète avec exactitude, poétiquement parlant, la spécificité de son extraction et d’autres aspects liés à sa production. Ceux qui ont l’expérience des affaires pétrolières russes connaissent le goût inoubliable du « facteur soufre » dans tout : depuis la première tasse du café matinal jusqu’aux cauchemars nocturnes. Et plus on s’approche de l’oléoduc, et plus forte devient l’odeur de soufre. D’où ce regard « perforateur » de l’élite pétrolière russe – que l’on retrouve sur les dernières photos de Baudrillard.

    Et puisque l’on parle de Baudrillard, voilà justement quelqu’un que l’on peut désigner sous le terme d’éminence sulfurique de la pensée française… »

    Et ainsi de suite. Si la construction de Critique macédonienne contient un principe quelconque, il ne peut être perçu qu’à travers de tels coq-à-l’âne. Oubliant momentanément le pétrole (et Baudrillard dès le paragraphe suivant), Kika lance une attaque éclair dans les lignes de ce qu’il définit comme le « verbiage conceptuel ».

    Il organise les penseurs français en deux colonnes en leur appliquant un critère qu’il appelle, sans fausse modestie, « le rasoir de Nafikov ».

    La première colonne regroupe ceux qui s’occupent de l’analyse des mots et que Kika nomme les « philosophes linguistiques ». Selon lui, ils ressemblent à des exhibitionnistes si profondément plongés dans leur vice qu’ils sont même parvenus à pervertir leur perversion : «À l’approche d’un lecteur solitaire, ils ouvrent devant lui leur imper, mais au lieu de montrer les parties intimes que promettent leurs yeux brillants de luxure, on ne voit qu’un slip avec le mot brodé « b…te ». »

    La deuxième colonne est composée des « philosophes non linguistiques », c’est-à-dire de ceux qui essaient de faire autre chose que l’analyse de mots. Pour que l’analogie citée ci-dessus soit valable pour eux également, écrit Kika, il suffit de s’imaginer que « notre exhibitionniste est une femme travestie. Et pas simplement une femme, mais une vierge qui n’a jamais appris à couvrir d’un mot indécent sa foi que les bébés naissent dans les choux ».

    Cette imagerie colorée aurait pu être à l’honneur de notre antihéros, si nous ne savions pas, par Zizi Merdachvili, que sur cette question, Kika avait suivi les préceptes d’un autre professeur parisien dont nous tairons ici le nom pour la même raison que pour le premier : il est peu probable que quelqu’un veuille reconnaître avoir nourri de concepts et de syllogismes l’esprit perverti d’un maniaque. Nous nous bornerons à donner un indice : il s’agit d’un philosophe que l’on positionne comme le symbole de l’intelligence victorieuse dans l’horizon spirituel des Françaises de plus de trente-cinq ans menant une vie sexuelle active.

    Il est difficile de dire ce que Kika a emprunté aux autres et ce qu’il a découvert lui-même. Mais on peut lui attribuer, sans risque d’erreur, la pensée suivante issue de la partie consacrée au « verbiage conceptuel » :

    « Les Français ont tort de penser qu’ils ont inventé la « déconstruction ». Lorsque j’étais encore gamin à Kazan, je savais déjà de quoi il s’agissait, comme l’avaient su avant moi plusieurs générations de malfrats de la ville. Derrida a tout bêtement traduit en français le mot tatar “razborka », point barre. Mais si l’école linguistique essaie d’affirmer que tout se réduit aux mots, je dirai… Je dirai… Non ! vous n’obtiendrez pas de Kika qu’il commence une razborka. Kika procédera plutôt à une déconstruction. Il pointera en silence le doigt sur votre slip, oubliera à tout jamais votre existence et descendra au sous-sol chez Urim et Thummim pour fumer un joint de premium d’Amsterdam. » (Dans une autre version de Critique macédonienne, le mot perestroïka8 remplace razborka.)

    Lorsque Kika revient enfin à l’exportation des capitaux et au facteur soufre, rare est le lecteur qui se souvient encore de quoi il s’agit. Mais l’auteur se sent tout à fait à l’aise, comme s’il n’avait jamais dévié de son sujet :

    « Si l’oléoduc est habituellement utilisé pour du WTS (West Texas Sour), et que l’on y déverse de l’Urals au facteur soufre élevé, les raffineries recevront une matière brute d’une composition entièrement différente et toutes leurs formules de traitement se révéleront inadaptées. Même un crétin est capable de comprendre cela. Mais l’on considère, je ne sais pourquoi, que les trente milliards de dollars qui quittent chaque année la Russie peuvent se mélanger sans problème avec le capital occidental. On estime que lors du transfert, la force vitale devient totalement anonyme, et que l’argent en provenance de Russie ne diffère en rien de celui du budget militaire du Pentagone, de la fortune privée de Bill Gates ou de la dette extérieure du Brésil. Or, les entités dont il est question sont de nature tellement différente qu’en aucun cas on ne peut les mélanger, comme on ne peut mélanger I’Urals et le WTS. »

    Plus loin, Kika nous livre une observation fort intéressante :

    « Il convient de préciser, en passant, qu’il existe deux sortes de pétrole extrait dans des points différents du globe qui peuvent se remplacer mutuellement, car ils sont pratiquement de la même qualité et possèdent le même facteur soufre. C’est un symbolisme terrible et significatif : il s’agit du mélange russe Urals et du pétrole irakien Kirkuk. Oh, Saddam ! Oh, Iossif ! Oh George9! »

    Dans ce paragraphe, Kika qui ne manifestait aucun intérêt pour les doctrines spirituelles et qui, d’origine tatare, était considéré comme un adepte de l’islam pour des raisons purement formelles – touche de très près ce que les musulmans les plus avancés appellent karma. Sa pensée est la suivante : les particularités de l’existence terrestre des âmes qui se sont transformées en argent après la mort jettent une ombre sur la vie de la société qui utilise cet argent. De plus, cette ombre devient une sorte de gabarit à l’aune duquel les nouvelles générations construisent leur vie, sans toutefois deviner ce qui leur sert de modèle, bien qu’elles le tiennent entre leurs mains, au sens propre des mots. À un niveau préconscient, on peut toutefois éprouver l’intuition de cela : voilà qui expliquerait le désir de la Grande-Bretagne, irrationnel d’apparence, de garder la 1ivre sterling (et tout le panthéon posthume de l’Empire avec elle) malgré la disparition objective de toutes les raisons économiques invoquées.

    « L’écho du passé, écrit Kika, nous atteint sur le terrain vague de l’esprit, dans le crépuscule de l’histoire. Le passé reste avec nous, malgré les tentatives de tout recommencer et il s’avère toujours le plus fort. Nous ne pouvons ni nous cacher, ni nous éclipser. Nous ne sommes même pas en état de comprendre comment ce passé devient l’avenir. Une feuille d’un arbre préhistorique imprimée sur une motte de charbon est visible dans les menus détails, bien qu’on ne puisse dire qu’elle existe : personne ne peut la prendre dans la main ou la poser entre les pages d’un livre. Mais on peut la copier et en faire même un emblème sur un drapeau, comme celui du Canada. De même, la résonance du passé dont nous parlons est immatérielle et insaisissable, mais elle définit tout ce qui va nous arriver, à nous-mêmes comme à nos enfants. »

    Précisons que Kika n’avait pas d’enfant.

    Que se passe-t-il lorsque des millions de journées-hommes se convertissent en euros et en dollars ? Selon Kika, ce serait l’équivalent d’une invasion imperceptible – et pour cette raison particulièrement effrayante – d’une armée d’esprits affamés dans le système circulatoire de l’économie mondiale. Pour la déceler, on n’aurait donc pas besoin d’analystes financiers débiles incapables de prédire une récession même un an après son début, mais d’un spirite du genre de Swedenborg. Le lecteur a deviné que Kika se voyait dans un tel rôle.

    « L’homme doté d’une capacité de vision spirituelle verra des zeks’ du Goulag vêtus de leurs vestes ouatinées déchirées roulant leurs brouettes dans les quartiers d’affaires des capitales mondiales et montrant leurs bouches édentées dans les devantures de magasins de luxe, écrit-il. Le mélange de l’énergie vitale des deux anciens antipodes de l’univers est une action irresponsable et folle qui changera le visage du monde. La crise qui frappe les économies les plus avancées, et la paranoïa agressive de leurs leaders ne sont que la première conséquence de cette expérience. Tous les malheurs qui se sont abattus sur la civilisation occidentale au début du nouveau millénaire s’expliquent par une montée considérable du facteur soufre dans la vie occidentale. »

    Toujours selon lui, la Russie est en proie à un processus inverse : la catastrophe économique et l’appauvrissement ne s’accompagnent pas de manifestations ou de barricades, comme l’avaient prédit les sociologues, mais d’une euphorie croissante et d’une dévotion amoureuse de la population à ses dirigeants qui la mènent pourtant d’un abîme à l’autre – et cela parce que la dollarisation du pays, corollaire de ce joyeux voyage, fait baisser le facteur soufre et diminue en conséquence le côté infernal de la vie russe.

    « Hélas ! constate Kika, les rapaces financiers internationaux ont fait le mauvais calcul : au lieu du sang, ils sucent le pus venimeux de ce que la Russie a accumulé depuis des siècles, et ils tentent maintenant de le digérer, en vain. »

    Cet « hélas » est très important. Plusieurs journaux occidentaux, surtout français, présentent Kika comme une sorte de « vengeur de la Russie» qui réglerait ses comptes avec les coupables imaginaires des malheurs de son pays. Rien n’est plus loin de la vérité que ce point de vue. Les « preuves » avancées par les journalistes sont ridicules. Par exemple, on répète souvent la citation où Kika traite la France de « belle marchande d’objets volés ». Mais ce n’est pas une expression de mépris ou de haine. Au contraire, c’est  une déclaration d’amour. Dans le cercle où Kika a grandi, personne n’aurait parlé en mal des receleurs ou des revendeurs d’objets volés. On peut en dire autant de nombreuses autres affirmations de Kika que l’on arrache de leur contexte pour les présenter sous un éclairage bien différent de la réalité.

    On affirme ainsi qu’il appelait « facteur soufre » le flot de désastres qui avait frappé les familles des oligarques qui ont pris possession des richesses créées par les prisonniers du Goulag. Mais dans toute La Critique macédonienne une ligne seulement sert à étayer cette interprétation :

    « La dernière malédiction des esclaves staliniens à l’agonie ne s’est pas dissoute sans trace dans l’air glacial de la Sibérie : reflétée dans les miroirs célestes, elle s’est trouvée d’autres destinataires. »

    Comme le lecteur l’a vu, le facteur soufre dont Kika parle ailleurs et pour d’autres raisons n’a rien à voir avec cela.

    Il est tout aussi stupide d’attribuer à Kika un pathos anti-bourgeois pathétique, comme le font certains journalistes qui élèvent courageusement la voix pour défendre le capitalisme. En effet, si Kika mit son sinistre plan à exécution, ce fut après avoir vu ce défilé de la collection de John Galliano où une pluie de pétales dorés tombait sur le podium. Cette pluie d’or – image sur laquelle il revient à plusieurs reprises – devint pour lui la métaphore définitive du « pétrohumain » : cette force vitale des morts incarnée dans l’argent. Mais Kika n’était point animé par « la répugnance vis-à-vis des pervers qui se livrent à des danses indécentes sous une pluie de sang fermenté », comme l’écrivit un commentateur moscovite trop perspicace qui confondait ses propres sentiments avec ceux des autres. Au contraire, il avait pour mobile le désir de protéger la culture occidentale fragile et raffinée d’un danger que lui seul, pensait-il, pouvait percevoir.

    Kika ne se considérait pas comme étant de droite ou de gauche et ne s’identifiait à aucun peuple. Quant aux opinions politiques, il n’en avait pas. Il estimait être un « patriote conscient », c’est-à-dire une personne dont le patriotisme s’étend sur tous les lieux où il fait chaud et où brille le soleil. (« L’histoire de la Russie a montré, a-t-il pu écrire, que ceux qui prêchent publiquement un autre point de vue sont en règle générale des menteurs qui se frayent un passage vers des lieux chauds et ensoleillés par des voies détournées, en causant au passage des souffrances sans fin à leurs proches »). Fils de l’Europe, il avait, pourrait-on dire, l’identité moyenne du « pipeline » européen, composée de fragments d’émissions, de bandes dessinées et de clips qu’il avait absorbés dans différentes capitales du vieux continent. Voici ce qu’il disait à ce sujet :

    « Si l’on compare mon âme à un bâtiment, ses murs ne contiennent que quelques pavés amenées de Russie. D’arme du prolétariat, ces pavés se sont transformées, il y a fort longtemps, en des sortes de pierres divinatoires (mes Urim et Thummim intérieurs) qui ne font pas de moi un ennemi des valeurs occidentales – j’aime le sexe et l’argent, et je n’ai pas honte de le reconnaître – mais me permettent de voir ce que les Européens, naïfs et crédules, ne comprennent pas. »

    On ne saurait pas plus expliquer les actes de Kika comme la conséquence de problèmes sexuels. Un tel point de vue s’appuie surtout sur le fait que Kika n’écrit jamais totalement les mots indécents mais remplace certaines lettres du milieu par des points de suspension – selon certains auteurs enclins à la psychanalyse, ce serait le reflet d’une impuissance sexuelle. Mais Kika effectue la même opération avec le mot « D…eu », en s’inspirant des textes juifs sacrés. Difficile d’en déterminer la raison : est-ce un blasphème particulièrement raffiné ou un simple souci d’originalité ? La question reste donc ouverte. Voici comment se présente, par exemple, le passage consacré à l’écrivain Michel Houellebecq que Kika compte parmi les représentants de la pensée française actuelle  :

    « Houellebecq, ce vif esprit français, tourne son regard vers le mystère du monde, mais un ou deux paragraphes plus tard, il s’en détourne et barbote – non sans plaisir, on imagine – dans un énième c…n fait de mots. D’ailleurs, n’est-ce pas là que se trouvent le principal mystère du monde et sa principale tentation ? Telle aurait été la question posée par le jeune Baudrillard. Sur quoi, Derrida aurait remarqué que la b…te et le c…n qui, avec un exposé vulgarisateur sur les bases de la mécanique quantique, occupent la place centrale dans l’œuvre de Houellebecq, ne sont pas de véritables organes de reproduction, mais plutôt leurs simulacres potemkiniens sur le corps « froid et pâle » (Sartre) de la langue française. Et moi, Kika, j’aurais ajouté : à la différence des auteurs qui travaillent avec des encyclopédies et autres dictionnaires thématiques, je me suis retrouvé deux ou trois fois dans ma vie réellement face à face avec un c…n en regardant droit dans son œil terne et immobile, c’est pourquoi les passages érotiques de Houellebecq me semblent quelque peu artificiels, cérébraux. Ils montrent une brillante connaissance de la théorie, mais un regrettable manque d’expérience pratique. C’est son affaire ! Je ne lui reprocherai pas d’exploiter la frustration sexuelle des Français ordinaires. Mais ce n’est pas parce que la note principale de ses romans me semble impitoyablement exacte, plutôt parce que je n’ai pas de mots pour exprimer à quel point je m’en bats les c…lles de ces Français. »

    Comme l’illustre cette dernière phrase, il est impossible de parler de haine. La motivation de ses actes n’avait aucun rapport avec la vengeance. C’était même le contraire. Il croyait sincèrement qu’il allait sauver l’Europe du flux du « pétrohumain » eurasiatique sale, en installant un barrage magique sur son passage. Pour cela, il se vit contraint de commettre un crime horrible de cynisme, mais selon lui, la fin justifiait les moyens.

    Pour aider l’Europe, Kika décida d’utiliser la magie. Ou plus précisément, la magie sympathique qui est censée agir sur le grand au moyen du petit qui lui ressemble. Son idée était que l’on pouvait sauver l’Europe grâce à un vaccin, de même que l’on évite une maladie grave en inoculant à l’organisme une forme légère de cette même affection.

    « Je savais qu’on allait me maudire et me ranger sous la même enseigne que Jack l’éventreur, écrit Kika, mais quelqu’un devait bien prendre sur lui cette besogne ingrate. Jadis, le barbare Théodoric se leva pour défendre Rome. À notre époque tout aussi troublée, c’est à moi qu’échoit le sort de Théodoric. »

    Pour s’engager au service de la vieille civilisation européenne, le nouveau Théodoric loua deux étages rue Saint-Honoré à Paris et y installa le siège d’un joint-venture appelé Oil Eve. Ce nom était une allusion à la région autonome des Evenks, où était enregistrée la société, pour bénéficier du plus possible d’avantages fiscaux. Comme on peut le constater, même au bord de la schizophrénie, l’héritier des hydrocarbures paternels ne perdait pas le sens des affaires.

    À partir de là, Kika se lança dans le pompage du pétrole de ses victimes françaises pour l’expédier en Russie.

    Naturellement, il n’est pas question ici de ce liquide épais, noir et huileux, mais de son équivalent virtuel que Kika appelait « le pétrohumain ». En d’autres termes, la souffrance humaine transformée en argent. Ses calculs et arguments sur le sujet sont à mi-chemin entre une nouvelle de Lovecraft et l’œuvre d’un mystique médiéval : il parvint à une construction intellectuelle où une logique raffinée se mêle à une démence débridée. Le plan de Kika pour rétablir l’équilibre des énergies dans l’espace européen consistait à organiser le flux inverse des capitaux, de l’Europe vers la Russie, même de manière symbolique. Mais ce capital devait être obligatoirement issu d’une souffrance humaine : seule cette condition garantissait le succès de l’inoculation magique.

    Si, comme nous l’affirmions plus haut, la haine de Kika pour Baudrillard s’apparentait au complexe d’Œdipe, c’est que Baudrillard était le véritable père de la plupart de ses idées. Il est difficile de ne pas voir dans tout le projet technico-ésotérique de Kika une réaction schizophrénique à l’ouvrage L’Échange symbolique et la Mort. Pour être précis, la réaction porte non pas sur le livre lui-même, mais sur sa seule partie accessible à l’esprit ordinaire : le titre. Il est probable que ce titre se grava dans l’esprit de Kika et lui servit de guide dans son action.

    Oil Eve était une entreprise bizarre. Ses cadres étaient tous des personnes seules. Ils se voyaient attribuer un énorme salaire en compensation de leur envoi pour de « longues missions dans un pays lointain et peu attrayant », où ils étaient affectés peu après la signature de leur contrat. La société consommait des sommes d’argent considérables pour produire une marchandise obscure et très peu demandée dont la définition était la suivante : « services de consultation et de médiation, et études de faisabilité pour les investissements dans l’exploration, la mise en œuvre et l’exploitation de gisements de pétrole à forte perspective dans les zones d’intérêt mutuel consenti ». On découvrit plus tard qu’Oil Eve n’avait qu’un seul client : le consortium russo-allemand Ein Nene, enregistré dans la région autonome des Neners12, avec le même objectif de profiter des avantages fiscaux. Cette entreprise appartenait également à Kika.

    Évidemment, ce n’était qu’un montage pour détourner l’attention de la police et des services fiscaux. Le personnel du bureau de la rue Saint Honoré se composait de cinq ou six secrétaires affairées à « préparer des conditions techniques » ou à « optimiser les modes de calcul » mais il s’agissait toujours de tâches à peine plus compliquées que de ranger tel ou tel papier dans telle ou telle pochette. À la réalisation de chaque commande d’Ein Nene, l’argent correspondant était viré du compte de Kika à Francfort sur celui de Paris.

    Même si les deux entreprises étaient déficitaires et gaspillaient tout bonnement la fortune de Kika, d’un simple point de vue technique, l’argent sur le compte parisien représentait le revenu de l’activité d’Oil Eve et, puisque Kika payait ses impôts et autres charges, il était considéré comme un homme d’affaires respectable. Pour cette raison, personne ne se demanda pendant un certain temps quelles étaient ces « longues missions dans un pays lointain et peu attrayant » où étaient partis, crédules, de nombreux employés de l’entreprise mixte, après des adieux autour d’un buffet rue Saint-Honoré.

    Les soupçons ne surgirent que lorsqu’une ancienne copine de l’un des  chargés de mission se lança à sa recherche, parce qu’il lui était apparu dans un rêve sous la forme d’un esprit tourmenté. D’abord, les policiers tentèrent de se débarrasser de l’enquiquineuse, la prenant pour une folle, mais bientôt des déclarations d’autres personnes sur la disparition d’employés d’Oil Eve les contraignirent à ouvrir une enquête et à s’intéresser de près à Kika. On le fit filer, mais sans résultat.

    Un jour qu’il sortait du restaurant Nobu, deux flics de la Crime l’abordèrent en le priant de les accompagner au Quai des Orfèvres. Kika accepta, mais exigea la présence de son avocat.

    Dès l’arrivée de son conseil, Kika dit qu’il souhaitait faire une déclaration. Les policiers enclenchèrent leurs magnétophones, et l’avocat fit de même. Kika grimpa sur la table et, dans un français impeccable, se lança dans un monologue d’une heure et demie autour de l’affirmation que les mues de serpents et les traces de pies sur les rivages devaient être considérées comme des éléments du discours, à égalité avec les rapports sexuels, les festivals de jazz et les bombardements aériens.

    Cela produisit une telle impression sur les flics qu’il fut immédiatement relâché à la seule condition de ne pas quitter le territoire. Cependant, dès le lendemain, de nouvelles déclarations de disparition furent déposées et l’affaire filtra dans la presse. Un mandat d’amener fut délivré contre Kika. Et la police perquisitionna les bureaux de la rue Saint-Honoré.

    Les documents d’Oil Eve ne contenaient aucune information directe sur le sort des disparus. En revanche, on sortit du coffre de Kika une documentation complète sur un puissant fourneau pour l’incinération de déchets que la société avait récemment acheté. Aucune des secrétaires n’était au courant. De plus, on retrouva des notes de Kika et deux de ses dessins qui inquiétèrent beaucoup l’instruction (plus tard, ils furent publiés en annexe de Critique macédonienne).

    Le premier croquis représentait une cheminée en briques entourée d’un tuyau servant de conduit à l’argent, comme le montrait une flèche en pointillé. Les notes sous le croquis indiquaient que le tuyau servait à effectuer des transferts d’argent en Russie. Séparément, il avait dessiné une gaine de protection dont la section ressemblait à un cercueil. C’est à l’intérieur de la gaine que le tuyau montait le long de la cheminée, faisait un  nœud autour de son orifice et redescendait. Kika considérait que ce détail techniquement absurde était indispensable pour préserver une totale symétrie avec les affaires du pétrole : l’argent devait passer « par le tuyau » et « traverser le cercueil ». En tout cas, c’est ce qui était marqué sous le croquis. Le schéma ne montrait pas d’où sortait le tuyau ni où il menait. La cheminée était entourée de quelques arbres. Kika avait mis beaucoup de soin à dessiner les briques, les échelons métalliques menant à l’orifice et la fumée. Juste à côté, un oiseau, figé dans son vol, surmontait un petit poème manuscrit :

 

Un beau jour; le huit mars13
Baudrillard sucessura Barthes

 

    Notons en passant qu’il s’agit là de la seule mention à Roland Barthes dans tout l’héritage théorique de Kika.

    Le deuxième dessin impressionna encore plus les enquêteurs à cause de sa polysémie brumeuse. La légende expliquait qu’il s’agissait du « triangle de Saussure » inscrit dans le « triangle de Guderian ». Le lecteur qui connaît le sujet ne sera pas étonné d’apprendre que le triangle de Saussure représentait une figure à neuf angles aux sommets desquels, en plus de notions comme « signe» et « signifié », Kika avait marqué « foie gras »  et « beaujolais », ainsi que les parties intimes du corps humain.

    Quant au triangle de Guderian, c’était sans doute une allusion au viseur du char Tigre allemand : il s’agit de crénelures sur la lunette optique de visée du canon. Elles représentent effectivement un triangle inscrit dans trois lignes dentelées, deux horizontales et une verticale. Les flics eurent froid dans le dos. Au début, personne ne put comprendre quel était le rapport avec Guderian, le stratège allemand des blindés. Mais lorsque quelqu’un ouvrit une encyclopédie, les choses s’éclaircirent : dans les années trente du siècle dernier, Guderian avait fait ses études à l’école de chars de Kazan.

    Grâce à Interpol, la police allemande fit une perquisition au siège social d’Ein Nene à Francfort. On découvrit que cette entreprise, en plus des commandes passées à la société parisienne, s’occupait d’un projet très étrange : elle construisait, en bordure des fleuves de l’Oural, de petits châteaux entourés de petites serres où poussaient des vignes importées de France. Les autorités judiciaires russes, interrogées, informèrent leurs homologues français que les acquéreurs de ces exploitations vinicoles miniature étaient des hommes de paille de Kika et qu’ils les payaient par virement sur un compte à la banque moscovite Delta Kredit.

    En plus de Delta Kredit, un autre établissement financier de Moscou travaillait avec Kika, la Sun Bank14. Au total, près de trente millions de dollars y avaient été virés, mais les enquêteurs avaient été incapables de déterminer ce qu’ils étaient devenus. Les documents retrouvés ne donnaient pas non plus d’indication sur l’origine des fonds. Il est probable que les flics auraient mieux compris la situation s’ils avaient lu le passage suivant de Critique macédonienne :

    « Les calculs montrent qu’il faut maintenir pendant trois ans sur le compte compensatoire en Russie la somme de trente millions d’eurodollars (c’est ainsi que Kika appelle les dollars transmutés de la souffrance des Européens). On pourra alors parer le glaive du sort destiné à frapper les vieilles civilisations européennes… »

    Mais les enquêteurs ne connaissaient pas l’existence de ce traité. Une autre bizarrerie les frappa : tous les virements étaient exactement du même montant : 368 euros (chaque jour, il en arrivait près de mille sur le compte). Mais il n’y avait là rien de contraire à la loi.

    Au siège d’Ein Nene on découvrit les quittances de loyer d’une fabrique de chaussures désaffectée près de Paris que la société louait depuis quelques mois. Aucune secrétaire n’était au courant des activités de cette usine : Kika avait signé en personne tous les contrats. Les flics se précipitèrent sur place en compagnie d’une unité des forces spéciales.

    La fabrique se composait de quelques entrepôts et, à quelque distance, d’un atelier de production qui ressemblait à un hangar. Un local annexe était mitoyen de l’atelier, avec une cheminée qui fumait. Les enquêteurs remarquèrent, aux jumelles, une gaine contenant un tuyau, exactement comme sur le schéma.

    L’enceinte extérieure du complexe était gardée par des vigiles d’une agence de sécurité parisienne. L’atelier de production et le crématoire étaient, eux, confiés à la surveillance de brigands de Kazan à l’aspect horrible, aux crânes rasés, couverts de tatouages et en costumes Cardin. Se trouvaient également présents deux avocats qui tentèrent de s’opposer à la perquisition en exigeant tous les documents possibles et imaginables, de sorte que la présence des forces spéciales s’avéra fort utile. Elles se virent contraintes de faire peur à toute cette faune et l’enfermer dans un entrepôt vide. Après quoi, les flics, armes à la main, firent irruption dans l’atelier en s’attendant au pire.

    Mais personne ne pouvait imaginer ce qu’ils y découvrirent. L’un d’entre eux coucha plus tard ses impressions :

    « Il me sembla tomber dans une version éthiopienne de Matrix ou sur le plateau de tournage d’un blockbuster pornographique sado-maso. Ou bien dans un coin de l’enfer que Dante n’avait pas décrit par pudeur. »

    L’atelier était équipé de trente-sept cellules identiques qui rappelaient les espaces de travail cloisonnés modulables dans un grand bureau, à la seule différence qu’il n’y avait ni tables de travail ni chaises. Les occupants des cellules étaient maintenus dans une position proche de celle d’un animal dans une étable au moyen de lanières en cuir qui leur passaient sous le ventre, tandis que leurs bras et jambes étaient attachés à des crochets fixés dans le sol en béton : toute fuite était impossible. Devant le visage de chacun d’entre eux était posé un écran à cristaux liquides sur lequel défilaient, selon un ordre complexe, des extraits de textes de Lacan, de Foucault, de Baudrillard, de Derrida et autres titans de la pensée. Même Houellebecq n’avait pas été oublié.

    Tous les prisonniers étaient nus (le local était maintenu à température constante). Les cellules étaient disposées en deux rangées parallèles surmontée chacune d’un rail fixé au plafond qui surplombait la partie la plus charnue de l’anatomie des prisonniers et sur lequel circulait un robot industriel spécialement fabriqué au Japon pour le compte de Kika. L’ordinateur central qui faisait défiler les textes sur les écrans commandait aussi les deux robots : chaque fois qu’un extrait de Surveiller et punir de Michel Foucault apparaissait devant l’un de ces malheureux, le robot se plaçait juste au-dessus de lui et lui portait, avec des verges de nylon, un coup sonore sur ses fesses nues. En même temps, l’ordinateur effectuait un virement de 368 euros sur le compte spécial de Sun Bank à Moscou, en l’envoyant à travers le tuyau qui faisait un nœud autour de l’orifice de la cheminée.

    Deux Afghanes sourdes-muettes, en burqa, étaient chargées de nourrir les prisonniers et de nettoyer le local, ce qui permit par la suite à certains d’affirmer que des terroristes islamiques étaient mêlés à l’affaire. Ce n’était évidemment qu’un bobard, tout comme la célèbre photo où l’on voit Kika, vêtu d’un tee-shirt avec l’inscription « Je ne regrette rien ! »15, parader à côté de Ben Laden. Il s’agit d’un faux grossier : en agrandissant la photo, on perçoit les traces du montage. Si Kika avait embauché des femmes sourdes-muettes, c’était pour qu’elles ne puissent pas se plaindre : bien que les femmes orientales soient très peu exigeantes, les conditions de travail dans l’atelier étaient particulièrement pénibles.

    D’abord, il y avait la puanteur insupportable: tous les prisonniers souffraient de diarrhée chronique à cause  de leur régime alimentaire. On ne leur donnait à manger que des sushis au foie gras. Ce mets était cuisiné en quantités énormes dans un village voisin par un chef de Man Ray, le restaurant parisien, que Kika avait engagé. Quant aux boissons, ils n’avaient droit qu’à du beaujolais nouveau. Pour Kika, le vin rouge servi avec des sushis devait leur infliger des souffrances intolérables.

    En fait, il était dans l’erreur. De nombreux experts estiment que le foie d’oie cirrhosé se marie fort bien avec les vins jeunes. Comme le fit remarquer un philosophe parisien, avoir peur de la combinaison en soi des mots « sushi » et « rouge», en faisant abstraction des références auxquelles appellent ces signes, signifie tomber sous l’influence du nominalisme, pour ne pas dire du déterminisme linguistique dans sa réalisation la plus primitive. Voilà pour toi, Kika, tu l’as bien mérité…

    Les enquêteurs ne tardèrent pas à comprendre que la nourriture et quelques autres détails que nous omettrons pour ne pas gêner le lecteur étaient des variations sur le thème du « triangle de Saussure ». Mais le « triangle de Guderian» n’avait pas été oublié : le sol et les piliers de soutènement du plafond étaient couverts de petits triangles et de lignes en zigzag. Les murs aveugles du local étaient décorés d’une fresque en triptyque intitulée : « Michel Foucault reçoit un million de dollars de la CIA pour ses calomnies contre l’URSS ». Foucault y était représenté trois fois : sur la paroi face à l’entrée, il recevait ses deniers dans l’obscurité nocturne, tandis que sur les murs latéraux, on le montrait calomniant de manière éhontée et impudente, en faisant mine de ne remarquer ni les moissonneuses-batteuses, ni les spoutniks, ni les océans de blé, ni les grands chantiers scintillants de milliers de feux peints tout autour de lui. Et au dessus de tout cela, un chœur ethno-futuriste de Klaus Badelt tiré du film La Machine à explorer le temps, diffusé par de puissants haut-parleurs, couvrait toutes les voix et rendait tout discours impossible.

    Les flics et le juge d’instruction firent quelques déductions intelligentes et exactes. Pour commencer, ils découvrirent l’explication du chiffre de 368 euros. C’était le coefficient de la formule de calcul du facteur soufre multiplié par cent. Formule que l’on rencontre à deux reprises dans Critique macédonienne:

    Fs = 3,68 (S2 – SI) dollars par tonne

    En revanche, certaines de leurs hypothèses vont sans doute trop loin. Ainsi, quelqu’un émit l’idée que les maquettes de la tour Eiffel et de la cathédrale de Saint-Basile-le-Bienheureux disposées dans deux coins opposés de l’atelier symbolisaient les valeurs S dans l’expression (S2 – SI), un mât avec les drapeaux tricolores russe et français placé au centre du local  jouant le rôle du signe moins. Pour des raisons évidentes, cette affirmation est impossible à vérifier.

    Une autre hypothèse concerne le nombre des prisonniers. Nous avons déjà mentionné qu’ils étaient trente-sept. Puisque, parmi les victimes, il y avait trente-six Français et un Belge, un enquêteur a supposé que c’était une représentation cryptée du nombre 36,8, c’est-à-dire le coefficient du facteur soufre multiplié par 10. Le fait que le nombre 36,8 s’inscrit parfaitement dans une suite logique entre 3,68 et 368 peut être retenu en faveur de la validité de cette supposition. À ceci près que Kika, contrairement à l’enquêteur en question, n’a jamais été chauvin.

    Comme la salle de torture avait fonctionné sans entraves pendant une période étonnamment longue, nombreux furent ceux qui se demandèrent par quel prodige une telle chose avait pu se produire et rester si longtemps indétectable  en plein centre de l’Europe. Mais Kika, tout dément qu’il fût, avait été fort prévoyant : aucun de ceux qui s’approchaient de l’usine ne pouvait soupçonner ce qui se passait dans l’atelier en question. Rien ne sortait jamais du bâtiment. Tous les déchets provenant de l’activité biologique des prisonniers étaient brûlés dans le fourneau dont la documentation avait été trouvée dans les bureaux de la rue Saint-Honoré – c’était autour de sa cheminée que s’enroulait le tuyau dans la gaine à la section en forme de cercueil. Il est probable que la crémation jouait un rôle dans les compositions alchimiques de Kika, mais il est illusoire de tenter de deviner lequel.

    Les vigiles de la société parisienne ne s’approchaient jamais de l’atelier : ils étaient payés pour garder le périmètre extérieur. Quant aux gorilles de Kazan qui entraient souvent à l’intérieur et voyaient tout ce qui s’y passait, ils étaient persuadés qu’ils participaient à une procédure normale pour la récupération de dettes : Kika leur avait affirmé qu’il faisait prendre « un bain de vapeur à ses débiteurs ». Lorsque la vérité leur fut dévoilée lors de l’instruction, ils furent profondément choqués.

    – Si nous avions su qu’il était un tel monstre immoral, nous l’aurions suspendu à l’une de ses cellules, dit Marat, leur chef.

    Le plus étonnant fut qu’aucun des suppliciés ne souhaita se porter partie civile contre Kika et la seule action en justice fut celle du parquet. Le contrat signé par les victimes avait été formulé de telle façon que l’on pouvait l’interpréter comme l’accord des participants à une expérience. En le rompant, ils perdaient tout droit à une récompense très substantielle. Voilà pourquoi il n’y eut pas de procès retentissant. Mais Kika, qui doit toujours répondre devant la justice, demeure recherché par Interpol.

    Selon certaines rumeurs, il serait retourné à Kazan et aurait même écrit le livret d’un ballet autobiographique, L’Hôte indésirable, pour le théâtre académique du Tatarstan. D’autres affirment qu’il se serait installé à Buenos Aires. Les  troisièmes l’auraient vu à Malibu. À ce jour, aucun de ces racontars n’a trouvé confirmation. On ne sait qu’une seule chose avec certitude : afin d’éviter la saisie, Kika fit don de la villa du Cap-Ferrat à Urim et Thummim.

    Les deux traducteurs se marièrent en Suède et vivent désormais paisiblement à la villa. Ils n’aiment pas les contacts avec les journalistes et, en règle générale, évitent que l’on fasse du bruit autour d’eux. Néanmoins, ils ont récemment participé à la Love-Parade de Berlin. Ils ont également fait repêcher de la Méditerranée les éléphants de bronze de Tsereteli pour les réinstaller à leurs places d’origine, mais après les avoir repeints en rose. Désormais, seule une inscription autographe de Kika à la peinture noire sur un mur rappelle qu’il a habité là :

    « Les gens pensent qu’ils font commerce du pétrole, alors qu’ils se transforment en pétrole. »

    Urim et Thummim disent qu’ils l’ont conservée en souvenir. La photo du couple heureux près des éléphants roses fit le tour de la presse parisienne. L’attaché culturel russe exprima une molle protestation, mais Vaclav Havel en personne, de passage en France, prit la défense d’Urim et de Thummim, et l’affaire fut étouffée.

    Et de Kika, que sait-on ? Il est en vie. Dans les quelques déclarations qu’il a faites à la presse, il se dit toujours certain d’avoir sauvé l’ingrate Europe d’un nouveau Moyen Âge (« Pour nous, les Tatars, ce n’est pas la première fois », ajoute-t-il). En revanche, dans ce qu’il considérait comme son grand combat – démasquer les philosophes français du xxe siècle – il a subi, à notre sens, une défaite totale. Plus il attaque avec hostilité ces grands esprits, et plus on sent à quel point il n’est pas du même niveau. Ses assauts peuvent même être perçus comme une sorte d’hommage : on ne s’en prend pas avec une telle fureur animale à ce qui ne vaut pas le coup.

    La philosophie est une matière obscure pour les profanes, c’est pourquoi il est inutile de nous pencher sur le fond de ses arguments. Mais la forme qu’il leur donne le trahit à chaque fois comme, par exemple, dans le passage qui termine Critique macédonienne :

    « Dans les comédies françaises célèbres – Le Grand Blond avec une chaussure noire, Le Magnifique, Taxi 2 et bien d’autres –, apparaît souvent le thème d’un homme d’un certain âge, d’apparence très peu sportive, qui se met soudain à grimacer devant un miroir ou devant d’autres personnes dans une drolatique parodie des postures du kung-fu. Le plus amusant est que, sans même connaître les gestes et les positions de base, il imite néanmoins la pratique de cet art martial à un niveau extrêmement avancé et presque mystique. Il donne l’impression de frapper des centres nerveux et de faire des passes énergétiques, et cette technique supérieure et secrète que seul un autre maître parvenu à la perfection est capable d’apprécier, et encore, seulement au moment d’un duel à mort quelque part dans l’Himalaya, est jouée soudain devant la caméra avec une telle franche ardeur que l’on se souvient qu’un véritable maître n’a strictement aucune obligation, même celle de connaître les bonnes postures; le bide flasque de l’acteur est du coup perçu comme le récipient de toute l’énergie qi mondiale. Quant à ses maigres bras poilus, ils apparaissent comme des canaux qui véhiculent, s’il le faut, une puissance surnaturelle. Notre conscience se demande alors pendant quelques secondes s’il ne faut pas croire à cette bouffonnerie. C’est justement la possibilité de se poser, même un instant, la question : « Et si c’était vrai ?! » qui rend tellement comique ce qui se passe à l’écran.

    Le charme discret de la pensée française moderne est fondé au fond sur le même effet. »

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NOTES

1/    Nous condamnons dans les termes les plus fermes/Les ongles sales qui abritent des germes. (N.d.T.)

2/    Choura est un diminutif courant du prénom Alexandre. Sacha, employé plus bas, en est un autre. Le lecteur n’ignore pas qu’Alexandre de Macédoine est le nom d’Alexandre le Grand. (N.d.T.)

3/    Le mot « toit » (krycha) désigne les protections au sein des mafias ou du pouvoir. (N.d.T.)

4/    Sculpteur moscovite contemporain, très influent, dont certaines œuvres, d’un  goût très discutable, ornent différents endroits de la capitale russe. (N.d.T.)

5/    Allusion à Merab Mamardachvili, célèbre philosophe russe d’origine géorgienne, fin interprète de l’œuvre de Descartes et de Proust. (N.d. T.)

6/    Parodie d’un poème d’enfants à la gloire de Lénine. (N.d. T.)  

7/    Mot de l’argot de la pègre – mais largement utilisé par l’ensemble de la population – qui désigne un règlement de comptes, habituellement sanglant. Il présente certaines similitudes avec « dessouder ». Étymologiquement, ce substantif issu du verbe razobrat peut signifier « démontage », donc « déconstruction ». Précisons que le mot est russe et non tatar : l’auteur joue avec les symboles. (N.d. T.)

8/    Le mot, qui désignait un élément majeur de la politique de Mikhaïl Gorbatchev, signifie « reconstruction », Au vu des résultats, l’auteur lui donne le sens contraire. (N.d. T.)

9/    Les mots en italique sont écrits en alphabet latin dans le texte original. Rappelons
 que le prénom de Staline était Iossif (Joseph). (N.d. T.)

10/   Abréviation de zaklioutchonnyi ; prisonnier. (N.d.T.)

11/   Peuplade toungouse, en voie d’extinction, qui occupe les territoires compris entre l’Amour, l’océan Glacial arctique et la mer d’Okhotsk. La législation russe prévoit des avantages spéciaux pour les entreprises qui s’installent dans ces contrées au climat très sévère, et qui se dépeuplent rapidement. (N.d. T.)

12/   Peuple en voie d’extinction occupant le nord du bassin de la Petchora et la presqu’île de Kanine dans le grand nord sibérien (mieux connus sous le nom de Samoyèdes). (N.d.T.)

13/ Journée internationale de la Femme, fériée en Russie. (N.d. T.)

14/  Le combat métaphysique entre les directeurs de Sun Bank et de Delta Kredit est au centre de l’intrigue du roman de Viktor Pelevine Les Nombres (à paraître). Il y est également question des activités brumeuses des sociétés Oil Ève et Ein Nene. (N.d. T.)

15/  En français dans le texte russe. (N.d T.)

 

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Septembre 2021

 

 

 

 

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