Larry C. Johnson : « L’armée ukrainienne a été vaincue. Il ne reste plus qu’à faire le ménage »
Mike Whitney – The Unz Review – 21.3.2022
Traduction : c.l. pour L.G.O.
(Une interview de Larry C. Johnson par Mike Whitney)
Question 1/ Pouvez-vous m’expliquer pourquoi vous pensez que la Russie est en train de gagner la guerre en Ukraine ?
Larry C. Johnson/ Dans les 24 premières heures de l’opération militaire russe en Ukraine, toutes les capacités d’interception des radars terrestres ukrainiens ont été anéanties. Sans ces radars, l’armée de l’air ukrainienne a perdu sa capacité d’interception air-air. Au cours des trois semaines qui ont suivi, la Russie a établi de facto une zone no-fly au-dessus de l’Ukraine. Même si elle est toujours vulnérable aux missiles sol-air tirés à l’épaule fournis aux Ukrainiens par les États-Unis et l’OTAN, rien n’indique que la Russie ait eu à réduire ses opérations aériennes de combat.
La Russie déboulant près de Kiev dans les trois jours qui ont suivi l’invasion a aussi capté mon attention. Je me suis rappelé qu’il avait fallu aux nazis, lors de l’opération Barbarossa, sept semaines pour atteindre Kiev et sept autres semaines pour venir à bout de la ville. Les nazis avaient l’avantage de ne pas faire le moindre effort pour éviter les pertes civiles et vouloir en outre détruire les infrastructures essentielles. Et pourtant, de nombreux soi-disant experts militaires américains ont prétendu que la Russie était enlisée. Lorsqu’un « 24 miles » (ou 40 miles, selon la source d’information) s’est retrouvé positionné au nord de Kiev pendant plus d’une semaine, il n’a pas été possible d’ignorer que la capacité de l’Ukraine à lancer des opérations militaires significatives avait été éliminée. Si leur artillerie était intacte, la colonne russe était une proie facile pour une destruction massive. Néanmoins, cela ne s’est pas produit. Par ailleurs, si les Ukrainiens disposaient d’une capacité viable « à voilure fixe ou tournante », ils auraient pu détruire cette colonne depuis les airs. Cela ne s’est pas produit non plus. Ou encore, s’ils avaient une capacité viable de missiles de croisière, ils auraient dû faire pleuvoir l’enfer sur cette colonne prétendument bloquée. Cela ne s’est pas produit. En fait, Les Ukrainiens n’ont même pas organisé une embuscade d’infanterie significative contre ladite colonne avec leurs javelots américains nouvellement fournis.
L’échelle et la portée de l’attaque russe sont remarquables. En trois semaines, ils ont conquis un territoire plus grand que la surface terrestre du Royaume-Uni. Ils ont ensuite procédé à des attaques ciblées sur des villes et des installations militaires-clés. On n’a pas vu un seul cas où une unité ukrainienne de la taille d’un régiment ou d’une brigade ait attaqué et vaincu une unité russe comparable. Au contraire, les Russes ont soigneusement divisé l’armée ukrainienne en fragments et coupé ses lignes de communication. Les Russes sont en train de consolider leur contrôle de Mariupol et ont sécurisé toutes les approches de la mer Noire. Donc, l’Ukraine est maintenant coupée au sud et au nord.
Je me permets de faire remarquer que les États-Unis ont eu plus de mal à capturer autant de territoire en Irak en 2003, alors qu’ils se battaient contre une force militaire bien inférieure et moins compétente. Cette opération russe devrait flanquer une sainte frousse aux dirigeants militaires et politiques américains.
La nouvelle des nouvelles est arrivée cette semaine avec les frappes de missiles russes sur les bases de facto de l’OTAN à Yavoriv et à Zhytomyr. L’OTAN a dirigé une formation en cybersécurité à Zhytomyr en septembre 2018 et a décrit l’Ukraine comme un « partenaire de l’OTAN ». Zhytomyr a été détruite samedi par des missiles hypersoniques. Yavoriv a subi un sort similaire dimanche dernier. C’était le principal centre d’entraînement et de logistique utilisé par l’OTAN et l’EUCOM pour fournir des chasseurs et des armes à l’Ukraine. De nombreux membres du personnel militaire et civil de cette base ont été blessés.
Non seulement la Russie frappe et détruit régulièrement des bases utilisées par l’OTAN depuis 2015, mais il n’y a pas eu d’alerte au raid aérien et aucun des missiles attaquants n’a été intercepté.
Question 2/ Pourquoi les médias essaient-ils de convaincre le peuple ukrainien qu’il peut l’emporter dans sa guerre contre la Russie ? Si ce que vous dites est juste, tous les civils qu’on envoie combattre l’armée russe meurent dans une guerre qu’ils ne peuvent pas gagner. Je ne comprends pas pourquoi les médias veulent tromper les gens sur un sujet aussi grave. Que pensez-vous de tout ça ?
Lzrry C. Johnson/ Tout ça est un mélange d’ignorance et de paresse. Plutôt que de faire du véritable reportage, la plupart des médias (presse écrite et électronique), de même que Big Tech, mènent une campagne de propagande massive. Je me souviens du temps où George W. Bush était Hitler. Je me souviens de quand Donald Trump était Hitler. Et maintenant, nous en sommes à un nouvel Hitler : Vladimir Poutine. C’est une stratégie fatiguée et périmée. Tout qui ose soulever des questions légitimes est immédiatement catalogué marionnette de Poutine ou larbin de la Russie… Quand vous n’êtes pas capable d’argumenter sur des faits, tout ce qui vous reste est l’accusation gratuite et le mensonge contre les évidences.
Question 3/ La semaine dernière, le colonel Douglas MacGregor était l’invité du Tucker Carlson Show. Son point de vue sur la guerre est étonnamment semblable au vôtre. Voici ce qu’il a dit dans l’interview :
« La guerre est vraiment terminée pour les Ukrainiens. Ils ont été mis en pièces, il n’y a aucun doute là-dessus, malgré ce qu’en disent nos médias dominants. Donc, la vraie question qui se pose à nous à ce stade, Tucker, est la suivante : est-ce que nous allons vivre avec le peuple russe et son gouvernement ou est-ce que nous allons nous obstiner à poursuivre cette espèce de « regime change » déguisé en guerre ukrainienne ? Est-ce que nous allons cesser d’utiliser l’Ukraine en guise de bélier contre Moscou, puisque c’est effectivement ce que nous avons fait ? » (Interview (Tucker Carlson– MacGregor)
Êtes-vous d’accord avec MacGregor sur le fait que le but réel poursuivi, en attirant la Russie dans une guerre en Ukraine, était d’obtenir un « changement de régime » en Russie ? Deuxièmement, êtes-vous d’accord sur le fait que les USA utilisent l’Ukraine comme champ de bataille pour faire à la Russie une guerre déléguée ?
Larry C. Johnson – Doug est un excellent analyste, mais je ne suis pas d’accord avec lui. Je ne pense pas qu’il y ait, dans l’administration Biden, quelqu’un d’assez futé pour penser et planifier en termes aussi stratégiques. À mon avis, les sept dernières années ont été marquées par l’inertie du statu quo de l’OTAN. Ce que je veux dire par là, c’est que l’OTAN et Washington ont cru qu’ils pouvaient continuer à ramper en catimini en direction des frontières russes sans provoquer de réaction. L’OTAN et l’EUCOM ont régulièrement dirigé des exercices – y compris des entraînements « offensifs » – et fourni des équipements. Je pense que les rapports parvenus aux États-Unis, selon lesquels la CIA fournissait une formation paramilitaire aux unités ukrainiennes opérant contre le Donbass, sont crédibles. Mais j’ai du mal à croire qu’après nos débâcles en Irak et en Afghanistan, nous ayons tout à coup des stratèges du niveau de Sun Tzu pour tirer les ficelles à Washington.
Il flotte sur Washington a un air de désespoir. En plus de vouer à l’exécration tout ce qui est russe, l’administration Biden veut maintenant jouer les gros bras contre la Chine, l’Inde et l’Arabie saoudite. Je ne vois aucun de ces pays s’aligner docilement. Je pense que l’équipe Biden a commis une erreur fatale en essayant de diaboliser toutes choses russes et tous les Russes. Au contraire, elle a réussi à unir le peuple russe derrière Poutine et que tous soient prêts à s’arc-bouter pour soutenir une longue empoignade.
Je suis scandalisé par l’erreur de calcul commise en imaginant que des sanctions économiques contre la Russie allaient la mettre à genoux. C’est le contraire qui est vrai. La Russie est autosuffisante et ne dépend pas des importations. Mieux : ses exportations sont essentielles au bien-être économique de l’Occident. Si elle refuse à l’Occident du blé, de la potasse, du gaz, du pétrole, du palladium, du nickel fini et d’autres minéraux essentiels, les économies européenne et américaine seront dévastées. Et cette tentative de contraindre la Russie par des sanctions rend maintenant très probable que le rôle du dollar américain en tant que monnaie de réserve internationale finisse dans la poubelle de l’Histoire.
Question 4/ Depuis qu’il a prononcé son célèbre discours de Munich en 2007, Poutine se plaint de « l’architecture de la sécurité mondiale ». En Ukraine, on voit comment ces lancinantes questions de sécurité peuvent se transformer en une vraie guerre. Comme vous le savez, en décembre, Poutine a formulé un certain nombre d’exigences relatives à la sécurité russe, mais l’administration Biden les a écartées d’un haussement d’épaules et n’a jamais répondu. Poutine voulait des garanties écrites que l’expansion de l’OTAN n’inclurait pas l’Ukraine (son adhésion) et que des systèmes de missiles nucléaires ne seraient pas déployés en Roumanie ou en Pologne. Pensez-vous que les exigences de Poutine soient déraisonnables ?
Larry C. Johnson- Je pense que les exigences de Poutine sont tout à fait raisonnables. Le problème est que 99 % des Américains n’ont aucune idée du type de provocation militaire que l’OTAN et les États-Unis ont mené au cours des sept dernières années. On a toujours dit au public que les exercices militaires étaient « défensifs ». Ce n’est tout simplement pas vrai. On apprend maintenant que le DTRA finançait des laboratoires biologiques en Ukraine. Je suppose que Poutine pourrait accepter que des systèmes de missiles nucléaires américains soient installés en Pologne et en Roumanie si Biden acceptait que des systèmes russes comparables soient déployés à Cuba, au Venezuela et au Mexique. Quand onexamine la situation sous cet angle, on peut commencer à comprendre que les exigences de Poutine ne sont ni dingues ni déraisonnables.
Question 5- Les médias russes rapportent que des missiles russes « de haute précision, à lancement aérien » ont frappé une installation dans l’ouest de l’Ukraine « tuant plus de 100 militaires ukrainiens et mercenaires étrangers ». Apparemment, le centre d’entraînement des opérations spéciales était situé près de la ville d’Ovruch qui ne se trouve qu’à 25 km de la frontière polonaise. Que pouvez-vous nous dire à propos de cet incident ? Est-ce que la Russie essayait d’envoyer un message à l’OTAN ?
Larry C. Johnson – Réponse courte : OUI ! Les frappes militaires russes en Ukraine occidentale au cours de la semaine dernière ont violemment surpris et alarmé les responsables de l’OTAN. Le premier coup a été porté le dimanche 13 mars à Yavoriv, en Ukraine. La Russie a frappé la base avec plusieurs missiles, dont certains seraient hypersoniques. Plus de 200 personnes ont été tués, dont des militaires et des agents du renseignement américains et britanniques, et des centaines d’autres ont été blessées. Beaucoup ont subi des blessures aussi sévères que des amputations, et sont à l’hôpital. Pourtant, l’OTAN et les médias occidentaux n’ont pas fait montre de beaucoup d’empressement à rendre compte de ce désastre.
Yavoriv était une importante base avancée de l’OTAN (voyez ici). Jusqu’en février (avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie), le commandement de la formation de la 7e armée américaine opérait à partir de Yavoriv (exactement jusqu’à la mi-février). La Russie ne s’est pas arrêtée là. Les informations militaires de l’ASB rapportent que la Russie a frappé un autre site, Delyatyn, qui se trouve à 96,5 km au sud-est de Yavoriv (jeudi, je crois). Hier, la Russie a frappé Zytomyr, un autre site où l’OTAN était auparavant présente. Poutine a envoyé un message très clair : les forces de l’OTAN en Ukraine seront considérées et traitées comme des combattants. Point final.
Question 6 – Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a été présenté par les médias occidentaux comme un « dirigeant de temps de guerre », un « Winston Churchill » d’aujourd’hui. Ce que les médias omettent de dire à leurs lecteurs, c’est que Zelensky a pris un certain nombre de mesures pour renforcer son emprise sur le pouvoir tout endommageant les fragiles institutions démocratiques de l’Ukraine. Par exemple, Zelensky a « interdit onze organes de presse appartenant à l’opposition » et a tenté d’empêcher le chef du plus grand parti d’opposition ukrainien, Viktor Medvedchuk, de se présenter aux élections, sur base d’une accusation bidon de « financement du terrorisme ». Ce n’est pas le comportement d’un dirigeant qui s’engage sérieusement en faveur de la démocratie.
Quel est votre avis sur Zelensky ? Est-il vraiment le « leader patriote » que les médias font de lui ?
Larry C. Johnson- Zelensky est un artiste de variétés et un acteur. Et pas un très bon, à mon avis. L’Occident utilise cyniquement le fait qu’il soit juif pour détourner l’attention du contingent non négligeable de néonazis (et j’entends par là de véritables nazis qui célèbrent encore les prouesses de l’unité ukrainienne de la Waffen SS du temps qu’elle combattait aux côtés des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale). Les faits sont clairs : il interdit les partis politiques d’opposition et bâillonne les médias d’opposition. Je suppose que c’est la nouvelle définition de la « démocratie ».
Question 7/ Comment tout ça va-t-il se terminer ? Il y a un excellent billet, sur le site de Moon of Alabama, intitulé « Quelle sera la géographie de l’Ukraine à la fin de cette guerre ? ». L’auteur du post, Bernard, semble penser que l’Ukraine sera finalement divisée le long du fleuve Dniepr « et au sud le long de la côte où se trouve une population majoritairement russe. » Il dit aussi ceci :
« Cela éliminerait l’accès ukrainien à la mer Noire et créerait un pont terrestre vers la Transnistrie séparée de la Moldavie qui est sous protection russe. Le reste de l’Ukraine serait un État sans accès hors des terres, essentiellement agricole, désarmé et trop pauvre pour pouvoir redevenir rapidement une menace pour la Russie. Politiquement, elle serait dominée par les fascistes de Galicie, qui deviendraient alors un problème majeur pour l’Union Européenne. »
Qu’en pensez-vous ? Poutine imposera-t-il son propre règlement territorial à l’Ukraine pour renforcer la sécurité russe et mettre fin aux hostilités ou un autre scénario est-il plus probable ?
Larry C. Johnson– Je suis d’accord avec Moon. L’objectif premier de Poutine est de protéger la Russie contre les menaces étrangères et de rendre effecvtif le divorce d’avec l’Occident. La Russie a les ressources physiques pour être un État souverain indépendant, et elle est en train de concrétiser cette vision.
Larry C Johnson est un ancien agent de la CIA et du Bureau du contre-terrorisme du Département d’État. Il est le fondateur et l’associé gérant de BERG Associates, qui a été créé en 1998. Larry a assuré la formation de la communauté des opérations spéciales de l’armée américaine pendant 24 ans. Il a été vilipendé par la droite et par la gauche, ce qui veutdire qu’il faire sûrement quelque chose de bien.
On trouve l’analyse ci-dessus, avec les commentaires, sur son site « A son of the New American Revolution » : https://sonar21.com/.
Mike Whitney
Est un journaliste US qui vit dans l’État de Washington, USA. Il écrit sur la politique et les finances. On trouve principalement ses articles sur le site The Unz Review.
Il est, par ailleurs, un des rédacteurs de l’ouvrage collectif (inédit en français) : Hopeless : Barack Obama and the Politics of Illusion (avec Jeffrey St. Clair, Joshua Frank, Kevin Alexander Gray, Kathy Kelly et Ralph Nader).
On peut le joindre à l’adresse fergiewhitney@msn.com
URL de cet article : http://blog.lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.fr/index.php/larmee-ukrainienne-a-ete-vaincue-il-ne-reste-plus-qua-faire-le-menage/
Mars 2022
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