Mais qu’entend-on par « idéologie » ?
D’un auteur qui s’est pris – non sans raison d’ailleurs – pour le nouveau Xénophon, le nouveau Machiavel et le nouveau Voltaire, son premier biographe, Giordano Bruno Guerri a pu écrire :
Outre D’Annunzio, Malaparte s’est souvent comparé à Benvenuto Cellini, à l’Arétin, à Casanova, Brummel, Byron. Bien que tout rapprochement soit un peu gros et schématique, on pense plutôt à Paul Morand et à Hemingway. C’est surtout avec son contemporain américain que Malaparte a des points communs : la tendance à l’autobiographie, le vitalisme esthétisant, mais aussi une pauvreté idéologique fondamentale qui les conduisit, l’un et l’autre à des résultats confus et décevants chaque fois qu’ils voulurent se faire les interprètes de l’histoire et de la politique. [C’est moi qui souligne, NdA]
Malaparte, Denoël, p. 24
Laissons de côté D’Annunzio et les autres. Laissons même Hemingway. On pourrait y ajouter des correspondances bien plus réelles avec, sur le plan du caractère, Abélard, et sur celui de l’imaginaire, John Cowper Powys, mais passons.
Ce que dit Guerri de Malaparte et d’Hemingway, on pourrait le dire également de Céline. Or, aucune lucidité n’a été plus hallucinante que la sienne. Comment se fait-il, alors, que lui aussi se soit aussi fort planté, lorsqu’il a voulu analyser ce qu’il voyait ? Plus près de nous, quelqu’un d’aussi intelligent et d’aussi lucide s’est acquis d’un seul coup l’opprobre universel avec un seul livre : je veux parler d’Oriana Fallacci, autre grand témoin de notre temps.
Mais s’agit-il bien d’idéologie(s) ou d’absence de ?
Car, si on considère et si on compare Malaparte, Céline et Fallacci, on se trouve en présence d’écrivains surdoués – parfois jusqu’au génie – et de personnes à la fois très cultivées et très intelligentes. Ce qu’elles ont d’autre en commun n’est pas une idéologie, c’est une sensibilité presque anormale, qui leur fait ressentir les choses (et surtout les injustices) avec plus d’intensité et même de violence que le vulgum pecus. Et cependant, de ce qu’ils ressentent et de ce qu’ils voient, ils tirent parfois (assez souvent, presque toujours, barrez la mention inutile) des conclusions effarantes (Céline dans certains passages de ses pamphlets, Malaparte dans son Lénine, Fallacci dans La rage et l’orgueil, par exemple).
Je me risque à dire que ce qui frappe le familier de leurs œuvres, c’est que leur intelligence et leur lucidité s’appliquent toujours au présent – hic et nunc – ou à l’avenir (visionnaires !). Jamais au passé.
Cela signifie que, lorsqu’ils déplorent ou souffrent vraiment de ce qui se passe sous leurs yeux, ils sont incapables d’en identifier les causes. Qui, apparemment, ne les intéressent pas. [Soit dit en passant, il serait intéressant de savoir comment Céline soignait ses patients, s’il se contentait de diagnostiquer d’après les symptômes ou s’il tentait de comprendre d’où et comment venait le mal.]
Cette cécité (ou ce manque d’intérêt) pour l’origine des maux est particulièrement frappante dans le Lénine de Malaparte.
Chose remarquable : à aucun moment, dans ce livre, il n’est question du point de vue de Lénine sur la Grande Guerre. Or il est le seul, absolument le seul au monde, qui l’ait vue pour ce qu’elle était, avant pendant et après, et qui ait posé le diagnostic correct : il ne faut pas la faire pour eux, il faut la faire contre eux. [Pardon, il y a eu Léautaud… qui n’était pas un conducteur d’hommes ni un idéologue et qui s’est contenté d’écrire comme on cultive son jardin.]
Or, si quelqu’un avait écouté et compris Lénine, Caporetto aurait été l’autre extrémité de la mèche et la révolution russe aurait été européenne.
Ce qui frappe, justement, c’est que Malaparte ait été incapable de « comprendre Lénine », même après coup, alors que c’était là son entreprise.
Ce qui frappe aussi, c’est que son idolâtrie pour Napoléon ait été partagée par Céline, qui voyait des juifs partout, y compris en Louis XIV (« Vous avez vu son nez ? ») mais qui ne s’est jamais interrogé sur la possible judéité du Corse (qui n’eût rien changé, c’est juste pour dire…), et qui, même, a voulu voir dans les brigandages de la Grande Armée : « la dernière grande chevauchée aryenne » (qui, hélas, n’a pas réussi à sauver l’Europe, je cite de mémoire, c’est dans Bagatelles).
Donc, certes, absence d’idéologie de part et d’autre, mais aussi contradiction, puisque l’un et l’autre admirait dans l’empire, qui pourtant l’a engendrée, ce qui les a si fort révulsés dans la guerre, quand ils ont eue sous le nez.
C’est quand on voit « qui » Malaparte qualifie de petits-bourgeois, en même temps que Lénine, qu’on commence à comprendre ce qui lui a échappé. Pour ne retenir que Mazarin, Robespierre et Marx : des géants, dont la faculté principale a été de savoir remonter aux cause premières et de ne jamais les perdre de vue, si lointain et si ardu que soit le bout de la route, de ne jamais céder, surtout, aux émotions suscitées par ce que le général eût appelé des péripéties. Non qu’ils aient été froids ou insensibles… c’est seulement qu’ils ont réussi à tenir plus fort que d’autres les rênes de leurs émotions.
Cette faculté a manqué, absolument, à Malaparte, à Céline et à Fallacci, quelque légitimes qu’aient été leurs aversions et leurs réactions au présent.
Osera-t-on se risquer à parler, dans leur cas, d’infantilisme relatif ? De manque de maturité en tout cas. Question d’affect, pas d’intellect.
Théroigne
11-17 novembre 2019
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