« Nous autres, civilisations… »
Régis Debray – Le Figaro – 17.4.2019
Notre-Dame de Paris est le lieu où convergent deux filiations souvent brouillées, la religieuse et la politique, médite l’écrivain*.
Difficile, fût-ce à son corps défendant, de ne pas se souvenir de Valéry, de ne pas attacher une portée symbolique à la catastrophe. Plus qu’une atteinte au patrimoine, à l’économie du tourisme et à nos familiarités parisiennes, c’est une blessure grave. Pas seulement pour les âmes pieuses et la tradition catholique, qui est à la peine. Un souverain pontife renonçant à sa charge, un primat des Gaules condamné à une peine de prison, les éminences ici et là inculpées, les séminaires désertés, et maintenant Notre-Dame incendiée : les événements prennent pour l’Église romaine un tour calamiteux. Et pourquoi ne pas rappeler que la France, vouée à la Vierge Marie depuis Louis XIII, a la madone pour patronne traditionnelle. De Gaulle ne parle pas par hasard dans ses Mémoires de guerre de la « madone aux fresques des murs » et de « Notre-Dame la France ». Quelle que soit notre perte de mémoire collective, c’est une certaine substance populaire et nationale qui est atteinte, à travers un point nodal de la communauté civique, un facteur de concorde et non de discorde, le point zéro des routes de France, où ont pu converger deux filiations souvent brouillées, la religieuse et la politique.
Plus que Reims ou Chartres, d’être située au coeur de la capitale donne à la basilique métropolitaine la résonance d’un bourdon d’orgue étrangement patriotique. La France ne se déclare plus fille aînée de l’Église, mais si nous avons justement débouté l’alliance entre les Églises et l’État, le plus laïque d’entre nous ne peut récuser cette continuité millénaire. Après tout, c’est là que fut célébrée sous la Révolution la prise de la Bastille, et ensuite la déesse raison. Il y fut chanté le Te Deum pour Charles VII et pour Charles de Gaulle, et célébré les funérailles de Turenne comme du général Leclerc. On y bénissait les étendards, on y suspendait nos drapeaux. Les rois de la Bible, au-dessus du portail, furent vandalisés parce qu’identifiés à tort aux rois de France. Le sacre de Napoléon eut le temple pour théâtre. Même si les autorités de la République se sont abstenues, par une interprétation stricte de la laïcité, d’assister au Te Deum de 1918, personne n’a manqué à celui de 1944. Parce qu’il y a une constance dans notre histoire, qui va de Philippe Auguste, voire des Mérovingiens, à nos brefs monarques agnostiques, du XIIe au XXe siècle. Le sanctuaire n’a cessé de vivre au rythme des deuils et des espoirs, des liesses et des détresses de la République, comme récompense et ultime recours.
Abîmé par le feu mais sauvé par la littérature, le lieu de mémoire restera une présence tutélaire, avec Hugo bien sûr mais aussi Péguy, Claudel et Proust. « Ceci tuera cela », a fait dire Hugo à son archidiacre, devant Notre-Dame. Le petit livre imprimé, le gigantesque édifice. Le papier, le Pape. C’était au Moyen Âge. Et si le livre de papier allait maintenant survivre au livre de pierre ?
N’empêche qu’on peut se poser la question de savoir ce qui va rester des trois arcs-boutants, des trois fonts baptismaux qui étaient pour Valéry la source et le socle de notre Europe : La Grèce avec Homère et Platon, mais qui apprend encore le grec à l’école ? Rome, avec César et Virgile, mais qui pratique encore, comme le jeune Rimbaud, les vers latins ? Et maintenant, le christianisme, avec sa charpente et ses flèches, ses secrets et ses rites ? Notre civilisation, en ce cas, passerait de l’ère de la commémoration à celle de l’archéologie. Ce qui irriguait va-t-il nous laisser à sec ? Ce qui nous faisait lever les yeux, faudra-t-il le chercher dans nos sous-sols ? Une mauvaise pensée, à chasser de sa tête.
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* Régis Debray a publié récemment Bilan de faillite (Gallimard, 2018).
18 avril 2019
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