« L’âne pousse un braiement plus terrible que s’il avait été égorgé. »
Criminels au purgatoire
De ceci…
à cela…
Pièce à conviction
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre ! »
VILLON
UNE PÂLEUR ÉCLAIRE L’HORIZON D’ORIENT, baiser d’aurore sur le blanc laiteux d’un océan. L’existence ne repose-t-elle pas sur de tels mirages ? Depuis que nous avons repris la route après ce long bivouac, je trottine en silence…
Comme plus d’un condamné subit son sort pour ses qualités davantage que pour ses défauts, n’est-ce pas à ses dons que l’âne doit l’opprobre qui l’accable ? On raille sa stupidité, quand nul autre animal ne se voit confier la mission de conduire à bon port des maîtres endormis…
Qui soupçonnerait la présence de fantômes, chez ces représentants de la race d’équidés la plus méprisée parmi celles qui descendirent de l’arche de Noé ? J’exerce humblement mon apostolat, tirant un lourd charroi dans ces chemins enneigés, non sans ourdir en secret, depuis les coulisses, une représentation dont les acteurs ne peuvent guère plus avoir idée que de leur audience auprès d’un éventuel public…
En ce temps de séismes et de cyclones, d’incendies et de raz-de-marée dont une cause occultée rend les effets chaque jour plus désastreux – dirigeant l’espèce humaine vers un avenir de feu et de sang – quelle catastrophe pire encore pourrait-elle frapper ces êtres doués de parole, s’ils couraient le risque de prêter l’oreille à un bourricot ?…
J’ai cru durant la vie poursuivre un but, et je découvre en cheminant après la mort combien ce but n’était que le moyen d’une fin bien plus mystérieuse que tous les pouvoirs terrestres. Si cette histoire me paraît l’effet d’un rêve singulier, la quête m’ayant conduit à cheminer au-delà du terme prescrit ne peut résulter que d’un rêve collectif m’ayant jadis élu pour le faire advenir ; et que je confesse avoir trahi…
Car telle est mon existence actuelle : un produit du chaos national et mondial que ruses, duplicités, fourberies et doubles langages avaient contribué à exacerber. Depuis cette nouvelle condition, je m’étonne d’être resté toute ma vie prisonnier des prestiges illusoires attachés au statut de chef d’État. Si je découvre la liberté sous le bât d’un animal de charge, n’est-ce pas qu’avant de disparaître, j’avais avoué croire aux forces de l’Esprit ?…
Dans cette espèce d’au-delà, j’ai enfin trouvé la bonne manière d’être connecté à l’en-deçà. Par des voies surnaturelles, je recouvre la nature qui me ramène au bas-monde, en me projetant plus loin encore dans l’univers suprasensible. Étais-je plus réel posant sous le costume d’un président, dans son cadre d’or au mur de chaque mairie ? Proférais-je alors moins d’âneries ? Tel un mythe errant de l’Histoire, ne suis-je pas devenu, sous forme de la vulgaire monture empruntée par le Christ à Jérusalem, une figure de Rédemption ?…
J’ai connu ce que vit le criminel aux portes de l’enfer quand il franchit le seuil de l’Autre Monde. Et, d’avoir connu l’adulation de mon vivant telle une divinité, me voici ployant sous le joug de la pire bestialité !… Mais est-il certain que ma condition présente soit plus vile que celle d’autrefois ? Toute sommité politique n’est-elle pas affiliée à la tribu des fauves se nourrissant de chair humaine ? Pour ma part, c’est à l’élite suprême de l’engeance assassine que je me suis offert la jouissance d’accéder : celle des génocidaires…
Depuis les complots de la Cagoule, puis la Francisque reçue des mains de Pétain, jusqu’à ce 7 avril 1994 qui requit l’élimination préalable de mon conseiller pour l’Afrique François de Grossouvre, en passant par les cinquante guillotinés d’Algérie lorsque j’étais Garde des Sceaux, sans oublier Vian, Lebovici, Balavoine, Jean-Edern Hallier, Coluche et maintes explosions meurtrières, ma carrière de serial killer fut l’une des plus exemplaires du siècle. Dans le monde libre et démocratique, je ne vois guère qu’un Henri Kissinger pour me disputer la palme de l’infamie. Dear Henry ! S’il pouvait connaître un tel purgatoire…
La mémoire d’une vie antérieure me revient, pareille à l’écho des cordes d’un instrument lorsque la musique s’est tue. L’effet du vent ? Cette impression m’envahit comme le pressentiment d’une vibration musicale encore à venir, à moins que celle-ci ne soit émise au loin, dont je perçois déjà le hululement plaintif…
L’air est orageux, le ciel se gonflant de nuages obscurs. Ah, si la nuit n’existait pas plus que mort et fiction ! Seulement la pleine clarté du réel, du jour et de la vie, sans ces ombres mystérieuses où naissent les prières, les exégèses et les chansons des rues…
Car c’est le chant d’un mendiant qui s’élève dans le ciel. Appel perdu vers le néant, comme le cri brisé d’un million d’Africains, massacrés voici bientôt un quart de siècle grâce à l’opération Turquoise. Après les accords d’Arusha qui menaçaient notre mainmise, il convenait d’abattre l’avion d’Habyarimana pour déclencher la tuerie planifiée par nos soins, puis d’en faire tomber la responsabilité sur les rebelles. Rien ne peut inquiéter trafiquants et gangsters de grande envergure, comploteurs et fomenteurs de guerres à l’échelle planétaire, canaille huppée se riant des lois faites pour le vulgaire. Celui-ci n’est pas près d’en finir avec ses misères, tandis que mes sabots s’enfoncent dans un mausolée de neige battu par les vents de la steppe…
Jamais je n’avais étudié de si près l’espèce humaine que sous ma paire d’oreilles démesurées. Cet organe est particulièrement apte à capter ce qui est caché, que ce soit pour déceler des intentions secrètes ou pour appréhender des sons même très éloignés. De vagues lueurs signalent une possible agglomération villageoise au-delà du chemin. J’entends se préciser la voix du mendiant qui continue de psalmodier sa litanie.
Mon âme fut-elle jamais plus lumineuse et rayonnante qu’en cette qualité de revenant, projetant sur le monde une ombre bienfaisante ?
« Qu’Allah nous vienne en aide ! » Cette supplique n’en finit pas de me parvenir aux oreilles, depuis la tente où logent mes trois passagers, par la voix d’Élisabeth Badinter. S’il n’est aucun destin dans ce bas-monde qui échappe à la cruelle ironie du Tout-Puissant, la preuve en est offerte par le souvenir cuisant d’une aimable plaisanterie dont j’avais coutume d’affliger son époux Robert, quand les faveurs dont il bénéficiait dans l’opinion menaçaient de supplanter ma propre gloire, et qu’en plein conseil des ministres j’infligeais au Garde des Sceaux, sans qu’il eût démérité, un venimeux : « Quel âne vous faites ! »…
Une chape de silence enveloppe le globe, constituée de milliards de bruits comparables à ces particules d’immondices dont est formée la vague immense qui déferle et fracasse toute capacité de comprendre.
« Ô Mésopotamie ma bien-aimée ! » s’exclame à répétition leur hôte, ivre comme le couple d’un abominable alcool de bouleau…
Ces trois-là, dans la carriole, se livrent à je ne sais quelles débauches toutes les nuits jusqu’à l’aube, délirant à voix haute au point que leurs cris s’entendent jusqu’au sommet du mont Ararat, et l’haridelle qui les tire en vient à regretter la funeste idée qu’eut Noé d’embarquer dans son arche toutes les races animales…
Le froid, la neige, le vent, rien ne fait taire le mendiant. Qu’Élisabeth, Robert et l’ancien roi de Mésopotamie me pardonnent, mais seule n’existe plus à mes oreilles que cette mélodie, dans l’odeur du silence lourd d’un irréparable sur le point de se produire…
Qu’Allah nous vienne en aide, qu’Il nous accueille en sa miséricorde ! Pareille exclamation me vient spontanément, comme par contagion, depuis les récents aveux d’Élisabeth relatifs au rôle joué par sa firme Publicis pour maquiller l’image de l’Arabie saoudite, et sa surprenante conversion ; laquelle ne va pas jusqu’à lui faire s’imposer l’abstinence en matière d’alcool, ainsi qu’en témoignent leurs joyeuses agapes…
Qu’Allah daigne éclairer mon chemin d’une lanterne miséricordieuse !
Tandis que je trottine cahin-caha, les yeux fixés sur une obscurité que ne percent toujours pas les rayons du jour, mais où s’accentue la lueur prometteuse d’une halte prochaine, mes ruminations se concentrent sur la mise en scène du spectacle à venir…
Car la complainte se rapproche, et si mon imagination l’attribue à un mendiant perdu dans l’immensité désolée, c’est que celui-ci doit faire partie de la dramaturgie. Quel meilleur observateur de l’humanité que l’équidé ? Nous fûmes son seul moyen de locomotion terrestre depuis l’invention de la roue en Mésopotamie. Quand la traction animale fut remplacée par celle du moteur, nous avons continué à servir en vertu de liens passionnels ou de nécessités utilitaires, de façon résiduelle. Et voici que le fétichisme de l’automobile individuelle, qui ravage une planète acéphale à raison d’un véhicule par tête, promet à chacun la bagnole sans autre cerveau pour pilote que celui des robots !…
Bienheureux technopithèques promis aux accouplements de l’androïde et de la machine. S’avise-t-on de la mystification représentée par cette nouvelle hallucination religieuse parée d’obscurs alibis scientifiques, où s’engloutissent des fortunes colossales prélevées sur les humains grâce à pestes et famines, guerres et morts : les quatre cavaliers de l’Apocalypse ? On ignore trop souvent la profondeur du regard d’un âne, surtout s’il est animé par un esprit rompu à toutes les malices…
N’ai-je pas manipulé les espoirs de la gauche au pays de la Révolution française, de la Commune et de la Résistance, par un bluff d’extrême-droite ayant consacré la Restauration, Versailles et la Collaboration ? Pourquoi ne pas illustrer cet art du tangage entre bâbord et tribord, en soumettant cet attelage à une danse digne de mon compère Debord ? Je me sens l’envie non de ruer dans les brancards, mais d’agrémenter la routine du voyage en produisant quelque fantasmagorie qui donne à mes trois passagers l’impression de planer dans une fumée spectrale. Rien de tel, pour tout bon spectacle, qu’un brin de sorcellerie…
Soudain jaillit l’un de ces éclairs dont s’illumine pendant quelques secondes un paysage plongé dans le noir, et cette fulgurance me laisse deviner un autre décor. Je viens d’apercevoir, à quelques encablures, un édifice moderne brillant de mille feux, puis retombé dans le néant. La chanson reprend de plus belle, mais est-elle bien réelle ?…
Cet immeuble qui m’est apparu dans un flash comme en plein jour se trouvait à portée de voix, même s’il appartenait à une autre dimension puisque nous n’avons pas quitté la steppe. J’ai eu la révélation, sans l’ombre d’un doute, que l’on peut être dans deux lieux de l’espace à la fois. Certes je ne suis pas, à proprement parler, un être en chair et en os. Mais je présente les apparences d’un organisme à quatre pattes, et l’habitacle que je tire, comme ses occupants, n’ont rien d’une fiction. L’ubiquité n’est-elle pas un attribut des fantômes et ne s’étend-elle pas à ses proches ? Voyons comment ils réagissent à une bousculade…
J’amorce un balancement d’une patte sur l’autre qui secoue le convoi de gauche à droite, histoire de rappeler que je n’ai jamais su moi-même sur quel pied danser. Cette gigue à quatre temps fait basculer la carriole, d’où valsent par l’ouverture de la tente une Élisabeth en tenue légère et son Robert toujours vêtu d’un caleçon long, tandis que le roi d’Uruk s’étale avec eux dans la neige couvert de sa tunique étoilée… Tout ceci est-il bien en train de se passer ? semble se demander celui dont l’épopée d’il y a cinq mille ans n’était pas avare en sortilèges. Des organes auditifs aiguisés à l’extrême me font alors entendre deux autres voix que celles du trio. Je reconnais aussitôt l’accent inimitable du locataire de la Maison Blanche, à qui donne la réplique mon actuel successeur à l’Élysée. Tirant profit de cette acuité sensorielle, j’incline les oreilles d’un côté puis de l’autre, ainsi que des micros directionnels plus sophistiqués que les technologies de leurs propres services…
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Mai 2020
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