Le vieux monde
se meurt
et le nouveau monde peine à naître
Charles W Freeman – Glenn Diesen
Transcription : Pangambam S – SingjuPost – 12.7.2025
Traduction : c.l. pour L.G.O.
Lisez la transcription intégrale de la conversation entre l’ambassadeur Chas Freeman et l’écrivain et militant politique norvégien Glenn Diesen sur le thème « Le vieux monde est en train de mourir, et le nouveau monde peine à naître », le 11 juillet 2025.
Remarques préliminaires
PROF. GLENN DIESEN : Bonjour à tous et bienvenue. Nous sommes aujourd’hui en compagnie de l’excellent Chas Freeman, ancien ambassadeur en Arabie saoudite et ancien secrétaire adjoint à la Défense chargé des affaires de sécurité internationale.Re-bienvenue dans notre émission. C’est toujours un plaisir de vous voir.
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Oui, et je suis ravi d’être ici.
La fin de la domination occidentale
PROF. GLENN DIESEN : On dit souvent que nous arrivons à la fin d’une ère où le monde était centré sur l’Occident. Je veux dire par là qu’on observe un déclin dans l’ensemble du monde occidental, sur le plan politique, économique, technologique, social, politique, entre autres indicateurs. Je ne veux pas dire que ce sera un monde sans l’Occident, mais un monde où l’Occident ne sera plus nécessairement dominant, du moins pas dans tous les domaines.
Et nous constatons également que d’autres grandes puissances se préparent à un monde moins centré sur l’Occident. De nouveaux liens économiques, politiques et militaires se tissent, notamment avec de nouvelles institutions telles que les BRICS. Je ne sais pas trop quoi penser de la réunion qui vient de se tenir au Brésil. Il semble qu’ils aient endossé le rôle d’opposants plutôt que celui de guides vers un monde nouveau. Mais peut-être s’agit-il d’un pas en arrière avant d’aller trop vite en avant. Je ne sais pas trop.
Mais je pense qu’un bon point de départ serait de déterminer où se situent, selon vous, les excès et le déclin de l’Amérique et de l’Europe, et dans quelle mesure.
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Eh bien, permettez-moi de commencer par dire que je suis d’accord avec vous pour dire que la réunion des BRICS à Rio de Janeiro a malheureusement adopté une position plaintive plutôt que créative. Le monde a vraiment besoin d’un nouveau leadership. Le leadership américain est manifestement discrédité, et ce, de plus en plus chaque jour, compte tenu des activités sauvages de notre président, dont l’une vient justement d’affecter le Brésil.
Car il vient de flanquer des droits de douane de 50 % sur le Brésil pour protéger son alter ego Bolsonaro.
Je veux dire… Trump est le Bolsonaro du Nord, je suppose, et Bolsonaro est le Trump du Sud. Ils sont donc des âmes sœurs. Et il a exigé que les Brésiliens ne le poursuivent pas pour les activités criminelles auxquelles il s’est livré, qui correspondent aux efforts de Trump pour renverser les élections de 2021.
Un monde sans leadership clair
Nous vivons donc dans un monde dépourvu de leadership clair. Et cette direction ne va certainement pas venir de l’Europe, qui continue d’avoir un appareil de politique étrangère divisé et inefficace et qui poursuit essentiellement des rivalités périphériques dans presque tous les domaines, dont le résultat ne représente donc jamais la somme de ses parties.
Cette direction ne viendra pas de la Chine, qui est réticente à prendre les devants. La Russie n’est pas compétente pour diriger, compte tenu de l’état de ses relations avec de nombreux autres pays et blocs. Nous sommes donc pratiquement sans gouvernail et à la dérive.
Et dans ce contexte, pour en venir à la dernière partie de votre question, l’Occident a clairement vu la fin de sa domination de 500 ans sur les affaires mondiales. Le siècle des Lumières européen, qui a donné naissance à divers systèmes politiques il y a deux siècles ou plus – peut-être 250 ans – a clairement fait son temps. [??? NdT]
Je dirais que de nombreuses sociétés occidentales, y compris la mienne, se trouvent dans une situation prérévolutionnaire. Autrement dit, le niveau d’insatisfaction de la population à l’égard de son gouvernement, son incrédulité face à ses déclarations et son sentiment que le gouvernement ne tient pas compte de son opinion, même lors des élections, lui confèrent une certaine illégitimité et nécessitent un changement, si ce n’est par les urnes, alors par la force.
Perte de crédibilité morale
Toutes ces éléments se rejoignent et nous entrons dans un monde très incertain. Mais c’est un monde dans lequel l’Occident dans son ensemble, c’est-à-dire la communauté transatlantique si vous voulez *– on pourrait inclure l’Amérique latine dans l’Occident, mais je pense que le cœur de cette communauté est la communauté transatlantique –, n’a plus aucune autorité morale, compte tenu des doubles standards continuellement appliqués à diverses questions.
Notamment le génocide en Asie occidentale, l’agression contre les pays voisins d’Israël et certains qui n’aiment pas l’Iran. Et nous n’avons plus aucune qualité pour agir. D’ailleurs, les institutions que nous avons créées après la Deuxième Guerre mondiale pour aider à gérer les affaires ne fonctionnent pas. Le Conseil de sécurité est polarisé et paralysé. L’Assemblée générale n’est pas cohérente.
D »autres institutions qui ont été créées pour compléter les institutions des Nations Unies, comme les BRICS, la Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures, l’Organisation de Coopération de Shanghai, etc., comme je l’ai dit au début, ne jouent pas un rôle de premier plan. Elles se plaignent, se lamentent, pointent du doigt et ne font rien. Nous ne sommes donc pas dans une période heureuse pour le monde.
Les politiques tarifaires de Trump et la réponse mondiale
PROF. GLENN DIESEN : Vous avez utilisé l’expression « activités sauvages » pour qualifier le président Trump. Le moins qu’on puisse dire est qu’il y en a eu quelques-unes. Il n’y a pas si longtemps, la Maison Blanche a publié cette lettre annonçant des droits de douane de 50 % sur le Brésil, comme vous l’avez dit, lettre exigeant que l’on s’abstienne de s’en prendre à Bolsonaro.
Mais encore une fois, on voit ces droits de douane flanqués ç la tête du reste du monde. Je me demandais comment vous voyez le Moyen-Orient réagir à cela, car l’Europe, elle, semble prête à accepter ces abus. Jusqu’à présent du moins, bien que certains commencent à envisager la nécessité d’apporter des changements. Ils parlent toujours d’autonomie stratégique, mais cela ne mène nulle part.
Cependant, en Asie de l’Est, où il existe des alternatives, comme la Chine et d’autres grandes puissances, on constate que les alliés historiques ou traditionnels des USA, tels que la Corée du Sud et le Japon, commencent à prendre un peu leurs distances et à chercher des alternatives. Mais qu’en est-il au Moyen-Orient ? Vous avez mentionné le génocide et l’attaque contre l’Iran, entre autres pays de la région. Mais pensez-vous que les alliés des États-Unis, principalement les États du Golfe, commencent à prendre aussi un peu leurs distances ?
Évolution de la dynamique au Moyen-Orient
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Je pense que les États du Golfe en général… Permettez-moi de faire plusieurs commentaires. Tout d’abord, bien sûr, les Émirats Arabes Unis, les EAU, qui sont des maîtres incontestés en mati !re de realpolitik, ont normalisé leurs relations avec Israël. Je pense qu’ils regrettent aujourd’hui leur décision, car Israël s’est imposé… Il est très clair pour les habitants de la région qu’Israël exige une sécurité absolue pour lui-même, ce qui signifie une insécurité absolue pour tous les autres pays de la région.
Ainsi, les Émirats Arabes Unis, le Bahreïn et le Maroc, qui ont signé ce qu’on appelle les « accords d’Abraham » – une initiative du lobby sioniste aux USA, qui a essentiellement utilisé la première administration Trump pour contourner la question palestinienne, la mettre de côté, ignorer la question de l’autodétermination palestinienne – accords qui sont désormais, je pense, sous perfusion et je ne sais pas combien de temps ils survivront.
Le rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran
Un pays comme l’Arabie saoudite, qui entretenait une rivalité viscérale tant religieuse que culturelle avec l’Iran, une hostilité envers l’Iran qui était tout à fait implacable – l’Iran, bien sûr, y répondant avec une opinion très méprisante des Saoudiens et des autres Arabes –, et voilà que tout a changé. Les deux pays font désormais cause commune pour contrebalancer la menace que représente Israël envers les éléments de stabilité qui subsistent dans la région.
Mohammed ben Salmane a été en contact à plusieurs reprises avec le président Pezeshkian et avec Khamenei, le guide suprême iranien. Tous deux condamnent les actions israéliennes. L’Arabie saoudite n’est pas disposée à rompre avec les États-Unis sur cette question pour la simple raison que son arsenal militaire est presque entièrement américain. Elle n’exporte plus de pétrole vers le marché américain en quantités significatives. Mais ses liens avec les États-Unis, bien qu’ils aient considérablement diminué depuis l’époque où j’étais ambassadeur là-bas il y a environ trois décennies, restent très importants, même s’ils sont aujourd’hui quelque peu éclipsés par les relations commerciales avec la Chine.
L’influence militaire croissante de la Chine
Et je pense que l’un des développements intéressants dans cette région, qui a une incidence sur la manière dont les gens s’y adaptent, est l’arrivée imminente de la Chine en tant que concurrent militaire des États-Unis en termes de ventes d’armes. On le constate déjà avec le retrait progressif de la flotte des F-16 de l’Égypte au profit des J-15, provenant, je pense, de Chine. Il s’agit du modèle d’exportation de Chengdu que les Pakistanais ont récemment utilisé avec succès lors de leur bref conflit avec l’Inde.
Les Chinois ont été accusés d’avoir fourni du matériel de défense aérienne à l’Iran pendant le récent conflit. Je ne pense pas qu’ils l’aient fait, et ils ont publié un démenti. À la lecture de ce démenti, il me semble qu’ils ont nié avoir livré quoi que ce soit de ce genre pendant les combats. Et je m’attends à ce qu’ils fournissent désormais divers équipements sophistiqués de défense aérienne à l’Iran et probablement à l’Irak, qui verra en septembre, semble-t-il, le départ des dernières forces d’occupation US.
L’évolution du rôle de la Russie
Il s’agit donc d’un changement. La Russie a bien sûr connu des hauts et des bas. Elle a perdu son influence politique en Syrie. Elle est un ennemi traditionnel de l’Iran. Et bien qu’elle ait désormais établi une relation stratégique avec l’Iran, elle semble avoir tardé à lui fournir des équipements militaires.
Et c’est la dernière chose, je pense, que je me risquerais à dire : que les États-Unis ont pratiquement épuisé leurs stocks militaires. Il n’est donc guère surprenant que le Pentagone, entendant que le président Trump s’oppose à aider davantage l’Ukraine, ait suspendu les ventes d’armes à l’Ukraine afin de conserver ce qui reste des stocks américains et, on peut l’imaginer, détourné les approvisionnements vers Israël, dont les défenses sont très affaiblies.
En fait, si la guerre avait duré encore quelques semaines, certains pensent qu’Israël se serait retrouvé pratiquement sans défense, ayant perdu sa capacité d’intercepter les missiles iraniens.
La manipulation continuelle de Trump
Il y a donc beaucoup de changements dans les relations. Ce qui n’a pas changé, c’est la relation entre M. Netanyahu, qui manipule M. Trump, et M. Trump, qui continue d’être manipulé. Et nous voyons sa déférence envers ses donateurs dans le contexte du lobby sioniste.
Mais nous le voyons également dans le contexte des dossiers Epstein – ce philanthrope pédéraste qui était un bon ami de Donald Trump, même s’il prétend aujourd’hui qu’il le connaissait à peine. Il existe assez d’extraits de vidéos pour démontrer que c’est faux, et il a clairement fait disparaître les dossiers Epstein parce que, parmi les personnalités importantes qui figurent dans ces dossiers, on trouve bon nombre de ses principaux donateurs.
Ainsi, indépendamment de sa propre relation avec Epstein, qu’il peut sans doute gérer assez habilement, ces dossiers pourraient nuire à beaucoup de personnes – des personnes dont il se soucie parce que ce sont des bailleurs de fonds.
Conséquences mondiales
Donc, l’Asie occidentale, oui, est en pleine mutation. L’Asie orientale aussi. Les droits de douane imposés à la République de Corée, à la Corée du Sud et au Japon ont conduit pour la première fois au Japon à un débat ouvert sur le retrait de la présence militaire américaine du pays. Je ne pense pas que cela soit allé très loin.. La personne qui y a fait allusion est l’ancien Premier ministre Hatoyama, qui est un personnage plutôt isolé, politiquement marginal dans la politique japonaise, mais pas insignifiant.
Les États-Unis se font donc des ennemis partout et perdent des amis. Je m’attends à ce que le Brésil riposte, probablement en cessant d’acheter des Boeing pour se tourner vers Airbus, ce que le président Trump vient probablement d’accomplir. Je ne sais pas ce que les Brésiliens feront d’autre, mais c’est un pays fier qui n’acceptera aucune ingérence dans son processus judiciaire, que ce soit au nom de M. Bolsonaro ou dans le cadre de la requête ayant trait à une objection antérieure d’Elon Musk à ce qu’ils aient le droit de censurer chez eux ses médias Internet.
Les Brésiliens ne céderont pas sur ces questions. Nous créons donc de plus en plus d’obstacles insurmontables et nous montrons que l’ont peut résister à notre force .
La question syrienne
PROF. GLENN DIESEN : Bien, vous avez mentionné la Syrie. C’est justement l’un des développements les plus préoccupants. Je me souviens fort bien qu’après les attentats du 11 septembre, le monde entier s’était focalisé sur la lutte contre l’extrémisme islamique, les djihadistes. Et beaucoup de gens faisaient remarquer que tout cela trouvait en grande partie son origine dans le soutien direct et le financement des djihadistes en Afghanistan tout au long des années 80. Cela semblait néanmoins appartenir à une histoire lointaine. Mais aujourd’hui, nous nous trouvons dans une situation étrange où…
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Où…
PROF. GLENN DIESEN : L’ancien chef d’Al-Qaïda et de Daech, Jolani, a bien sûr pris le contrôle de la Syrie. La décision a été prise de lever ou de réduire les sanctions, ce qui pourrait être positif dans la mesure où elles ont un impact très négatif sur la population civile. Cependant, le cynique en moi s’attend plutôt à ce que cette décision ait pour but d’aligner les intérêts étrangers, peut-être en commençant à vendre des armes à la Syrie et même en utilisant la Syrie de Jolani comme « proxy » c’est-à-dire intermédiaire, dans quelque conflit.
Je ne sais pas sûr que ce soit contre l’Iran ni où cela pourrait mener. C’est juste que, si on avale le postulat que nous défendons simplement les valeurs démocratiques libérales et que nous cherchons à lutter contre le terrorisme, il semble un peu étrange que tous les dirigeants occidentaux se précipitent en Syrie pour serrer la main de Jolani ou l’invitent dans leurs capitales pour lui serrer la main.
Et je ne me souviens pas bien de ce que Trump a dit – c’est un homme fort, ou quelque chose du genre, ce qui était une façon assez étrange de faire référence à Daech, mais nous en sommes là. Comment voyez-vous le nouveau rôle de la Syrie dans la région ?
La situation en Syrie et l’influence israélienne
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Eh bien, Al-Charaa, il a repris son nom d’origine, mais il vient du plateau du Golan, et c’est ce que signifie Jolani. On ne peut expliquer tout cela qu’en faisant référence à Israël et à l’emprise d’Israël sur la politique occidentale.
Israël a toujours eu pour objectif de fragmenter la Syrie. Il est probablement impliqué aujourd’hui dans l’aide apportée aux Kurdes pour éviter leur intégration dans l’armée nationale syrienne. C’est le principal obstacle qui empêche les soi-disant Forces Démocratiques Syriennes (FDS) de renoncer à leur autonomie en Syrie. Elles insistent pour conserver une identité distincte au sein des forces armées syriennes.
Il est tout à fait compréhensible que les autorités de Damas souhaitent qu’ils s’intègrent à titre individuel. Ils entretenaient des liens étroits avec les Israéliens qui ont toujours semé le trouble parmi les Kurdes en Turquie, en Iran et en Syrie. L’Irak est un cas particulièrement flagrant à cet égard.
Donc, ce qui est en train de se produire actuellement, c’est une tentative faite pour soumettre la Syrie et l’amener à signer l’équivalent des accords d’Abraham. Autrement dit, d’accepter qu’Israël soit la grande puissance de la région et de s’y soumettre. Al-Jolani, ou Al-Charaa si vous préférez, est suffisamment désespéré pour se mêler de diriger un pays qui a été totalement dévasté par des guerres par procuration alimentées par des forces extérieures, ainsi que par des combats entre Syriens eux-mêmes. Il a désespérément besoin d’aide et il est prêt à conclure, dans ce but, n’importe quel marché cynique avec n’importe qui.
Il est donc censé rencontrer Netanyahou au début de l’automne, peut-être à Washington. Cela vous montre bien de quoi il s’agit réellement. Il ne s’agit pas de démocratie. Il ne s’agit pas d’islam politique. Si M. Al-Charaa est « fort » dans le sens où il a décapité beaucoup de gens, je suppose que cela compte pour quelque chose dans l’esprit de M. Trump, mais cela ne fait certainement pas briller ses références.
Bien sûr, il est possible qu’il se soit repenti et qu’il ait été sauvé, et que le démocrate qui sommeillait en lui ait soudainement émergé du monstre qu’il était. Mais pendant que tout ceci se déroule, il y aurait eu quelque 1.600 meurtres d’alaouites dans la région de Lattaquié en Syrie – des représailles – et rien n’a été fait à ce sujet. Le monde a vertueusement détourné le regard, comme il le fait pour Gaza.
Si vous cherchez un bourbier moral, le Levant est le candidat idéal. Cela ne donne pas une haute idée de la politique étrangère actuelle de quiconque.
La politique contradictoire de Trump en Ukraine
PROF. GLENN DIESEN : Eh bien, Trump n’allait pas seulement mettre fin aux guerres du Moyen-Orient pour restaurer la puissance américaine. Il allait également mettre fin à la guerre principale qui oppose les USA à la Russie en se servant de l’Ukraine comme mandataire. Mais cela est également source de confusion pour beaucoup de gens, car il a clairement déclaré qu’il n’y aurait plus d’armes pour l’Ukraine. Puis il est revenu sur sa décision, avant de la retirer à nouveau. Et puis, en moins de 24 heures, il a affirmé qu’il ne savait pas qui avait arrêté la livraison d’armes et qu’il allait la reprendre.
Au-delà de l’approche désorganisée, a-t-il fini par accepter que cette guerre est également celle de Trump ? Ou s’agit-il d’une stratégie visant à gérer les faucons de Washington, ou alors, est-ce tout simplement Trump en train de devenir Biden ?
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : En effet, c’est politiquement bien pratique parce qu’il est entouré de néoconservateurs. Une grande partie de ses donateurs sont des néoconservateurs. Sa base politique qui croit en la retenue en matière de politique étrangère, ne veut pas de guerres interminables et ne souhaite pas que les USA s’impliquent davantage dans la guerre en Ukraine. Il se trouve donc face à une contradiction et il est clair qu’il a pris le parti de ses donateurs. Tout le monde sait qu’il aime l’argent, et cela semble bien être le facteur déterminant dans ce cas.
Mais y a-t-il une stratégie derrière tout cela ? Y a-t-il une politique cohérente ? Non, il n’y en a pas. Cela ne fait pas partie d’une négociation. C’est de l’irritabilité. C’est de l’arrogance, des fanfaronnades et une sorte de caprice enfantin. Si vous avez des enfants, vous les avez probablement vus faire des choses similaires vers l’âge de deux ans et demi. Donc, s’il est un génie très stable, comme il l’a proclamé lors de son premier mandat, ce n’est pas ainsi qu’il se comporte pour le moment.
PROF. GLENN DIESEN : Mais il y a quand même des limites à ce qui peut réellement être envoyé. C’est pourquoi j’essayais de voir, enfin, de trouver un certain ordre dans le chaos. Quand il a annoncé que les États-Unis allaient se retirer, les Européens ont dit qu’ils allaient prendre le relais… juste avant que l’effondrement ne commence à s’intensifier. Je pensais qu’il avait obtenu l’accord des Européens sur les 5%, ce qui lui aurait également permis de se retirer. Il a obtenu l’accord sur les minerais des Ukrainiens, ce qui lui a permis de déclarer victoire et, encore une fois, de se retirer. Je pensais que tout s’alignait parfaitement. Et voilà que maintenant, nous sommes revenus à la case départ.
La réponse stratégique de Poutine
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Ce qu’il a, c’est un problème politique . Il est en train de perdre sa base. Ce grand et beau projet de loi, qui a été adopté par le culte de Trump au Congrès, heurte bon nombre de ses plus fervents partisans. Nous allons assister à une sacrée hausse de l’inflation en raison de tous ces droits de douane qu’il impose. Il a perdu la confiance de Wall Street. Personne à l’étranger ne le prend plus au sérieux, vu qu’il est incapable de respecter les accords qu’il conclut. Il ne suit aucune ligne cohérente. Il s’accroche donc à sa base de donateurs. C’est en tout cas mon opinion. Il n’y a aucun objectif sérieux ici.
Simultanément, ce qu’on va voir, je pense, c’est que Vladimir Poutine a tout simplement rayé le président Trump de ses tablettes et qu’il ne ressent aucune nécessité de conclure un accord avec lui, puisqu’il sait maintenant que M. Trump n’est pas fiable. Il va donc continuer à faire ce qu’il fait en ce moment, c’est-à-dire augmenter la pression sur l’Ukraine, en avançant autant qu’il le peut non seulement à l’est, mais aussi au sud. La région de Zaporijia semble désormais être le théâtre d’une offensive majeure.
Je pense qu’il est très probable que M. Poutine envisage désormais sérieusement de mettre à exécution sa menace de prendre Odessa s’il le peut. Ce ne sera pas facile, mais ce n’est pas impossible. L’Ukraine est à court de troupes. Les livraisons d’armes à l’Ukraine ne vont pas résoudre les problèmes auxquels elle est confrontée. Non seulement les États-Unis ne disposent pas d’armes en quantité suffisante, mais l’Ukraine n’a pas les effectifs nécessaires pour les utiliser efficacement.
Ceci est donc un opéra. Le protagoniste est en train de mourir lentement sur scène. La grosse dame n’a pas encore chanté, mais elle va le faire.
L’irréversibilité du déclin hégémonique
PROF. GLENN DIESEN : Bon, d’accord, j’aime bien l’image que vous brossez, mais qu’est-ce qui peut être fait ? Pensez-vous que le déclin hégémonique soit irréversible ? Une autre façon d’aborder la question serait de considérer que si l’idée d’une hégémonie éternelle pouvait avoir un sens, elle finirait quand même, à un moment donné, par s’épuiser. C’est ce que beaucoup de gens ont souvent dit dans les années 90, à savoir que cela ferait courir le risque que quelqu’un tente d’instaurer l’unipolarité. C’est-à-dire que les États-Unis et leurs partenaires européens pourraient bien s’y épuiser économiquement, militairement, perdre leur légitimité sur la scène internationale et se retrouver avec une base socio-économique très affaiblie sur leur territoire, ce qui créerait encore plus d’instabilité.
Mais voyez-vous un moyen de réverser la situation ? Si M. Trump vous appelait pour vous demander conseil, quelles seraient les options possibles pour les États-Unis à ce stade ?
L’effondrement constitutionnel en Amérique
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Vous savez, je pense qu’il ne va pas m’appeler pour me demander conseil, donc écartons cette hypothèse comme ne pouvant recevoir de réponse. Mais à mon avis, nous sommes , aux États-Unis, dans une période d’effondrement constitutionnel.
Les États-Unis étaient admirés parce que, pour les Américains et une grande partie du monde, ils semblaient représenter une idée plutôt qu’un pays fondé sur l’ethnicité, la religion ou la langue. Aujourd’hui, nous avons une langue officielle, apparemment l’anglais. Auparavant, personne ne nous demandait de parler anglais : tout le monde l’apprenait, car c’était la langue que nous parlions.
La Déclaration des droits, qui a donné naissance à cette idée et l’a incarnée, contenait des garanties relatives à la liberté de la presse. Mais aujourd’hui, nous poursuivons la presse pour avoir mené des enquêtes journalistiques. Elle contenait des garanties relatives à la liberté d’expression. Mais aujourd’hui, nous persécutons les étudiants qui dénoncent le génocide. Et nous le faisons au nom d’un pays étranger qui nous demande de le faire : Israël.
Le premier amendement garantit également la séparation de l’Église et de l’État. Et pourtant, notre politique reflète de plus en plus certaines croyances religieuses. Il est remarquable de constater que la Cour suprême est dominée par des catholiques qui, sans surprise, ont imposé au pays leur vision catholique de l’avortement. Il ne s’agit pas seulement des catholiques, mais aussi des chrétiens évangéliques, bien sûr. Il y a donc une coalition. Mais qu’est-il advenu de la séparation de l’Église et de l’État ? Nous ne sommes plus un pays laïc.
Le quatrième amendement interdit les perquisitions et saisies abusives, et pourtant nous vivons aujourd’hui dans un État policier. Le sixième amendement stipule que toute personne accusée a le droit de connaître les charges retenues contre elle et les preuves à l’appui. Mais aujourd’hui, les tribunaux disposent de preuves secrètes qui ne sont pas communiquées à l’accusé.
La Constitution est donc en train de s’effondrer. Je pense que tout cela cache l’abandon de la conception scandinave et anglo-saxonne traditionnelle de la procédure régulière. Selon cette conception, la légitimité d’un résultat est déterminée par l’équité du processus qui l’a produit, et non par le fait que vous aimiez ou non ce résultat.
Le rôle des tribunaux est de régler les différends. Si la procédure suivie est équitable, alors si vous n’aimez pas la décision, tant pis, vous devez l’accepter. Si des élections sont organisées et qu’elles sont équitables, et qu’elles élisent un groupe ou une personne que vous n’aimez pas, vous devez accepter ce résultat, car il s’agit d’un processus équitable.
Tout cela a disparu. Aujourd’hui, la légitimité des résultats dépend de notre approbation ou non de ces résultats, et non plus du processus qui les a produits. C’est la fin d’un principe fondamental de notre culture, et avec la fin des différentes valeurs des Lumières incarnées dans la Déclaration des droits, cela signifie que nous sommes en train de vivre une révolution sans vraiment nous en rendre compte.
L’autorité morale perdue de l’Amérique
Ce n’est donc pas seulement le monde qui change, mais aussi notre position, celle des États-Unis, de l’Europe, de la communauté transatlantique, si vous voulez, et notre rôle dans ce monde. Nous nous isolons nous-mêmes en ne défendant pas nos propres valeurs. Mais en réalité, ce sont nous qui abandonnons nos valeurs. Non seulement nous n’avons plus aucune autorité morale à l’échelle mondiale, mais nous n’avons plus non plus le pouvoir d’attraction que nous avons eu .
En d’autres termes, nous nous trouvons dans une situation étrange où les Chinois sont les principaux défenseurs de la Charte des Nations Unies, de ses principes et du droit international, même s’ils ne sont pas parfaits. Ils violent le droit international, comme le font toutes les grandes puissances, mais de manière relativement mineure. En fait, nous avons rencontré l’ennemi. Et pour paraphraser Pogo, l’ennemi, c’est nous tels que nous étions autrefois.
Nous étions autrefois les défenseurs du droit international et de la Charte des Nations Unies. Aujourd’hui, nous en sommes les ennemis. Regardez ce qui vient d’arriver à Francesca Albanese, rapporteur de l’ONU sur la Palestine. Les États-Unis la sanctionnent et la qualifient de criminelle. Que représente-t-elle ? Elle représente la conscience. Elle représente le droit international. Elle représente le système judiciaire international. Et nous nous opposons désormais à cela.
La Grèce, l’Italie, la France et la Grande-Bretagne autorisent un criminel de guerre, Netanyahou, qui fait l’objet d’un mandat d’arrêt international, à transiter par leur territoire, à survoler leur espace aérien afin de rencontrer son homologue – qui n’est peut-être pas un criminel de guerre, mais au moins un criminel condamné – à Washington.
Où sont passés les vestiges de ce qui a commencé au XVIIIe siècle en Europe pour être codifié en tant que droit international ? Où est passé le respect des procédures ? Je pense qu’il s’agit là d’un changement fondamental, et en tant qu’antiquité – tout ce qui a plus de 50 ans est certainement une antiquité par définition –, je n’apprécie pas particulièrement d’assister à ce phénomène.
La dérive morale de l’Europe
PROF. GLENN DIESEN : Nous avons effectivement mentionné les Européens, mais pensez-vous que les fondements de l’Europe soient plus fragiles que ceux des États-Unis ?
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Je pense qu’elle est simplement à la dérive. Je ne sais pas si elle est plus faible ou plus forte. Certains Européens font des déclarations absurdes sur des sujets comme Gaza. Il se passe des choses, par exemple la criminalisation des manifestations contre le génocide, alors que je pensais que l’une des grandes réalisations de la culture européenne après avoir commis un génocide était de le rejeter définitivement et de déclarer que le génocide était le crime suprême contre l’humanité. Aujourd’hui, il est approuvé0
Nous entendons des voix en Israël qui sont pires que celles des nazis. Pires que celles des nazis. On peut les voir dans des vidéos prônant l’extermination totale des Gazaouis. Famine, tirs isolés, bulldozers, artillerie, bombardements aériens, tout ce qu’il faut. Et où est la réponse de l’Europe à cela ?
L’Europe dit : « Eh bien, je ne fais que suivre les ordres américains. » C’est l’excuse de la Wehrmacht allemande et des SS. « Je ne faisais qu’obéir aux ordres. » Où est la conscience de l’Europe ? Qui la représente ?
Quelle va être la durée du déclin occidental
PROF. GLENN DIESEN : Combien de temps cela peut-il durer ? Ce serait ma dernière question. Parce que toute l’ère post-guerre froide était censée s’articuler autour de l’hégémonie libérale. Elle n’est plus hégémonique. Et comme vous le savez, nous criminalisons désormais les manifestants contre le génocide tout en soutenant le génocide.
Je veux dire, les Allemands… Si vous m’aviez dit il y a quelques années qu’ils se retrouveraient dans cette situation, appelant à s’armer jusqu’aux dents pour combattre la Russie, arguant qu’ils seraient désormais la principale force de soutien à l’Ukraine alors que les États-Unis se retirent face à la Russie, soutenant le génocide au Moyen-Orient. On n’aurait pas pensé cela croyable. Pourtant nous y voilà.
Mais combien de temps cela va-t-il durer ? À un moment donné, cela ne peut pas ne pas provoquer une fracture au sein de l’Occident politique, car lorsque nous nous identifions comme un groupe fondé sur des valeurs communes et que ces valeurs sont foulées aux pieds, qu’est-ce qui unit encore cette partie du monde ?
La perte des valeurs civilisationnelles
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Eh bien, je ne sais pas. Je veux dire, je pense qu’il y avait des caractéristiques civilisationnelles très claires en Europe qui étaient admirables et qui remontent – on peut les faire remonter aux Grecs et aux Romains. Elles ont connu une renaissance à la Renaissance. Elles ont été perfectionnées, je pense, au siècle des Lumières. Je ne vois aucune déférence envers ces valeurs aujourd’hui.
Il existe un adage politique américain, que vous connaissez certainement, attribué à la mère de quelqu’un qui aurait dit à son fils : si quelque chose ne peut pas durer éternellement, tôt ou tard, cela s’arrêtera. Eh bien, tôt ou tard, cela s’arrêtera, mais quand ? Et qu’est-ce qui le remplacera ?
Échos du passé
Vous savez, il y a beaucoup d’échos du fascisme dans ce que nous voyons actuellement. Je ne veux pas dire que les Allemands – qui ont déjà été en Ukraine, qui ont déjà commis un génocide et qui se sont armés jusqu’aux dents pendant la Grande Dépression afin de mener un programme de dépenses anticycliques à l’allemande qui a plutôt bien fonctionné. Ils ont construit beaucoup d’autoroutes et beaucoup d’armes, et beaucoup de gens ont trouvé un emploi qu’ils n’auraient pas eu autrement. Je ne veux pas dire qu’ils reviennent à ce passé, mais il est assez clair qu’ils ne se dirigent pas vers le genre d’avenir que, comme vous l’avez dit, nous imaginions tous.
Francis Fukuyama et la fin de l’histoire sont désormais une plaisanterie – cela aurait probablement dû l’être à l’époque, mais quoi qu’il en soit, ce genre de déclaration n’a plus aucune crédibilité.
L’absence de leadership
Je ne sais donc pas si… Je déteste être… J’ai passé ma vie comme diplomate. Les diplomates doivent être optimistes en toutes circonstances. Mais j’essaie de trouver une solution à ce problème, et vous me demandez où elle se trouve, mais je ne la vois pas. Je ne la vois pas parce que j’en reviens toujours au fait que ceux qui pourraient diriger ne le font pas.
Les BRICS ne sont pas en tête, les Chinois ne sont pas en tête, les Indiens ne sont pas en tête. Peut-être que les Japonais reprendront le leadership en Asie de l’Est, je ne sais pas. Mais ils n’ont pas assumé ce rôle. Les États-Unis ne dirigent pas. Ils se contentent de s’agiter d’une manière spasmodique qui nuit aux États-Unis eux-mêmes ainsi qu’à tous les autres.
Les promesses non tenues de Trump
Et où en sont les fins des guerres promises par M. Trump ? Vingt-quatre heures – il allait mettre fin à la guerre en Ukraine. Il n’a jamais parlé de mettre au pas les Israéliens. Il allait conclure un meilleur accord avec l’Iran. Il allait réorganiser le commerce pour produire une remontée majeure de l’emploi industriel aux États-Unis et créer des conditions de concurrence équitables pour tout le monde. Rien de tout cela n’arrive.. Et même, c’est tout le contraire qui se passe.
On pourrait donc en conclure que M. Trump était un homme à qui l’on a fait confiance mais qui ne savait pas vraiment ce qu’il faisait.Un homme qui a réussi à s’entourer d’un personnel aussi ignorant et incompétent que lui-même Et que l’incompétence du gouvernement américain, qui s’accroît au fur et à mesure que les personnes compétentes qui le composent sont licenciées – toujours plus nombreuses – qu’il n’y a personne dans le reste du monde qui soit prêt à s’engouffrer dans le vide que cela crée. L’Europe en tout cas ne l’est pas.
Réflexions finales sur le leadership
PROF. GLENN DIESEN : Le manque de leadership, je pense, est un bon diagnostic de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Merci beaucoup. J’apprécie vos idées. J’aimerais qu’il y ait une vision plus optimiste de la direction que nous prenons, mais j’ai l’impression qu’il y a un manque de vision stratégique. Personnellement, j’ai sincèrement pensé que Trump le ferait, en essayant de ramener ou de réduire l’empire pour sauver la République, par exemple. Mais je ne l’ai pas encore vraiment vu se produire, donc il y a des temps problématiques à venir, semble-t-il.
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Il s’agit d’une Zeitenwende, c’est clair. Mais il y a un dicton de Sénèque qui dit que si un homme ne sait pas vers quel port il se dirige, aucun vent n’est juste. Nous ne savons pas où nous allons.
PROF. GLENN DIESEN: Tout à fait d’accord. Merci encore.
AMBASSADEUR CHAS FREEMAN : Je suis désolé d’être aussi déprimant, mais je vous souhaite quand même une bonne soirée.
URL de cet article : https://blog.lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.fr/index.php/le-vieux-monde-se-meurt-et-le-nouveau-monde-peine-a-naitre/
Juillet 2025
0 Comments