Trains chinois
Pourquoi la Chine dépense-t-elle
400 milliards de dollars pour un chemin de fer traversant des montagnes vides au Tibet ?
Arnaud Bertrand – Blog de l’auteur – 8.9.2025
Traduction : Wayan – Le Saker francophone
Après l’annonce du projet de barrage de Yarlung Tsangpo plus tôt dans l’année, la Chine vient de lancer un autre projet d’infrastructure extrêmement stratégique au Tibet dont je n’ai vu presque personne discuter. Pourtant, il coûtera probablement 300 à 400 milliards de Yuans, bien plus que le PIB annuel du Tibet (qui était de 276,5 milliards de RMB en 2024).
C’est une nouvelle ligne de chemin de fer qui reliera Hotan (Hetian) dans la province du Xinjiang à Shigatse (Xigazê) au Tibet (video en anglais sur le site de l’auteur), traversant presque tout l’Himalaya, le long de la frontière sud du Tibet avec l’Inde et le Népal.
Ce sera l’un des projets ferroviaires les plus coûteux jamais entrepris, surtout quand on regarde le nombre de personnes qu’il desservira : il n’y a actuellement que 500.000 personnes vivant sur le tracé de la ligne – pratiquement vide selon les normes chinoises – ce qui signifie qu’il est susceptible de coûter près de 1 million de yuans par habitant local.
Alors, pourquoi construire une telle ligne de chemin de fer dont le coût est tellement élevé et que les gens qu’elle dessert sont si peu nombreux ?
Parce que ce projet est extrêmement stratégique pour plusieurs raisons.
1/ Stratégie chinoise de « renaissance de la puissance terrestre ».
Je n’ai pas besoin de rappeler à mes lecteurs extrêmement instruits la célèbre “Théorie du Heartland” de Halford Mackinder – l’idée que c’est l’Eurasie enclavée, et non les mers, qui déterminerait en fin de compte la puissance mondiale. Pendant 500 ans, cela a semblé être spectaculairement faux. La théorie rivale de la « puissance maritime » d’Alfred Thayer Mahan semblait pleinement justifiée : depuis le XVIIème siècle, chaque grande puissance a été une puissance maritime : le Portugal, l’Espagne, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne et maintenant les États-Unis. Même le miracle économique de la Chine est venu d’une production faite sur les côtes chinoises et du commerce maritime qui s’ensuit. Aujourd’hui, 90% du commerce mondial se fait encore par voie maritime.
Cela pourrait être sur le point de changer avec la dénommée « renaissance de la puissance terrestre » chinoise ; une stratégie qui coutera des milliers de milliards de dollars, dont ce chemin de fer fait partie.
Comme c’est souvent le cas, la Chine adopte une approche tout-en-un : le moyen le plus sûr de gagner est de se préparer à tous les futurs possibles. La Chine a construit la plus grande marine du monde parce que Mahan a toujours raison, pour l’instant. Mais en investissant des milliers de milliards de dollars dans la connectivité transcontinentale, la Chine souscrit une police d’assurance sur la vision de Mackinder, pariant que connecter les 75% de l’humanité vivant en Eurasie pourrait finalement être aussi important que de contrôler les océans. C’est une stratégie à couper le souffle et coûteuse que seule la Chine pourrait tenter : devenir la puissance maritime dominante tout en rendant simultanément la puissance maritime potentiellement obsolète. Face je gagne, pile tu perds.
Cela a toujours été au cœur de l’initiative des Nouvelles routes de la soie qui, pour rappel, a été lancée en Asie centrale : Xi Jinping l’a annoncée à Astana, au Kazakhstan en 2013, qui, ce n’est pas un hasard, est au cœur même de la « zone pivot » de Mackinder. Le choix du lieu, un pays aussi éloigné de tout océan que possible sur Terre, fut le message – la Chine signalait son intention de ressusciter la Route de la Soie (d’où le nom de cette route), reliant le cœur de l’Eurasie avec des infrastructures.
Ce nouveau chemin de fer constituera une nouvelle artère clé qui reliera ce réseau de connectivité au cœur du pays. Il reliera le Tibet – qui, pour rappel, est un immense territoire couvrant 1/8 ème de la Chine – à l’Asie centrale et au-delà le Xinjiang, ainsi qu’à des chemins de fer prévus pour atteindre le Népal, puis potentiellement l’Inde ou le Bangladesh.
Cela fait partie d’un effort plus large visant à relier le Tibet au reste de la Chine et au monde : combiné au chemin de fer Qinghai-Tibet existant, au chemin de fer Sichuan-Tibet en construction et au projet de chemin de fer Yunnan-Tibet, il complète un réseau de 5.000 km faisant de Lhassa – le “toit du monde” – une plaque tournante logistique majeure inattendue. Mis ensemble, ces projets d’infrastructure logistique injectent des centaines de milliards de dollars d’investissements en infrastructures dans la province la moins peuplée de Chine (moins de 4 millions d’habitants) qui ne génère que 35 milliards de dollars de PIB annuel : une folie économique totale – à moins que vous ne vous preniez au jeu de Mackinder.
Il y a aussi un aspect ressource crucial : le plateau Qinghai-Tibet par exemple représente environ 30 % des réserves totales de lithium sur Terre. Il est également très riche en cuivre (plus de la moitié des réserves de la Chine), en chrome et en terres rares – précisément les minéraux nécessaires aux véhicules électriques, aux batteries et aux infrastructures d’énergie renouvelable. Mais ces richesses étaient économiquement hors d’atteinte, les coûts de transport rendent l’extraction non rentable alors que vous pouvez expédier du cuivre chilien ou du lithium bolivien moins cher par voie maritime. Ce chemin de fer change complètement le calcul. Soudain, le Tibet passe d’une périphérie riche en ressources mais inaccessible au statut de réserve minérale stratégique de la Chine, prête à alimenter la transition verte sans dépendre des chaînes d’approvisionnement maritimes.
2/ Consolidation territoriale
Une autre raison clé, sinon la principale, du nouveau chemin de fer est la consolidation territoriale : il s’agit de cimenter de manière permanente le contrôle de la Chine sur sa frontière occidentale, en particulier les zones contestées, rendant la souveraineté chinoise sur ces régions frontalières éloignées physiquement irréversible.
Le chemin de fer traverserait ce que l’Inde appelle “l’Aksai Chin”, un territoire chinois qu’ils contestent et revendiquent comme faisant partie du Ladakh.
Ce qui fait de la construction du chemin de fer un problème potentiellement explosif car c’est la construction d’une route là-bas par la Chine, à la fin des années 1950, qui a été l’un des principaux déclencheurs de la guerre sino-indienne de 1962. Et ce nouveau chemin de fer longera cette même route, connue sous le nom de « China National Highway 219 » .
En effet, la construction de ce chemin de fer montre que la Chine poursuit une stratégie de création de faits irréversibles sur le terrain. Vous ne dépensez pas 400 milliards de RMB pour des infrastructures qui risqueraient d’être cédées au cours de négociations.
Il y a aussi une forte dimension militaire : avec ce chemin de fer, la Chine serait en mesure de déployer des troupes et du matériel en quelques heures le long de sa frontière occidentale avec l’Inde, beaucoup plus facilement que l’Inde ne le pourrait, ce qui modifie fondamentalement l’équilibre stratégique et donne à la Chine un avantage insurmontable dans toute confrontation future. Ce qui rend sans aucun doute la guerre moins probable : la parité militaire invite au conflit, tandis qu’un avantage écrasant crée la dissuasion. Le différend passe d’un conflit potentiellement brûlant à un conflit gelé en permanence – non résolu mais stable.
Enfin, en reliant le Tibet de manière aussi granulaire au reste de la Chine, Xi emprunte au livre de Qin Shi Huang (le premier empereur de Chine) dont le véritable génie ne fut pas tant d’unifier toute la Chine pour la première fois que de rendre une future fragmentation de la Chine pratiquement impossible : il a veillé à ce que pendant les 2.500 années suivantes, la Chine se reconstituerait toujours, peu importe le nombre de fois où elle se fracturerait.
Comment ça ? Par une infrastructure civilisationnelle partagée. Qin a défini un script commun, une devise, des mesures mais aussi, surtout, des normes d’infrastructure construites (comme des largeurs d’essieux normalisées pour les routes) ainsi que des infrastructures réelles telles que des routes, des canaux et des fortifications (la Grande Muraille !); tout cela dans le but de faire bouger l’empire comme un seul organisme qui aspirerait toujours à son état naturel d’unité, créant une attraction gravitationnelle vers l’unité qui a survécu à la chute de chaque dynastie.
Ce chemin de fer et la connectivité qu’elle permet entre le Tibet et le reste de la Chine suivent à peu près le même principe consistant à rendre l’unité plus naturelle que l’indépendance. Chaque tunnel dynamité, chaque kilomètre de voie posée, chaque chaîne d’approvisionnement acheminée à travers ces montagnes crée un autre fil dans un réseau d’interdépendance. Et dans son aspect de définition des frontières, ce chemin de fer fait aussi en quelque sorte ce que la Grande Muraille a fait : définir des frontières permanentes et intégrer la périphérie.
3/ Développement économique et tourisme
Une dernière raison pour ce chemin de fer, évidente celle-là, est de stimuler le tourisme et le développement économique du Tibet.
En fait, compte tenu des montants en jeu, le Tibet pourrait bien bientôt devenir l’une des régions les plus riches de Chine par habitant. À l’insu de beaucoup, la croissance économique du Tibet a été plus rapide que celle de la Chine dans son ensemble depuis plusieurs années déjà, et la croissance est exponentielle : il a fallu au Tibet 50 ans pour atteindre ses premiers 100 milliards de yuans de PIB, mais seulement six ans pour atteindre la deuxième tranche de 100 milliards de yuans. Au premier trimestre 2025, le PIB de la région a augmenté de 7,9% en glissement annuel, dépassant de loin la moyenne nationale de 5,4%.
Aujourd’hui, le PIB nominal par habitant du Tibet est de 88.116 RMB (sur la base des chiffres du PIB de 2024), soit environ 12.400 dollars, ce qui rend le Tibétain moyen beaucoup plus riche que le Brésilien moyen (9.964 dollars), le Thaïlandais moyen (7.767 dollars) ou, encore plus frappant, l’Indien moyen (2. 878 dollars).
Certes, ils sont encore environ 9% plus pauvres que la moyenne des Chinois (13.687 dollars), mais avec des centaines de milliards de yuans injectés dans une région de seulement 3,7 millions d’habitants, cet écart pourrait se combler rapidement. Ce nouveau chemin de fer représente à lui seul plus de 15.000 dollars par Tibétain d’investissement dans les infrastructures, soit plus que leur revenu annuel actuel. Si même une fraction de cela se traduit par une activité économique durable à travers le tourisme et l’exploitation minière, le Tibet pourrait devenir l’une des régions les plus riches par habitant de Chine.
Il y a des précédents : le chemin de fer Qinghai-Tibet a fait passer le tourisme de 1,6 million de visiteurs en 2005 à 63 millions selon les derniers décomptes, soit une multiplication par 40. Si le nouveau chemin de fer déclenche ne serait-ce qu’un quart de cette croissance, le Tibet pourrait accueillir plus de 100 millions de visiteurs annuels.
Cela aussi, en soi, a un effet de consolidation territoriale : si les Tibétains s’enrichissent plus rapidement que la plupart des Chinois, voyagent librement et facilement à Pékin et Shanghai pour l’éducation et les affaires, et constatent des avantages tangibles de l’intégration, le calcul change. Les griefs économiques ont toujours été plus faciles à résoudre que les griefs politiques, et s’attaquer aux premiers atténue les seconds.
Conclusion : comme c’est souvent le cas en Chine, ce qui à première vue pourrait ressembler, pour certains, à un parfait exemple de gaspillage insensé de dépenses publiques – et il ne fait aucun doute que certains médias occidentaux présenteront ce cas comme ils le font systématiquement avec les dépenses d’infrastructure de la Chine – est en fait un exercice assez sophistiqué de planification stratégique multidimensionnelle.
Ce projet ferroviaire unique avance au moins quatre objectifs stratégiques qui justifieraient probablement chacun à eux seuls son coût : sécuriser une base de ressources pour la transition énergétique, créer des faits irréversibles sur un territoire contesté, se prémunir contre la vulnérabilité maritime et aider à apaiser les tensions politiques délicates grâce au développement économique.
De “400 milliards pour un chemin de fer traversant des montagnes vides”, il devient soudain clair que cela pourrait en fait être l’accord le moins cher de tous les temps s’il contribue simultanément à prévenir la guerre avec l’Inde, un blocus maritime potentiellement dévastateur et une dépendance aux ressources qui pourraient paralyser les ambitions technologiques chinoises. Les États-Unis ont dépensé 2.000 milliards de dollars en Afghanistan pour ne rien accomplir ; la Chine dépense moins d’un trentième de cela (400 milliards de RMB, soit 56 milliards de dollars) pour sécuriser des minéraux critiques, stabiliser une frontière, cimenter l’unité du pays et construire une alternative aux routes commerciales maritimes. Ce ne sont pas des dépenses publiques inutiles et c’est à quoi ressemble une grande puissance qui réfléchit stratégiquement à son avenir.
Arnaud Bertrand
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
En somme, il ne reste plus qu’à rapprocher l’Inde et le Pakistan autour d’intérêts communs. Bien sûr, il faudrait d‘abord que l’Inde renonce à sa chasse aux sorcières musulmanes, bref, qu’elle n’imite pas l’Europe.
Quelques vues et opinions
Toutes en anglais (qui est surpris ?) mais au moins celles-ci sont-elles sous-titrées en français.
On ne sera pas surpris non plus qu’elles ne soient pas toutes enthousiastes.
L’avis des Chinois nous étant inaccessible, d’abord pour une question de langue…
Côté Youtube
L’Occident – surtout l’écologique – étant ce qu’il est, les réserves sont nombreuses et fouillées, mais le document est riche en images réelles et en informations.
Côté Inde
Un commentaire d’internaute estime que, pour une fois, dans un reportage en provenance de l’Inde, le mot « menace » n’apparaît ici nulle part. Il semble que ce soit étonnant.
https://www.youtube.com/watch?v=RRIuomhJV9g
Côté Népal
Il suffit de voir, sur une carte, où – entre l’Inde et la Chine et à côté du Pakistan – se situe le Népal, pour comprendre la virulence et la soudaineté de la révolution colorée en cours dans ce malheureux pays, en dépit des poursuites-Kabuki trumpistes contre Soros.
Carte du Népal, en rouge.
https://www.youtube.com/watch? v=NWL8l3vnLOk
Ne mourons pas ignares :
Un livre
Bruno GUIGUE
L’Odyssée chinoise
Éditions DELGA
400 pages
25 €
L’expérience historique de la République populaire de Chine est unique : c’est la réussite d’une stratégie de sortie du sous-développement à une échelle sans précédent, sous la direction d’un parti communiste qui a mobilisé la population sur la longue durée. Aujourd’hui l’espérance de vie des Chinois dépasse celle des habitants des États-Unis. Les salaires augmentent, 93% des Chinois sont propriétaires de leur logement, et leur revenu moyen se rapproche à grand pas de celui des Français. La Chine est la première puissance industrielle et commerciale du monde. Ses entreprises construisent des infrastructures dans 150 pays, et elle effectue les deux tiers des investissements mondiaux dans les énergies vertes. Certes, les problèmes demeurent immenses : la population vieillit, la crise immobilière menace, l’endettement interne est élevé. La Chine contemporaine charrie son lot de contradictions, elle a ses faiblesses et ses fragilités, mais elle continue d’avancer. Elle développe son marché intérieur, poursuit la transition écologique et entend devenir un « pays socialiste puissant et prospère » à l’horizon 2049. Il faudra se faire une raison : fermant la parenthèse de la domination occidentale, la Chine aspire à retrouver la place qui lui revient. Très bien documenté, utilisant largement des sources chinoises, cet ouvrage brosse un portrait saisissant de la Chine contemporaine et balaie bien des idées reçues.
Ancien élève de l’École normale supérieure et de l’ENA (Paris), Bruno Guigue est Professeur invité de l’École de marxisme, Université normale de la Chine du Sud (Visiting professor of the School of Marxism, South China Normal University). Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages et de nombreux articles traduits en dix langues. Dernier ouvrage paru : Communisme, aux Éditions Delga, 2022.
Mis en ligne le 14 septembre 2025
Par Les Grosses Orchades
Avec toutes leurs excuses aux abonnés qui auraient reçu deux fois ou pas reçu du tout ce post, pour cause de oroblèmes informatiques temporairement difficiles à surmonter.
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