34 ans et toutes ses dents !
Deux musiciens anglais nous ont demandé, récemment, « mais qu’est-ce que signifie “rabelaisien”, que recouvre ce mot au juste ? »
Nous leur avons conseillé de lire, s’ils pouvaient, ce qu’avait dit de Maître François, après être venu recevoir à Paris un Prix Molière, feu Dario Fo, Prix Nobel de littérature, qui déplorait si fort que les Français ne sachent rien de leur plus grand écrivain, et autant qu’il avait pu voir, s’en fichent éperdument.
On aurait pu leur dire aussi « Voyez Coluche… “rabelaisien”, c’est ça : des choses très sérieuses emballées dans un rire que les imbéciles trouvent gras. » Hélas, les Français, là aussi, ont ri à se décrocher les mâchoires et se sont éperdument fichu du contenu sérieux des facéties.
Rabelais-Coluche ; même combat, à cinq siècles de distance.
« Buveurs très illustres, et vous vérolés très précieux (c’est à vous, à personne d’autre que sont dédiés mes écrits), dans le dialogue de Platon intitulé le Banquet, Alcibiade faisant l’éloge de son précepteur Socrate, sans conteste prince des philosophes, le déclare entre autres propos, semblable aux Silènes. Les Silènes étaient jadis de petites boîtes, comme on en voit à présent dans les boutiques des apothicaires, et sur lesquelles étaient peintes des figures amusantes et frivoles : harpies, satyres, oisons bridés, lièvres cornus, canes bâtées, boucs volants, cerfs attelés, et autres figures contrefaites à plaisir pour inciter les gens à rire, à l’instar de Silène, maître du bon Bacchus. Mais à l’intérieur on conservait de précieux ingrédients, comme le baume, l’ambre gris, l’amome, le musc, la civette, les pierreries et d’autres choses de grande valeur. Alcibiade disait que tel était Socrate parce que, ne voyant que son physique et le jugeant sur son aspect, vous n’en auriez pas donné une pelure d’oignon, tant il était laid de corps et ridicule en son maintien : le nez pointu, le regard bovin, le visage d’un fou, simple dans ses moeurs, fruste en son vêtement, dépourvu de fortune, infortuné en amour, inapte à tous les offices de la vie publique; toujours riant, toujours prêt à trinquer avec chacun, toujours se moquant, toujours dissimulant son divin savoir. Mais en ouvrant une telle boite, vous y auriez trouvé un céleste et inappréciable ingrédient : une intelligence plus qu’humaine, une force d’âme prodigieuse, un invincible courage, une sobriété sans égale, une incontestable sérénité, une parfaite assurance, un incroyable détachement envers tout ce pourquoi les hommes veillent, courent, travaillent, naviguent et se battent.
À votre avis, pourquoi ce prélude et coup d’envoi ? C’est que vous, mes bons disciples, et quelques autres fous en chômage, jugez trop facilement, à lire les joyeux titres de certains livres de notre cru , comme Gargantua, Pantagruel, Fessepinte, La dignité des braguettes, Des Pois au lard assaisonnés d’un commentaire, qu’il n’y est question que de moqueries, badinages et joyeux mensonges, vu que le label (le titre) est, sans chercher plus loin, habituellement compris dans le sens de la dérision ou de la plaisanterie. Mais ce n’est pas avec une telle désinvolture qu’il faut juger les oeuvres humaines. Vous dites vous-mêmes que l’habit ne fait pas le moine, car tel porte l’habit monacal qui n’est en lui-même rien moins que moine, et tel porte une cape espagnole qui, au fond, ne doit rien à l’Espagne. C’est pourquoi il faut ouvrir le livre et peser soigneusement ce qui s’y trouve exposé. C’est alors que vous vous rendrez compte que l’ingrédient qui s’y trouve contenu vaut bien mieux que ne le promettait la boîte : c’est-à-dire que les matières traitées ici ne sont pas aussi frivoles que le titre le laissait prévoir au-dessus.
Et en admettant que le sens littéral vous offre une matière assez joyeuse pour correspondre au titre, il ne faut pourtant pas s’y arrêter, comme enchanté par les Sirènes, mais interpréter à plus haut sens ce que peut-être vous pensiez être dit de gaîté de coeur.
N’avez-vous jamais attaqué une bouteille au tire-bouchon ? Nom d’un chien ! Rappelez-vous la contenance que vous aviez. Et n’avez-vous jamais vu un chien rencontrant un os à moelle ? C’est, comme le dit Platon au livre II de la République, la bête la plus philosophe du monde. Si vous en avez vu un, vous avez pu remarquer avec quelle dévotion il guette son os, avec quel soin il le garde, avec quelle ferveur il le tient, avec quelles précautions il l’entame, avec quelle passion il le brise, avec quelle diligence il le suce. Quel instinct le pousse ? Qu’espère-t-il de son travail , à quel fruit prétend-il ? À rien qu’à un peu de moelle. Il est vrai que ce peu est plus délicieux que le beaucoup de toute autre chose, parce que la moelle et un aliment élaboré à force de perfection naturelle, ainsi que le dit Galien au livre III des Facultés naturelles et au livre XI de l’Usage des parties du corps.
À l’instar de ce chien, il convient que vous soyez sagaces pour humer, sentir et apprécier ces beaux livres de haute graisse, légers à la poursuite et hardis à l’attaque, puis il vous faut, par une lecture attentive et de fréquentes méditations, rompre l’os et sucer la substantifique moelle (c’est-à-dire ce que je représente par ces symboles pythagoriques) avec le ferme espoir de devenir avisés et vertueux au gré de cette lecture : vous y trouverez un goût plus subtil et une philosophie cachée qui vous révélera de très hauts arcanes et d’horrifiques mystères, tant pour ce qui concerne notre religion que pour ce qui est de la conjoncture politique et de la gestion des affaires.
Croyez-vous, en toute bonne foi, qu’Homère écrivant l’Iliade et l’Odyssée ait jamais pensé aux allégories rafistolées par Plutarque, Héraclite du Pont, Eustathe, Phurnutus et à ce que Politien a emprunté à ceux-ci ? Si vous le croyez, vous n’approchez ni des pieds ni des mains de mon opinion, selon laquelle Homère n’a pas songé davantage à ces allégories qu’Ovide en ses Métamorphoses n’a songé aux mystères de l’Évangile, ce que certain frère Lubin, un vrai pique-assiette, s’est efforcé de démontrer pour le cas où il rencontrerait des gens aussi fous que lui et, comme dit le proverbe, couvercle digne du chaudron.
Si vous ne le croyez pas, pour quelle raison n’adopteriez-vous pas la même attitude vis-à-vis de ces joyeuses nouvelles Chroniques, sachant que quand je les dictais, je n’y pensais pas plus que vous qui, peut-être, étiez, comme moi, en train de boire ? Car, pour composer ce livre seigneurial, je n’ai jamais perdu ni passé d’autre temps que celui consacré à me restaurer, c’est-à-dire à boire et à manger. C’est le bon moment pour traiter de ces hautes matières et de ces hautes disciplines, comme savait bien le faire Homère, le modèle de tous les philologues, et Ennius, père des poètes latins, comme en témoigne Horace, bien qu’un malotru ait dit que ses vers sentaient plus le vin que l’huile.
Un turlupin en dira autant de mes livres, mais je l’emmerde ! Le bouquet du vin est, ô combien, plus friand, riant, alléchant, plus céleste et délicieux que celui de l’huile ! Et si l’on dit de moi que j’ai dépensé plus en vin qu’en huile, j’en tirerai gloire au même titre que Démosthène, quand on disait de lui qu’il dépensait davantage en huile qu’en vin. C’est pour moi un honneur et une gloire que d’avoir une réputation de bon vivant et de joyeux compagnon; à ce titre, je suis le bienvenu dans toutes les bonnes sociétés de Pantagruélistes. Un esprit chagrin fit à Démosthène ce reproche que ses Oraisons avaient la même valeur que le tablier d’un marchand d’huile repoussant de saleté. Aussi, interprétez tous mes gestes et mes paroles dans le sens de la plus haute perfection; révérez le cérébral fromage qui vous offre en pâture ces belles billevesées et, autant que vous le pourrez, prenez-moi toujours du bon côté.
À présent, réjouissez-vous, mes amours, et lisez gaiement la suite pour le plaisir du corps et la santé des reins ! Mais, écoutez, vits d »ânes, et puisse le chancre vous faucher les jambes ! Souvenez-vous de boire à ma santé à l’occasion, et je vous ferai raison sur-le-champ
Gargantua. Prologue de l’auteur.
François Rabelais
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Mai 2020
Article mis à jour le 13 mai pour le texte de Rabelais, avec nos excuses aux premiers lecteurs. Nous avions, pressés par le temps, prélevé (copié-collé) un texte donné en ligne pour les épreuves du bac. À la relecture, il s’est avéré qu’il fourmillait de coquilles (« à plus haut ses ») et qu’il y manquait un bon tiers du texte. (Pauvres enfants !) Nous l’avons rétabli, le moins mal possible.
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