Craig Murray : Boris Johnson et le déclin du Royaume-Uni
Craig Murray – I.C.H. – 8.7.2022
Traduction : c.l. pour L.G.O.
Tous les empires finissent dans l’ignominie. Celui du Royaume-Uni touche à sa fin.
Dans un siècle, le récit historique dominant sera chinois et les historiens chinois s’interrogeront sur la façon dont un premier ministre, Boris Johnson, a été démis de ses fonctions pour avoir menti sur ce qu’il savait d’un harcèlement sexuel commis par un membre très subalterne de son gouvernement.
De savants articles seront écrits pour tenter de déterminer si cela en a été la vraie cause ou si la crise socio-économique sous-jacente, provoquée par l’inflation et le Brexit, en a été le facteur véritablement déterminant.
Des livres chinois (ou leur équivalent technologique) seront écrits sur la crise du néolibéralisme et sur la manière dont la société occidentale a atteint des niveaux insoutenables de concentration du capital et d’inégalité des richesses.
Des milliers de pages ont été noircies par les médias mainstream sur les mensonges et l’immoralité personnelle de Johnson, mais très peu d’efforts sérieux sont faits pour essayer de comprendre pourquoi, dans notre société, tant de gens tolèrent habituellement ce genre de choses. La réponse est que le néolibéralisme a réussi à détruire les valeurs sociétales à un point tel qu’un comportement antisocial, voire sociopathe, ne dérange plus personne.
Dans une société où l’autorité tolère, et même construit un système permettant des fortunes personnelles de 200 milliards de dollars ou plus, pendant que des millions d’enfants, dans le même pays, souffrent véritablement de la faim et sont mal logés, quelles valeurs la structure sociopolitique veut-elle qu’aient les gens ? Quelle valeur accorde-t-on à l’empathie ? L’ambition impitoyable et l’accaparement sans frein des ressources sont applaudis, encouragés et tenus pour le modèle à suivre.
De plus en plus, soit vous faites partie de l’élite, soit vous avez du mal à vous en sortir.
Au Royaume-Uni, le rêve thatchérien de la propriété de masse est tout à coup annulé. La mobilité sociale et la méritocratie, qui étaient des possibilités de promotion sociale à grande échelle pour beaucoup de monde, se transforment en Hunger Games. Quand un grand nombre de jeunes considèrent que leur meilleure chance d’accéder au confort financier est de participer à « Love Island », pourquoi voudriez-vous qu’ils soient écoeurés par le fait que Johnson avait des liaisons multiples alors que sa femme luttait contre le cancer ?
Johnson est explicitement un adepte de la théorie du grand homme de l’histoire.* Mais en réalité, sa surprenante carrière politique n’est en soi qu’un symptôme du déclin du Royaume-Un : de grande puissance impériale à l’éclatement de la métropole (ce dernier avatar a bien sûr commencé à prendre formellement effet en 1921).
Le Brexit n’a été qu’une convulsion, le Royaume-Uni traversant le traumatisme psychologique de l’acceptation de son changement de statut de grande puissance à celui d’État européen raisonnablement senior. Il y aurait un grand traité à écrire là-dessus et sur la vague de nationalisme anglais populiste qui en a résulté.
Qui n’a remarqué l’utilisation constante que font les Tories de l’expression « leader mondial » dans des circonstances risibles ; le fait qu’hier encore, Keir Starmer, chef de l’opposition, se soit senti obligé de commenter la chute du gouvernement entre trois Union Jacks ; le militarisme constant et la fétichisation des forces armées à la télévision, et le désir de la gloire obtenue par procuration en « participant » à une grande guerre jusqu’à la dernière goutte de sang ukrainien.
La compilation méticuleuse des mensonges de Johnson, par Peter Oborne, montre à quel point il est étrange que la crise survienne à propos d’un mensonge relativement mineur sur la connaissance d’un comportement sexuel répréhensible dans lequel Johnson n’était pour une fois pas personnellement impliqué. Mais il est tout à fait faux de penser que Johnson soit un cas unique. Le merveilleux livre d’Oborne, The Rise of Political Lying, ne laisse rien ignorer de l’attaque massive perpétrée contre les normes gouvernementales par le charlatan Tony Blair, ancien premier ministre.
Johnson n’est qu’une partie d’un processus général. Au fur et à mesure que la puissance d’un Empire se désintègre, ses mœurs se désintègrent aussi. Depuis la deuxième guerre mondiale, plus de 60 états sont devenus indépendants du pouvoir britannique. Les parties roses de la carte (« cette colonie est l’origine de votre tapioca ») qu’ils me montraient si fièrement à l’école primaire ont rétréci, rétréci et rétréci encore. Dieu merci, on n’apprend plus aux enfants à chanter « De l’autre côté de la mer, il y a des petits enfants bruns » qui doivent être convertis (on m’a vraiment appris ça, je n’invente rien).
À mesure que la puissance militaire, économique et politique du Royaume-Uni s’effondrait, ses mœurs politiques l’ont fait aussi, que ce soit pour le meilleur ou pour le pire. Johnson n’est qu’un étron déféqué au sommet de l’égout débordant du déclin britannique.
Chacun des 60 états qui se sont soustraits à la domination britannique a été averti qu’il aurait du mal à s’en sortir sans le Royaume-Uni. Aucun n’a jamais voulu revenir au Dominion. Écossais mes compatriotes, souvenez-vous en.
Je tiens également à préciser à mes lecteurs anglais – et n’oubliez pas que je suis à moitié anglais moi-même – que je crois sincèrement que l’éclatement de l’union britannique hautement artificielle sera très bénéfique pour l’Angleterre. L’indépendance de l’Écosse et la réunification de l’Irlande sont pour bientôt. L’indépendance du Pays de Galles acquiert de plus en plus d’adeptes.
Il faudra l’éclatement du Royaume-Uni pour ébranler la nostalgie de puissance et le patriotisme imbécile qui sont pour une si grande part à la base du soutien aux Tories – et à d’autres fétichistes de droite de l’Union Jack comme Starmer.
Seul le choc de la fin formelle de l’État britannique précipitera le changement psychologique nécessaire pour que l’Angleterre devienne un état européen moderne, tourné vers l’avenir, de rang intermédiaire et soucieux de l’équité intérieure et internationale.
Le Royaume-Uni est en remous sociopolitiques depuis 2016 et il entre à présent dans une profonde crise économique. Ces jours-ci sont « la fin des temps » du Royaume-Uni. Réjouissez-vous-en !
Je laisserai le dernier mot à ce grand radical de Percy Bysshe Shelley :
J’ai rencontré un voyageur de retour d’une terre antique
Qui m’a dit : « Deux jambes de pierre immenses et dépourvues de buste
Se dressent dans le désert. Près d’elles, sur le sable,
À moitié enfoui, gît un visage brisé dont le sourcil froncé,
La lèvre plissée et le rictus de froide autorité
Disent que son sculpteur sut lire les passions
Qui survivent encore dans ces objets sans vie
À la main qui les imita et au cœur qui les nourrit.
Et sur le piédestal apparaissent ces mots :
« Mon nom est Ozymandias, Roi des Rois.
Voyez mon œuvre, ô puissants, et désespérez ! »
Auprès, rien ne demeure. Autour des ruines
De cette colossale épave, infinis et nus,
Les sables monotones et solitaires s’étendent au loin. »
______________
*« Johnson est explicitement un adepte de la théorie du grand homme de l’histoire »…
Churchill ? Dans l’esprit de Johnson, sûrement.
Faux grand homme ? Assurément.
Mais ce n’est pas, hélas, le dernier article de Nicolas Bonnal qui aidera quiconque à comprendre pourquoi. [NdT]
Craig Murray est un auteur, un homme de médias et un militant des droits de l’homme. Il a été ambassadeur britannique en Ouzbékistan d’août 2002 à octobre 2004 et recteur de l’université de Dundee de 2007 à 2010. Son site est entièrement dépendant du soutien de ses lecteurs. Les abonnements permettant de maintenir ce blog en activité sont les bienvenus.
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Juillet 2022
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