Edward Snowden : La plaie ouverte de l’Amérique

 

 

La CIA n’est pas votre amie

 

 

Edward Snowden2nd Smartest Guy in the World – 20.9.2022

 

Traduction : c.l. pour L.G.O.

 

 

 

 

 

 

 « Mieux vaut que les bons conseils soient connus des ennemis que les mauvais secrets des tyrans soient cachés aux citoyens. Ceux qui peuvent traiter secrètement des affaires d’une nation la tiennent absolument sous leur autorité ; et tout comme ils complotent contre l’ennemi en temps de guerre, ils le font contre les citoyens en temps de paix. »

― Baruch Spinoza

 

 

 

Il n’y a pas un mois que le président Biden est monté sur les marches de l’Independence Hall de Philadelphie, déclarant qu’il était de son devoir de s’assurer que chacun d’entre nous comprenne bien que la principale faction de son opposition politique est constituée d’extrémistes qui « menacent les fondements mêmes de notre République ». Flanqué des icônes en uniforme de son armée et debout sur une scène à la Leni Riefenstahl, le leader a serré les poings pour illustrer le fait d’arracher l’avenir aux forces « de la peur, de la division et des ténèbres ». Les mots qui s’écoulaient du téléprompteur étaient riches de violence, « une dague sur la gorge » émergeant de « l’ombre des mensonges ».

 

« Ce qui se passe dans notre pays », a déclaré le président, « n’est pas normal ».

 

A-t-il tort de penser cela ? La question que le discours entendait soulever – celle qui s’est perdue dans l’apparat involontairement crapuleux – est de savoir si et comment nous allons continuer à être une démocratie et une nation possédant des lois. Malgré toutes les discussions sur Twitter au sujet des propositions de Biden, ses prémisses n’ont guère été prises en compte.

 

La démocratie et l’État de droit ont été invoqués si souvent comme faisant partie de l’image de marque politique américaine que nous considérons tout simplement comme acquis le fait de bénéficier des deux.

 

Avons-nous raison de penser cela ?

 

 

 

 

 

 

 

Notre brillante nation légaliste célèbre cette année deux anniversaires : le 70e anniversaire de l’Agence Nationale de Sécurité [NSA], sur laquelle mes réflexions ont été enregistrées, et le 75e anniversaire de la Central Intelligence Agency [CIA].

 

La CIA a été fondée dans le sillage de la loi de 1947 sur la Sécurité Nationale. Cette loi prévoyait qu’il n’était pas nécessaire que les tribunaux et le Congrès supervisent une simple installation d’agrégation d’informations, et la subordonnait donc exclusivement au président, par le biais du Conseil National de Sécurité qu’il contrôle.

 

En l’espace d’un an, la jeune agence avait déjà échappé à la laisse de son rôle prévu de collecte et d’analyse de renseignements pour créer une division d’opérations secrètes. En l’espace d’une décennie, la CIA avait pris la direction de ce que publiaient les médias américains, renversait des gouvernements démocratiquement élus (parfois simplement au profit d’une entreprise qui avait sa faveur), mettait en place des organes de propagande pour manipuler les opinions publiques, lançait une longue série d’expériences de contrôle mental sur des sujets humains non volontaires (contribuant même apparemment à la création d’Unabomber) et – horreur – s’immisçait dans des élections étrangères. De là, il n’y avait qu’un pas à franchir pour mettre des journalistes sur écoute et constituer des dossiers sur les Américains qui s’opposaient à ses guerres.

 

En 1963, l’ancien président Harry Truman a avoué que l’agence, dont il avait personnellement signé la loi de création, s’était transformée en quelque chose de tout à fait différent de ce qu’il avait prévu :

 

« Depuis quelque temps, je suis troublé par la façon dont la CIA a été détournée de sa mission initiale. Elle est devenue un bras opérationnel et parfois un bras politique du gouvernement. Cela a provoqué des désordres… »

 

Nombreux sont ceux qui, aujourd’hui, se consolent en s’imaginant que l’Agence a été réformée et que ces abus sont des reliques d’un passé lointain, mais les quelques réformes que notre démocratie a obtenues ont été diluées ou compromises. Le rôle limité de « surveillance du renseignement » qui a finalement été concédé au Congrès afin d’apaiser le public n’a jamais été pris au sérieux, ni par la majorité de la commission – qui préfère provoquer des applaudissements qu’enquêter – ni par l’Agence elle-même, qui continue de dissimuler des opérations politiquement délicates au groupe le plus susceptible de les interdire…

 

 « Le Congrès aurait dû être informé », a déclaré [le sénateur] Dianne Feinstein. « Nous aurions dû être informés avant le début de ce genre de programme sensible. On a dit au directeur Panetta… que le vice-président avait ordonné que le programme ne soit pas communiqué au Congrès. »

 

Comment pouvons-nous juger de l’efficacité ultime de la surveillance et des réformes ? Eh bien, la CIA a comploté l’assassinat de mon ami, le lanceur d’alerte américain Daniel Ellsberg, en 1972, et pourtant près de cinquante ans de « réformes » n’ont guère empêché la CIA d’esquisser récemment un autre meurtre politique visant Julian Assange. Si l’on met cela en perspective, vous possédez probablement des chaussures plus anciennes que le plus récent complot de la CIA pour assassiner un dissident… ou plutôt le plus récent complot dont nous ayons connaissance.

 

Si vous pensez que le cas Assange est une anomalie historique, une aberration propre à la Maison Blanche de Trump, rappelez-vous que les meurtres de la CIA se sont poursuivis en série à travers les administrations. Obama a ordonné le meurtre d’un Américain loin de tout champ de bataille, et a tué son fils américain de 16 ans quelques semaines plus tard, mais la fille américaine de l’homme était toujours en vie au moment du départ d’Obama.

 

Moins d’un mois après son entrée à la Maison Blanche, Trump l’a tuée.

 

Elle avait 8 ans.

 

 

 

Nawar al-Awlaki

 

 

 

Cela va au-delà des assassinats. De mémoire récente, la CIA a kidnapé Gul Rahman, dont nous savons qu’il n’appartenait pas à Al-Qaida, mais qui semble avoir vraiment sauvé la vie du futur président afghan (pro-US). Rahman a été placé dans ce que l’Agence a décrit comme un « donjon » et torturé jusqu’à ce qu’il meure.

 

Ils l’ont mis nu, à l’exception d’une couche qu’il ne pouvait pas changer, dans un froid si terrible que ses gardiens, dans leurs vêtements chauds, ont fait fonctionner des chauffages pour eux-mêmes. Dans l’obscurité absolue, ils ont boulonné ses mains et ses pieds à un seul point du sol avec une chaîne très courte, de sorte qu’il lui était impossible de se lever ou de s’allonger – une pratique appelée « enchaînement court » – et après sa mort, ils ont prétendu que c’était pour sa propre sécurité. Ils admettent l’avoir battu, décrivant même les « coups de poing violents ». Ils décrivent le sang qui coulait de son nez et de sa bouche quand il est mort.

 

 

 

 

L’enchaînement court, tel que décrit par des survivants

 

 

 

Quelques pages plus loin, dans leur conclusion formelle, ils déclarent qu’il n’y avait aucune preuve de coups. Qu’il n’y avait aucune preuve de torture. La CIA a attribué la responsabilité de sa mort à l’hypothermie, dont ils l’ont déclaré responsable pour le crime d’avoir refusé, pendant sa dernière nuit, un repas des mains des hommes qui l’ont tué.

 

 

 

 

 

La CIA a prétendu que les plaintes d’un homme qu’elle a torturé à mort – concernant la violation de ses droits humains – étaient la preuve d’un « niveau sophistiqué d’entraînement à la résistance ».

 

 

 

Par la suite, l’Agence a dissimulé la mort de Gul Rahman à sa famille. À ce jour, elle refuse de révéler ce qu’il est advenu de sa dépouille, privant ceux qui lui survivent du droit de l’enterrer, et même d’un lieu de deuil.

 

Dix ans après que l’on ait enquêté, mis au jour et mis fin au programme de torture, personne n’a été inculpé pour son rôle dans ces crimes. L’homme responsable de la mort de Rahman a été recommandé pour une récompense de 2.500 dollars :  pour « un travail constamment supérieur ».

 

Un autre des tortionnaires a été élevé au poste de directeur.

 

 

 

Le jugement de Salomon, Rubens, 1617

 

 

 

Cet été, dans un discours prononcé à l’occasion du 75e anniversaire de la CIA, le président Biden a tenu un discours bien différent de celui qu’il a prononcé à Philadelphie, en rappelant ce que la CIA enseigne à tous les présidents : l’âme de l’institution réside vraiment dans le fait de dire la vérité au pouvoir.

 

« Nous nous tournons vers vous pour vous poser les grandes questions », a déclaré Biden, « les questions les plus difficiles. Et nous comptons sur vous pour nous donner votre meilleure évaluation, sans fard, de la situation actuelle.  Et j’insiste sur « sans fard ».

 

Mais ceci est en soi une variété de maquillage – un blanchiment.

 

Pour quelle raison aspirons-nous à rester – ou à devenir – une nation qui possède et respecte des lois, si ce n’est pas pour établir la justice ?

 

Disons que nous avons une démocratie, brillante et pure. Le peuple, ou dans notre cas un sous-ensemble du peuple, institue des lois raisonnables auxquelles le gouvernement et les citoyens doivent se soumettre. Le sentiment de justice qui naît au sein d’une telle société ne résulte pas de la simple présence de la loi, qui peut être tyrannique et capricieuse, ni même des élections, qui connaissent leurs propres problèmes, mais plutôt de la raison et de l’équité du système qui en résulte.

 

Que se passerait-il si nous insérions dans cette belle nation respectueuse des lois une entité extralégale non dirigée par le peuple, mais par une seule personne : le président ? Avons-nous protégé la sécurité de la nation, ou l’avons-nous mise en danger ?

 

Voici la vérité sans fard : la création d’une institution chargée de violer la loi au sein d’une nation de droit a porté un coup fatal à son précepte fondateur.

 

Depuis l’année de sa création, les présidents et leurs cadres ont régulièrement ordonné à la CIA de violer les lois pour des raisons qui ne peuvent être justifiées et qui doivent donc être dissimulées – tenues secrètes. Le principal résultat de ce système n’est pas un renforcement de la sécurité nationale, mais une diminution de la transparence. Sans transparence significative, il n’y a pas de responsabilité, et sans responsabilité, il est impossible de rien apprendre.

 

Les conséquences ont été mortelles, tant pour les Américains que pour nos victimes. Lorsque la CIA a armé les moudjahidines pour faire la guerre à l’Afghanistan soviétique, nous avons créé Oussama ben Laden d’Al-Qaïda. Dix ans plus tard, la CIA armait, selon le vice-président de l’époque, Joe Biden, « Al-Nusra, Al-Qaïda et les jihadistes les plus extrémistes venus d’autres parties du monde ». Après que la CIA ait mené une opération de désinformation pour rendre la vie dure à l’Union soviétique en alimentant une petite guerre indirecte, la guerre fait rage pendant vingt-six ans : bien après l’effondrement de l’URSS.

 

Croyez-vous que la CIA d’aujourd’hui – une CIA libre de tous comptes à rendre et de toute responsabilité – ne soit pas impliquée dans des activités similaires ? Ne trouvez-vous nulle part leurs empreintes digitales, dans les événements du monde qui font les gros titres des médias, pour vous inquiéter ? Pourtant, ce sont ceux qui doutent de la sagesse de placer une organisation paramilitaire hors d’atteinte de nos tribunaux qui se font traiter de « naïfs ».

 

Pendant 75 ans, le peuple américain a été incapable de faire plier la CIA pour qu’elle se soumette à la loi, et c’est ainsi que la loi a été pliée pour se soumettre à la CIA. Alors que Biden se tenait sur sa scène écarlate, à l’endroit où la Déclaration d’indépendance et la Constitution ont été jadis débattues et adoptées, ses mots ont résonné comme une Cloche de la Liberté fêlée : « Ce qui se passe dans notre pays n’est pas normal. »

 

Si seulement c’était vrai.

 

 

 

La mort d’AchilleRubens

 

 

 

Source : Edward Snowden : America’s Open Wound (substack.com)

 

URL de cet article : http://blog.lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.fr/index.php/edward-snowden-la-plaie-ouverte-de-lamerique/

 

 

 

 

 

 

 

Septembre 2022

 

 

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