Histoire exemplaire d’Étienne Dolet et de son biographe Richard Copley Christie

 

Théroigne  – L.G.O. – 1.5.2019

 

Étienne Dolet (1509-1546), condamné à 37 ans à périr sur le bûcher avec ses livres.

 

 

Étienne Dolet a beaucoup de points communs avec Julian Assange, bien qu’il ait vécu au milieu du XVIe siècle.

À un moment qui voyait se développer l’imprimerie comme on voit aujourd’hui se développer l’Internet, Étienne a été, comme Julian, un enfant surdoué qui a maîtrisé, avant et mieux que les autres, le nouveau moyen de communication.

Dolet est né à Orléans, en 1509. Enfant précoce, il fut, comme c’était souvent le cas, remarqué par l’évêque du lieu qui, lorsqu’il eut 12 ans et que ses maîtres n’eurent plus rien à lui apprendre, facilita ses études en l’envoyant à Paris, où il se rendit seul, à pied. Quand la Sorbonne lui eut à son tour enseigné tout ce qu’elle pouvait, il partit pour l’université de Padoue, en Italie, qui était alors, en certaines matières, la plus réputée d’Europe. Il avait 17 ans. Et lorsque mourut brusquement Simon Villanova, son maître devenu son ami, l’évêque de Limoges, Jean de Langeac, qui passait par là, en route pour Venise où il allait prendre ses fonctions d’ambassadeur de France, lui proposa de devenir son secrétaire. Cela voulait dire apprendre quelque chose qu’il ne connaissait pas – comment se fait la politique internationale – cela voulait dire aussi correspondre quotidiennement avec tous les grands de ce monde, les rois et même le pape. Quand son ambassadeur dut rentrer au pays, il rentra lui aussi en France et s’en fut à Toulouse, étudier le droit.

Dolet était ce qu’on appelle aujourd’hui un libre-penseur, un homme qui pense par lui-même sans se conformer aux usages ni respecter les interdits. Il estimait que si le pape avait le droit de lui interdire de manger du lard en carême, il avait, lui, le droit d’en manger s’il voulait. Il avait aussi son franc-parler et ne se privait pas de faire part, urbi et orbi, de ses opinions, au point que ses contemporains commencèrent à l’appeler l’Orateur françois  Il ne tarda donc pas à se faire, à Toulouse, des ennemis puissants, et ne dut un beau jour son salut qu’à la fuite, dans des conditions si terribles qu’il arriva beaucoup plus mort que vif à Lyon. Où un moine apostat devenu médecin lui sauva la vie, chose qu’il célébra aussitôt en vers latins :

 

Franciscus Rabelaesus  honos et gloria certa

Artis Paeonia, qui vel de limine ditis

Extinctos revocare potest et reddere luci

(François Rabelais, honneur et gloire/De l’art paeonien, Qui du seuil de Pluton/Rappellerait les morts, et les rendrait à la lumière)

 

Et c’est donc là, à Lyon, ville qui ne comptait pas alors moins de 188 éditeurs-libraires, qu’il allait commencer sa si brève carrière d’auteur, de traducteur, de philologue et d’éditeur. Et c’est grâce au patron et protecteur de Rabelais, Guillaume du Bellay, Seigneur de Langeay et Gouverneur du Piémont, qu’il allait pouvoir s’acheter les presses, le papier et les caractères dont il avait besoin pour se lancer dans la carrière. Lorsqu’il fut arrêté, trois ans plus tard, il avait tellement réussi dans son entreprise qu’il avait fini de rembourser sa dette.

 

 

La célèbre marque « à la doloire » d’Étienne Dolet

 

 

Il faudrait des volumes pour parler de ce que réalisa Dolet. Non seulement il publia Galien, le père de la médecine grecque, Rabelais, Marot, le Nouveau Testament, mais il publia aussi son célèbre Commentariorum linguae latinae, ou Commentaires sur la langue latine, qui est un dictionnaire étymologique où les mots sont classés par racines et expliqués, non seulement par rapport à leur signification, mais aussi par rapport à la nature des choses spécifiées. [C’est à ce travail que collabora Bonaventure Des Périers, dont il est question plus loin.] Son entreprise était si novatrice que, lorsque l’Académie Française fondée par Richelieu publia, un siècle et demi plus tard, son premier dictionnaire, elle le fit sur le modèle qu’avait inventé Dolet (après quoi les éditeurs choisirent la facilité et gagnèrent la bataille en privilégiant l’ordre alphabétique tel que nous le connaissons aujourd’hui). Mais il ne se contenta pas de tout cela, il inventa aussi une manière d’écrire le français pour le rendre plus riche et plus subtil : c’est à lui que notre langue doit ses accents, ceux dont les technocrates US veulent nous priver pour augmenter leur marge bénéficiaire sur les ordinateurs qu’ils nous vendent.

C’est donc en trois ans que maître Étienne est devenu le meilleur éditeur français de son temps et peut-être de tous les temps. Car ses livres n’étaient pas que savants, ils étaient beaux. Inutile de dire qu’une telle réussite, associée à des idées interdites et à une langue trop bien pendue ne pouvait que lui causer des ennuis. Ajoutons à cela qu’il avait reçu, grâce à un autre de ses savants protecteurs, l’évêque de Tournon, un « privilège du roi » que ses concurrents jugèrent exorbitant : ce « privilège » lui donnait le droit, pendant dix ans,  d’imprimer « tout ouvrage en latin, grec, italien ou français, qu’il soit de sa plume ou non, pourvu qu’il y eût changé quelque chose ». Ses concurrents moins heureux, tels des journalistes du Guardian, ne le lui pardonnèrent pas et résolurent sa perte.

« On » essaya d’abord de l’assassiner en payant un  peintre pour qu’il le tue au cours d’une rixe provoquée à cet effet, mais le guet-apens fit long feu et c’est Dolet qui, en se défendant, tua l’autre. Condamné pour meurtre, il alla se jeter au pied du roi, qui n’avait pas encore cédé aux sirènes de son État Profond et qui l’amnistia. On le fit ensuite arrêter pour athéisme et ce sont ses paternels évêques qui, au bout de quinze mois, réussirent à le tirer des geôles. Mais la volonté de le perdre était forcenée. « On » planta dans des ballots de ses livres, des ouvrages interdits publiés à Genève et, cette fois, l’Inquisition, qui ne fut en l’occurence que le bras armé de l’envie, s’empara une nouvelle fois de lui, et cette fois-là fut définitive. Bien qu’il lui fallût croupir encore plus de deux ans entre question ordinaire et question extraordinaire avant qu’un motif plus ou moins acceptable pût être inventé pour le faire condamner à coup sûr.

Le 2 août 1546, reconnu coupable de blasphème de sédition et d’exposition de livres prohibés et damnés, il fut condamné à être conduit le lendemain à la place Maubert, 

 

« où sera dressée et plantée en lieu commode et convenable une potence à l’entour de laquelle sera fait un grand feu auquel, après avoir été soulevé en ladite potence, son corps sera jeté et brûlé avec ses livres, et son corps mué et converti en cendres. »

 

 

Supplice d’Étienne Dolet

 

C’est qu’entretemps le roi-humaniste avait introduit en France l’usage de l’estrapade, cet instrument d’origine espagnole qui consistait à pendre le condamné au-dessus du feu et de l’y faire descendre ou remonter à loisir, de façon à rendre plus exquise la douleur des brûlés vifs. La rue de l’Estrapade, à Paris, lui doit son nom.

 

« Une chose donne la mesure de la peur causée par Dolet à l’establishment de l’époque : toute condamnation au bûcher était généralement assortie d’un retentum, dont l’intention était d’adoucir la sentence pour le condamné qui, sur le chemin du supplice, faisait preuve d’un repentir convaincant. Évidemment, cet aménagement ne lui était pas communiqué, ce n’eût pas été de jeu,. Le confesseur était là pour juger de la sincérité du repentir. Pour Dolet, tout fut à l’inverse. Le retentum – qui lui fut, contre toutes les règles, communiqué – stipulait qu’au cas « où le dict Dolet feroit aucun scandale ou diroit aucun blasphème, la langue lui seroit coupée et bruslé tout vif » [au lieu d’être pendu d’abord]. Et il fut sans doute le seul condamné jamais conduit à la mort avec le bourreau en guise de confesseur. Lequel bourreau avait pour mission non pas de l’assister, mais de le surveiller pour empêcher toute communication de l’Orateur françois avec la foule. L’histoire ne dit pas s’il s’appelait Merda.

On peut donc être sûr que Maître Étienne, qui venait de subir la question extraordinaire « pour enseigner ses compagnons », n’ouvrit plus la bouche que pour se recommander à Dieu, à la Vierge et à son saint patron comme il y avait été condamné. C’est ainsi que les choses se passèrent ce 3 août 1546, jour de son trente-septième anniversaire et fête de saint Étienne. Pour enseigner ses compagnons, il leur avait écrit le Cantique d’Estienne Dolet, prisonnier à la Conciergerie de Paris sur sa désolation et sur sa consolation, dont voici les derniers vers :

 

De patience ung bon cueur jouyssant,

Dessoubs le mal jamais n’est fléchissant,

Se désolant ou en riens gémissant;

Tousjours vainqueur.

Sus, mon esprit, monstrés vous de tel cueur;

Vostre asseurance au besoing soit congneue.

Tout gentil cueur, tout constant belliqueur

Jusque à la mort sa  force a maintenue.

 

Étienne Dolet, la mauvaise conscience victorieusement étouffée du catholicisme, du protestantisme, du commerce et du mandarinat français. »

[…]

« Marot, Dolet, Bonaventure, Berquin, Caturce, Ramus, les Coligny… l’hécatombe a été complète, et les pervers n’ont rien laissé debout de ce qui menaçait leurs privilèges. Leurs descendants continuent par tous les moyens, dont la plume, à protéger les leurs.»

John Cowper Powys, Rabelais, Note annexe C « Quelle affaire Dolet ? », pp.276/7.

 

 

 

 

 Le plus important de ses biographes

 

Richard Copley CHRISTIE

 

Richard Copley CHRISTIE (1830-1901) est un homme de loi, professeur d’université, philanthrope et bibliophile anglais, qui fut aussi franc-maçon, n’en déplaise à ceux qui ont besoin de croquemitaines pour se faire peur.

Les franc-maçons de son temps eurent, comme les croyants d’autres religions, leurs saints martyrs. Principalement, bien sûr, ceux des héros de la libre-pensée qui eurent, de tout temps, maille à partir avec les religions au pouvoir (en Occident, principalement l’Église catholique et l’Église protestante, dite réformée, qui firent toutes les deux un certain nombre de martyrs, l’une chez l’autre et chez les juifs, mais surtout, l’une et l’autre, chez les incroyants.)

Étienne Dolet était révéré dans ces milieux sans que l’on sût très bien qui il avait été en réalité ni ce qu’il avait fait au juste. Sa mort tenait lieu de tout. C’est alors que Christie se mit en tête d’écrire sa biographie, donc, d’abord, de découvrir ce qu’avait été sa vie. Cela lui prit de longues années, qui le virent à diverses reprises traverser la Manche et prendre des trains pour Paris, Lyon, Toulouse, etc, sur les traces de son martyr. Il fit si bien qu’il retrouva celles du petit Claude, car Dolet avait laissé une veuve et un fils en bas âge (complètement ruinés, faut-il le dire, puisque tous ses biens avaient été saisis).

 

 

Cette biographie est un modèle du genre. En 1886, elle fut traduite par Casimir Stryienski et publiée par Fischbacher, à Paris.

 

mais fit à sa sortie si peu de bruit que Paul Léautaud, qui connaissait très bien Stryienski et ne pouvait que s’intéresser à Dolet, ne la mentionne pas dans son Journal… qui ne débute il est vrai qu’en 1893.

Depuis, l’édition française ne s’est pas battue pour le réimprimer, mais nous avons vu, récemment encore, avec Dario Fo, que les Français ne s’intéressent pas à leurs grands hommes. Les Américains, en revanche, s’y intéressent, et c’est chez un éditeur US qu’on peut aujourd’hui se procurer ce texte, en « reprint »  :

 

Richard Copley CHRISTIE

Étienne Dolet, le martyr de la Renaissance

Traduit de l’anglais par Casimir Stryienski

Whitefish, Montana, USA : Kessinger Publishing, 2010

584 pages

 

Ajoutons que, Richard Copley CHRISTIE, en vrai bibliophile, a réuni la collection la plus complète qui existe des livres imprimés par Dolet, collection  qu’il a  léguée à sa mort à l’Owens College (Université de Manchester), d’où elle a été transférée, en 1972, à la John Rylands Library , à Deansgate.

 

 

 

 

Mais l’histoire d’Étienne Dolet ne s’arrête pas là.

À la fin du XIXe siècle, des libre-penseurs français (peut-être même étaient-ils franc-macs eux aussi…) ont voulu ériger une statue à leur héros. Cela n’est pas allé sans mal.

 

Une statue persécutée

 

 

La place Maubert avec la statue d’Étienne Dolet – Photo d’Eugène Atget, 1899

 

 

Qu’on en juge :

1884 : le conseil municipal ouvre le concours, le 9 avril ; l’inititiative est liée à l’ambition républicaine de réhabiliter les victimes de l’intolérance sous l’ancien régime. Le règlement indique que le monument doit comporter un haut-relief montrant ‘la Ville de Paris relevant la Libre pensée’. On choisit la place Maubert, emplacement du bûcher d’Étienne Dolet, et proche de Notre-Dame, en signe de défi.

1884 : soixante et onze artistes déposent leurs projets au pavilllon de la ville de Paris, le 15 octobre. Les trois primés sont ceux de Paul Berthet, de Jean-Baptiste Germain et de Guilbert.

1885 : le jury choisit de confier à Guilbert l’exécution définitive de la statue d’Étienne Dolet. La fonte est réalisée pour 9.000 F.

1887 : érection autorisée par décret du 21 mars.

1889 : inauguré le 19 mai dans un contexte d’affrontement idéologique intense. Le président de la République et le gouvernement s’abstiennent d’y participer. Les Libres Penseurs d’Ivry et de Versailles sont en force, Chautemps y fait un discours militant.

1903 : la statue est l’aboutissement d’une grande manifestation de la Libre Pensée.

1941 : elle est détruite, sur ordre du Maréchal Pétain, avec un certain nombre d’autres statues, à commencer par celles des mal-pensants, au prétexte de reconvertir le bronze en machines agricoles dont le pays avait un pressant besoin. En réalité, ce fut un cadeau à l’Allemagne, dont le sculpteur Arno Breker avait besoin de beaucoup de matière pour ériger le grand monument projeté à la gloire du IIIe Reich. Les statues maudites furent brisées et chargées sur des trains qui les amenèrent à Berlin.

1946. Robert Rey commande un monument en pierre à Robert Couturier, qui soulève une polémique dans la presse et au Sénat. La ville de Paris la refuse. Il ne reste toujours, place Maubert, que le piédestal.

1979 : le piédestal – avec la Ville de Paris – est retiré, de nuit, sur ordre de Valery Giscard d’Estaing, et remplacé par un parterre de fleurs, à la veille d’une visite du pape Jean-Paul II.

 

 

 

 

Il existe sur Internet un site consacré à la mémoire d’Étienne Dolet, auquel présida je crois (et préside peut-être encore) un descendant direct du martyr : Jean-Claude Dolet. Le voilà :

 

Les amis d’Étienne Dolet

http://edolet.free.fr/

 

 

2 mai 2019

 

 

One Responses

  • Sémimi

    On ne remerciera jamais assez les Grosses Orchades de rappeler ce qu’est une religion dans sa phase ascendante Ce rappel est salutaire à l’heure où l’Occident nominalement « chrétien » et dont l’estomac est devenu délicat, oublie ses propres forfaits et s’offusque à juste titre des crimes des tenants de la religion qui a chronologiquement succédé à la sienne , de ses exécutions publiques, tortures et de toute la palette des ignominies dont nos ancêtres ont été capables et dont usent à présent leurs successeurs

    Une dernière ignominie hypocrite infligée au pauvre Dolet bien dans le style de ce président:
    1979 : le piédestal – avec la Ville de Paris – est retiré, de nuit, sur ordre de Valery Giscard d’Estaing, et remplacé par un parterre de fleurs, à la veille d’une visite du pape Jean-Paul II.

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