« Nous mourrons tous, mais à des conditions différentes »

 

 

La fin de Catilina

 

selon Steven Saylor

 

(Extraits)

 

 

 

 

    « – Et Catilina, comment est-il mort ?

    – On l’a découvert loin en avant de ses lignes, au plus épais des rangs ennemis, parmi les corps entassés de ses adversaires. Ses vêtements, son armure et sa peau étaient de la même couleur, uniformément rouges de sang. Il portait plus de blessures que l’on n’a pu en compter, mais il respirait encore quand on l’a trouvé. On m’a appelé pour recueillir ses dernières paroles, mais il n’a pas dit un mot ni rouvert les yeux. Au moment d’expirer, son visage a pris une dernière fois cette expression de fierté hautaine et de défi qui lui a valu la haine de tant d’hommes.

    –  Et l’amour de beaucoup d’autres, dis-je doucement.

    –  Oui, reconnut Rufus.

    –  Je connaissais bien cette expression. J’aurais aimé voir son visage…

    –  Mais tu peux toujours, dit Rufus.

  Au moment où j’allais lui demander ce qu’il voulait dire, nous entendîmes soudain un concert de plaintes si déchirant que j’en eus les sangs glacés.

    – C’est comme ça depuis ce matin, dit Rufus. Pas de cris de joie ni de victoire, mais des lamentations. Les soldats sont allés sur le champ de bataille, certains pour récupérer des armes ou des bijoux, d’autres pour revoir le lieu où ils ont durement combattu, comme c’est normal. Ils ont découvert que les cadavres des ennemis étaient ceux de parents et d’amis, de garçons avec qui ils avaient été élevés. Amère victoire, en vérité ! »

 

    […]

 

    « Le lendemain matin, je me sentais remarquablement mieux. La douleur avait disparu, apparemment chassée par la vertu des pavots, et la bosse sur mon front s’était réduite à la dimension d’un pois chiche. Rufus tenta d’objecter que je n’étais pas encore en état de partir, mais, devant mon insistance, il envoya chercher deux chevaux.

    – Nous ne sommes donc pas prisonniers ? Nous sommes bien libres de partir ? demandai-je.

    – L’augure qui représente le Grand Pontife jouit de certains privilèges, répondit Rufus en souriant. Disons que, à l’instar d’un somnifère, j’ai des pouvoirs d’oubli. Officiellement, aucun de vous deux n’aura existé ici. Il n’y a pas eu de prisonniers à la bataille de Pistoria ; tous les hommes de Catilina sont morts. C’est ce qui sera rapporté au Sénat et c’est ce que les historiens retiendront. La fortune te sourit, Gordien, profites-en !

    – Je souhaite ardemment qu’elle continue de sourire ! dis-je en pensant à la ferme et à ce qui avait pu se passer en mon absence.

    Personne ne fit attention lorsque nous traversâmes le camp ; les hommes vaquaient à leurs occupations ou ruminaient leur douleur ; beaucoup buvaient ; certains se disputaient le butin qu’ils avaient arraché aux morts, sur le champ de bataille. Notre parcours nous fit passer devant la tente du commandant en chef, je souris en songeant à la crise de goutte providentielle, mais mon sourire s’effaça lorsque je reconnus le trophée que l’on avait planté sur une pique, devant la tente. Meto le vit en même temps que moi et s’immobilisa, comme frappé de stupeur. C’était la tête coupée de Lucius Sergius Catilina.

    On l’avait gardée pour l’emporter comme preuve à Rome, et la montrer au Sénat et au peuple. Ceux qui avaient redouté le rebelle verraient leur peur disparaître ; ceux qui l’avaient aimé verraient leur deuil confirmé ; ceux qui étaient tentés de l’imiter recevraient un avertissement que les Optimates voulaient sans doute aussi dur que salutaire. L’énigme posée naguère devant le Sénat par Catilina devenait tragiquement dérisoire : « Qu’y a-t-il à redouter, si je deviens la tête du corps vigoureux qui n’en a pas ? ». Cette tête sanglante était là, désormais inutile à quiconque ; l’expression de défi hautain qui la caractérisait était souillée par les mouches bourdonnant autour des yeux et des lèvres…

   J’avalai ma salive avec difficulté ; Meto maîtrisait mal ses sanglots, malgré son pansement. Nous restâmes longtemps à regarder une ultime fois ce qui restait de l’énigme Catilina… Puis Meto piqua des deux et lança son cheval au galop à travers le camp, sans se soucier des injures des soldats et des esclaves que sa course folle bousculait. Je le suivis. Il ne ralentit l’allure que lorsque nous fûmes sur la route ouverte ; le ciel gris et froid, les collines nues nous offrirent une sorte d’austère consolation. »

 

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Thermidor 2022

 

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