Le livre, objet de première nécessité
Jean Paul Brighelli – Bonnet d’âne – 19.4.2020
Je n’ai pas d’actions chez Amazon, et je n’ai aucune sympathie pour ce géant de la distribution responsable de la disparition de tant de libraires. J’ai lu en son temps le livre-témoignage de Jean-Baptiste Malet, En Amazonie (2013— glaçant et significatif) racontant le système d’exploitation et de flicage mis en place par la multinationale de Jeff Bezos : le livre est vendu en ligne par l’entreprise même qu’il dénonce et qui se fiche pas mal de ce que l’on pense d’elle, tant que les bénéfices sont au rendez-vous.
Mais le jugement tout récemment rendu par le tribunal de Nanterre, qui sous prétexte de normes sanitaires, oblige la compagnie, sous astreinte d’une amende d’1 million d’euros par infraction constatée, à ne plus vendre que des biens « de première nécessité », est consternant. Une grande victoire pour le syndicat SUD, qui lutte de toutes ses forces contre toutes les formes d’oppression — y compris ethniques : SUD est ce syndicat pas du tout raciste ni antisémite qui organisait l’année dernière un stage interdit à toutes les personnes non « racisées ». Et qui vient donc, en ces temps de confinement et de reductio ad nihilum de la vie intellectuelle, d’interdire tout approvisionnement en livres, DVD et autres produits de divertissement. Sans doute ignorent-ils, à SUD, que le divertissement est essentiel à l’homme, qui ne peut demeurer en repos entre les quatre murs de sa prison ou de sa chambre, comme l’a souligné Pascal. Ou peut-être ne savent-ils pas lire, comme l’émeutier analphabète qui, dans un célèbre poème de Hugo (« À qui la faute ? », in l’Année terrible), avait mis le feu à la bibliothèque des Tuileries — 80 000 ouvrages, quand même… Le coronavirus non seulement fait des morts, mais il anéantit les bibliothèques et les librairies, puisqu’on interdit leur fréquentation. Double peine.
Le jugement a apparemment comblé aussi la CGT, dont les adhérents amazoniens renâclaient à empaqueter des sextoys, qui ne leur paraissaient pas correspondre à la définition des fournitures essentielles en cas de confinement (ils ne doivent pas savoir que Sade, à la Bastille, s’en fabriquaient d’énormes, en cire, pour se titiller la prostate). Ils ont toujours été puritains, à gauche — déjà en son temps l’Humanité avait violemment condamné Histoire d’O, accusé de propager des perversions bourgeoises. Un prolo, ça pratique la bête à deux dos et rien d’autre, madame. Ou remettez-vous en au régime bananes…
Le problème dépasse d’ailleurs largement Amazon. Bruno Le Maire s’est déclaré personnellement favorable à une réouverture des librairies, parce que cet ancien Normalien, section Lettres, de la rue d’Ulm sait — je m’étais amusé à réciter avec lui à deux voix, lors d’une interview, « le Loup et le Chien », l’une des plus belles fables de La Fontaine — que le livre est une nourriture essentielle. En tout temps mais particulièrement dans le moment présent, où nous n’avons pas grand-chose d’autre pour nous évader. Mais il réfléchit à cette réouverture depuis le 19 mars — en fait de Fables, c’est « le Lièvre et la Tortue ». Ne pas ouvrir les librairies, c’est en outre nous livrer tout crus au rayon « livres » des grandes surfaces. Qui sait si les consommateurs ne finiront pas par croire, faute de points de comparaison, que les pets imprimés de Virginie Despentes ou Christine Angot, entre les rayons « salades » et « papier-toilette », sont des littératures de premier plan ?
Il est temps que les librairies rouvrent, afin de permettre un choix qui aille un peu au-delà des best-sellers promus par des marchands de papier qui se croient éditeurs. De surcroît, les moyennes surfaces — pour ne pas parler des supérettes où les trois-quarts de la France font leurs courses aujourd’hui — ne sont pas réapprovisionnées en livres, et il n’y reste que les fonds de tiroir.
Dans ce contexte, et en attendant que ce gouvernement prenne enfin des décisions intelligentes (mais peut-être préfère-t-il que les gens restent scotchés à leurs chaînes d’informations catastrophistes en continu au lieu de lire Proust ou Echenoz), il était précieux de pouvoir commander en ligne autre chose que les livres de l’actualité immédiate. Mon usage d’Amazon est pour l’essentiel la recherche, chez des vendeurs associés à la firme américaine, de livres épuisés, difficiles à trouver, parfois en langues étrangères, et de films incontournables soigneusement non réédités. Ou de livres utiles pour préparer les cours que je rédige avant de les envoyer en ligne. On a beau avoir une puissante bibliothèque, il manque toujours un ouvrage indispensable qui n’est pas disponible en ligne et que l’on compulserait avec intérêt. J’entends bien que certains libraires se sont regroupés pour envoyer des livres — en facturant cet envoi à des prix qui grèvent sérieusement l’accès à la lecture : pratiquement, un Poche augmente de 50% — et tant pis pour le prix plafonné du livre. D’ailleurs, le choix va rarement jusqu’aux ouvrages parus il y a plus de deux ans. Quant à ceux qui n’ont pas d’accès à l’informatique…
Quel inconvénient y a-t-il à ouvrir des librairies en leur demandant d’appliquer peu ou prou les mêmes règles que les magasins d’alimentation, en fonction de leur surface ? Cela éviterait d’accuser les fournisseurs en ligne de concurrence déloyale, ou de négliger la sécurité de leurs employés, et permettrait à tout le monde d’accéder aux plus belles productions de l’esprit humain, et à mieux supporter l’incarcération forcée à laquelle nous sommes astreints. Après tout, en taule, les condamnés ont accès à la bibliothèque — et nous, non.
Source : Bonnet d’âne
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Commentaire des Grosses Orchades à ce qui précède :
Suite à une conversation récente avec une amie très chère, remarquable critique littéraire (oui, c’est rare, mais ça existe !), qui nous faisait honte de nous ravitailler en books chez Amazon…
C’est vrai qu’Amazon, comme toute grosse boîte américaine et plus elles sont grosses plus elles sont pires, exploite les malheureux qui bossent pour elle et n’a, en définitive, qu’une philosophie : faire du fric. On est bien d’accord.
Mais Amazon est-elle la première entreprise de ce genre ? On vous parle ici du marché du livre : Vous n’avez jamais entendu parler d’Hachette (et consorts…) ?
Eh bien, nous allons vous en dire deux mots. Mais d’abord, comme Jean-Paul Brighelli, nous apprécions de pouvoir nous procurer, à des prix parfois ridiculement bas, des livres qu’on ne trouve plus nulle part ailleurs que chez les bouquinistes. Et parlons-en, tiens, des bouquinistes. Parce qu’après tout, eux aussi doivent vivre, et qu’Amazon leur offre une visibilité qu’ils n’auraient pas autrement. Sans compter qu’il nous est arrivé déjà de recevoir un livre de moins d’un € accompagné d’un petit mot manuscrit du vendeur, nous remerciant d’avoir choisi ce livre et sa boutique et nous souhaitant bonne lecture. On n’ose songer à ce qu’il lui restait du prix de sa vente après qu’Amazon en ait prélevé sa commission.
Pour ce qui est des libraires, c’est une autre histoire : à de très rares exceptions près (Tropismes à Bruxelles et Tschann à Paris par exemple), on ne trouve en librairie que les plus récents dépôts (forcés) de la grande distribution monopoliste française, qui n’a rien à apprendre d’Amazon en fait d’abus. Dans la plupart des grandes villes et dans les villes moyennes, tout livre sortant de cette catégorie doit être commandé. Alors, pour rire un peu : vous avez largement dépassé les 80 ans. Vous vous déplacez péniblement jusqu’a la plus grande librairie de votre bled. On vous dit : « nous pouvons vous le commander ». Attente ? Plus ou moins 15 jours (parfois bien plus). Ce qui signifie que vous devez leur téléphoner au moins une fois, parfois plusieurs, pour savoir si votre livre est arrivé. Puis vous déplacer derechef. Comme vous faisiez la queue pour des harengs pendant la guerre. Faut avoir envie…
Ce que les bonnes âmes – qui critiquent avec raison Amazon – ne savent pas, c’est que les libraires qui se plaignent de cette concurrence ont depuis longtemps renoncé à remplir vraiment leur mission de libraires : tous les petits (et même quelques moyens) éditeurs le savent bien : rarissimes sont les libraires qui acceptent de prendre leurs livres en dépôt (« Vous n’y pensez pas ! Et si les clients nous l’abîment ou nous le volent, on devra vous le payer ! »). La très grande majorité des libraires n’acceptent que les dépôts d’Hachette, parce qu’ils y sont forcés. C’est ça ou le distributeur-diffuseur impérial n’accepte pas leurs commandes. Les autres : « Si on nous le demande, on sait où vous êtes, on vous le commandera ». Tiens, fume.
Alors que chez Amazon, sans avoir à faire les pieds au mur, il y a l’immense armada des bouquinistes et, pour les livres neufs, le service de Prime d’Amazon qui les expédie en port gratuit (ou presque : moyennant un abonnement annuel). Vouloir des livres qu’on n’a pas et qu’on ne trouve pas en bibliothèques, dans un pays qui pratique les tarifs postaux les plus élevés d’Europe, au point que bouquinistes et petits éditeurs vont poster leurs envois de l’autre côté de la frontière, même pour les clients de l’intérieur, l’équation est très simple : c’est Amazon ou rien.
Enfin et pour terminer, ce n’est pas aux exploiteurs à protéger leurs employés, c’est à l’État (interdit de rire !) auquel ils paient des impôts exorbitants sur leurs maigres salaires. On pourrait aussi dire que
C’est en général ce qu’ils font.
Avril 2020
One Responses
Heureusement que la Thalamège existe !
Où trouve-t-on cette brassée de nouvelles accompagnée de commentaires érudits, vivants, enthousiastes, percutants, piquants qui balaient la planète entière. De la Palestine jamais oubliée à l’enfermement scandaleux de Julian Assange dans un bagne anglais, en passant par les habituelles trumpinades et les macronades saupoudrées de belgicismes ? A chaque fois un bonbon pour l’esprit et un stimuli des neurones.
Et vogue pour notre plus grand plaisir la splendide thalamège des pharaons égyptiens !