L’empereur Dèce ordonnant l’emmurement des Sept Dormants – Manuscrit du XIVe siècle

 

 

Angu Roquet chien du Vexin

 

Extrait :

 

X. Les chiens de la nuit

 

 

Mais j’y songe, je ne vous ai pas présenté mes amis Mâchefer et Reniflard. Mâchefer était un taiseux. Il aimait baver doucement et grommeler tout bas. C’est sur la route des Crêtes, à l’entrée de Chérence, là où il y a beaucoup de grottes bien commodes pour s’abriter qu’on s’était retrouvés, quelques jours plus tard. Reniflard, lui, venait de Villers-en-Arthies, où il avait souvent accompagné un certain Renan, qui partageait avec lui un tempérament coléreux.

Peu après la nuit mémorable de Saint-Clair-sur-Epte, nous admirions la voûte étoilée au-dessus des champs fraîchement moissonnés, les grillons s’égosillaient, nous ne pouvions pas dormir et nous sentions comme les chiens de garde des étoiles, astreints au service des astres et dociles à leur magnétisme : il n’était pas question pour nous de fermer l’œil, jusqu’à ce que les coqs aient pris le relais et appelé le soleil à la rescousse pour remettre de l’ordre dans la nature que le firmament attirait comme un aimant, arrachant hommes et bêtes, comme des épis mûrs, pour les lancer dans l’épaisseur des songes les plus touffus. La Voie lactée nous émerveillait, nous tenant enchaînés, comme suspendus à son éclat, en attente d’un sourire pour nous faire briller dans son sillage. Vous dites que je délire ? Oui, nous les chiens, nous aimons la nuit, nous lui adressons nos plaintes et nos chants, parce qu’elle élève notre goût du service, du sacrifice pour ce qui est plus grand que nous, je veux dire vous, mes lecteurs préférés, et nous autres, les bêtes, comme vous dites. C’est comme ça, la voûte étoilée nous abaisse, nous rend humbles, et nous élève d’autant, et nous rend heureux.

Nous étions dans un grand dilemme, car Reniflard était malade, se sentait défaillir, plus efflanqué que jamais, tandis que Mâchefer avait été rattrapé par son maître et restait tristement à la chaîne, après avoir été roué de coups. Reniflard et moi étions fort indécis, rêvant de prendre la poudre d’escampette à nouveau, mais au désespoir à l’idée de quitter Mâchefer enchaîné. C’est alors que le sage Mâchefer nous dit :

– Mes amis, je vous vois bien affligés, si vous suiviez l’exemple du chien de la caverne, vous ne vous feriez pas tant de souci.

Nous étions bien étonnés de l’entendre ainsi parler, il parlait si rarement.

– De quoi veux-tu parler, Mâchefer Qu’est-ce que c’est que cette histoire de caverne ?

– C’est l’histoire du chien qui est dans la sourate 18 avec les Sept Dormants.

– Mâchefer, tu as lu le Coran ? Ne me dis pas que tu as voyagé jusqu’en terre d’Islam, au diable vauvert !

– Roquet, je suis malade et mes jours sont comptés, n’importe quelle histoire qui puisse me distraire de la gale qui me tourmente sera pour moi un baume. Parle, Mâchefer, nous t’écoutons, répondit Reniflard en se grattant de toutes ses forces.

 

Mâchefer et les Sept Dormants

Je renchéris, me calmant entre les pattes du grand Mâchefer. Notre bon ami commença son récit comme suit :

« C’était il y a très longtemps en Mésopotamie. Tous les ans les pèlerins affluaient à Kerbala, encore aujourd’hui. Ils arrivent en groupes de partout, de l’Iran, de l’Arabie, de la Syrie, de Palestine et même de Chine, de l’Espagne et de France, et du Maroc aussi. Et puis un jour arriva un groupe insolite. Ils ne portaient pas le costume traditionnel, ni turban ni robe longue, ils venaient visiblement d’un autre monde. Mais ils n’étaient pas arrivés par hasard.

Le plus vieux, très maigre, sec et racorni, était couleur de terre, avait le visage aussi creusé qu’une momie, le jarret durci, les pieds extrêmement tordus, et il se retenait à son bâton de vieillesse pour ne pas tomber. Le deuxième était un enfant bistre qui était sourd, mais qui chantait merveilleusement les louanges de Dieu et des prophètes. Le troisième était rose et breton, avec des yeux qui semblaient des miettes des stalactites innombrables qui pendent aux entrées de la mosquée magnifique de ces lieux, une mosquée entièrement recouverte de faïence bleue, dominée par des minarets en or. Ce garçon aimait battre des records, mais il n’était pas heureux. Il avait fait plus de trois mille kilomètres depuis Pornic, sans cesser de rouspéter et de critiquer tout ce qu’il voyait.

– Oui, j’ai déjà eu un maître comme ça, qui avait la bougeotte et qui n’était jamais content. Les Français sont souvent comme ça, observai-je.

– Non, nous les Bretons, on est juste plus exigeants, et on vous met tous KO, si on nous cherche.

– Il y en avait un quatrième, immense et noir, qui les suivait comme leur ombre, et qui fermait la marche, songeur, éclatant de rire parfois, mais souvent triste à pleurer. Et il y avait deux jumeaux aveugles qui avaient toujours l’air perdus, et devant, une vieille sorcière qui tenait fermement un gourdin, frappant le sol pour voir les serpents s’y enrouler, ou frappant à l’occasion ses compagnons, pour s’assurer qu’ils filaient doux. Bref, ils étaient sept. Le plus vieux s’arrêta et leur dit : « Mes amis, vous voici à l’endroit le plus saint de la planète, tous les prophètes sont venus ici pleurer ».

– Pleurer ? Mais c’est indigne d’un prophète, dit le jeune homme aux yeux de pluie. Et comment peux-tu affirmer que tous les prophètes sont vraiment venus ici ?

À ces mots, le grand génie noir s’assombrit et poussa un immense soupir de fatigue. Le vieux regarda fixement le jeune dadais et dit :

– Jeune homme, il faut pleurer pour aimer Dieu.

À ces mots, l’enfant sourd sembla retrouver l’ouïe, et s’écria :

– Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! Et paix sur la terre aux hommes qu’il aime, gloire à Dieu au plus haut des cieux, gloire, gloire, gloire à Dieu !

– Oui, jeune homme soupçonneux, je te le dis : depuis Adam jusqu’à Jésus et puis Bouddha et Mahomet (que la paix soit sur lui), tous les prophètes sont venus ici adorer Dieu.

Reniflard, tourmenté par ses plaies, se grattait de plus belle.

– Arrête, Mâchefer, de parler comme un sage de là-bas ! Tu n’es qu’un pauvre chien dans la nuit comme nous, que peux-tu savoir de la vie de l’esprit ?

Mais je le fis taire d’un coup de queue amical.

– La suite, Mâchefer, on veut savoir comment ça finit, ton histoire !

– Saint-François aussi est allé faire le pèlerinage là-bas, dans le désert, c’est là-bas qu’il a appris à parler le langage des animaux. Il parlait chien comme vous et moi.

– Ne me dis pas, Mâchefer, que tu as connu saint François !

– Non, c’est le grand noir qui me l’a dit, il savait tout et il ne parlait à personne, sauf à moi, parce que je suis tout noir comme lui.

Reniflard se regrattait comme un fou, ça lui faisait un mal de chien, il n’en pouvait plus.

– Tu la finis, ton histoire ? Il faut que j’aille me tremper dans l’eau glacée du rû le plus proche, c’est la seule chose qui me soulagera.

– Eh bien mes sept compagnons n’étaient jamais d’accord sur rien. La sorcière en avait assez des disputes constantes que provoquait le petit scribouillard, elle s’est retournée à un moment et leur a dit :

– Nom d’un chien ! Tant de lieues à voyager ensemble ne vous ont pas appris la concorde ? Vous allez encore vous disputer et vous mordre entre vous, bande de goys enragés ? Ça suffit, vous n’irez pas plus loin ! Elle a tapé du pied et du gourdin, et soudain, ils se sont retrouvés enfermés dans une caverne et dans l’obscurité. Quand les six se retrouvèrent là, piégés, comme dans un frigo, brusquement ils eurent très peur et ils dirent : « Ô notre Seigneur, donne-nous de Ta part un peu de miséricorde ; et assure-nous la droiture dans tout ce qui nous concerne ».

– Allons, bon, mais qu’est-ce que tu faisais avec cette bande de cinglés, Mâchefer ?

– La sourate 18 répond à ta question : « 18. Et tu les aurais crus éveillés, alors qu’ils dorment. Et Nous les tournons sur le côté droit et sur le côté gauche, tandis que leur chien est à l’entrée, pattes étendues. ».

– Mais qu’est-ce que ça veut dire, cré nom d’un quoi, tout ça ? Tu racontes n’importe quoi, Mâchefer ! Mon maître Renan me disait toujours…

(Moi en tout cas… les Bretons… je grommelle tout bas…)

– Tais-toi, Reniflard, et toi aussi, Roquet, je t’entends ! Ça veut dire qu’ils sont devenus doux et ont baissé la tête comme des moutons, ils se sont endormis dans la confiance en Dieu.

Avec Mâchefer, les histoires finissaient toujours en quenouille, on ne comprenait jamais où il voulait en venir vraiment.

– Et, donc, ils ont été transformés en moutons, et toi le clebs qui passait par là tu es devenu leur berger ?

– Moi aussi, dit Reniflard, j’aime bien les moutons, surtout en gigot. Mais en méchoui aussi, ça se tient (il en bavait d’envie). Cré nom de sorcière !

– Non, ils étaient paralysés et bêtes comme des moutons, mais cloués au sol, comme des statues. Et la sorcière aussi s’est retrouvée prise au piège, et s’est mise à changer. Elle avait endormi tout le monde d’un coup de bâton magique, mais elle aussi se retrouvait bloquée, comme changée en lourde pierre.

Moi, en fait, j’adorais les histoires bizarres de Mâchefer, j’en redemandais :

– Mais, Mâchefer, ils en sont ressortis de leur caverne dont tu gardais l’entrée ?

– La caverne ? Ça me revenait, parce que nous en avons tellement, ici, des trous, des terriers, des carrières et des cavées, dans le calcaire le long de la Seine. Oui, vous avez deviné, le chien en question que mentionne le Coran, c’était bien moi, le huitième avec les Sept Dormants, qui ont dormi trois cents ans, avant de comprendre qu’il faut glorifier Dieu toujours et partout.. En arabe, mon nom c’est Kitmir. Et je retourne là-bas quand je peux pour accompagner les pèlerins depuis ce temps-là. L’histoire se répète, les miracles ça revient régulièrement, et les résurrections, c’est tous les jours.

Mais Reniflard s’énervait :

– Désolé, moi je suis un chien français, je n’aime pas les histoires à dormir debout, j’aime que les histoires se tiennent. Et mon maître Ernest Renan disait très justement : « La bêtise humaine est la seule chose qui donne une idée de l’infini »… sans vouloir t’offenser, Mâchefer, toi qui parles comme un humain.

– Ne l’écoute pas, Mâchefer. Donc tu as dormi encore une fois trois cents ans aussi, avec les sept humains transformés en bêlants dormants ?

– Oui, mais, nous ne dormions que d’un œil, nous autres, et je les ai protégés des chacals. Et ce n’est pas fini ! Vous savez que les Arabes n’aiment pas du tout les chiens, ils traitent tout le monde de « chien d’infidèle », et pourtant, il y a un saint de là-bas, qui s’appelait l’imam Hussein, et qui a dit qu’il aurait voulu être le chien qui avait gardé les Sept Dormants pendant trois cents ans. Je pense qu’il faut être très saint et très chien, pour avoir envie de mener une vie de chien pendant tout ce temps-là. C’est ça l’Orient, et on n’apprend ces choses-là que dans le désert.

Reniflard s’était endormi, fatigué par cette histoire qui n’avait ni queue ni tête, d’après lui. Moi, j’étais troublé. Le sage Mâchefer et l’imam Hussein, le Jésus des chi’ites, en somme, étaient tout proches, alors, par le cœur, et ils continuent à se parler tout bas quand les simples mortels sont endormis… ?

Angu Roquet, chien du Vexin – pp. 66-71

 

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Janvier 2020

 

 

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