Oui, l’inventeur du gaz toxique était juif, mais le problème n’est pas là. Il y a partout des humains qui en sont capables. Et, oui, sa femme s’est suicidée d’horreur. Ce sont des faits historiques.

Le talent de l’auteur, c’est d’avoir imaginé dans une fiction cette course de vitesse entre la balle engagée dans le révolver qu’elle tient à la main et le petit nuage de chlore jaune poussé par les vents d’Ypres à Karlsruhe, son génie, de n’avoir pas conclu si l’asphyxie avait déjà fait son œuvre quand la balle…

 

 

Le père de tous les médecins gothiques

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Clara Immerwahr et Fritz Haber

MONSIEUR LE DOCTEUR…

– C’était ma femme au téléphone…

– Monsieur le Docteur, je vous en prie, ceci est une affaire importante…

L’homme qui entra dans la vaste pièce où se trouvaient déjà trois généraux s’appelait Fritz Haber, le docteur Fritz Haber. Il avançait en hésitant comme s’il essayait de poser ses pieds dans les pas invisibles de quelqu’un qui aurait déjà franchi avant lui la longue distance séparant la porte de la table massive devant la fenêtre. Fritz Haber était un homme chauve de petite taille. Ce qui sur ce corps voûté et souffreteux frappait d’emblée le regard, c’était une tête volumineuse dont le crâne aurait certainement intéressé mles spécialistes de lobotomie. Il portait uin lorgnon à petits verres fixé par un ressort sur son nez busqué. Dessous, les yeux étaient larges, larmoyants, mais il n’y avait rien de doux dans son regard.

Fritz Haber était un chimiste en vue et le fondateur du Kaiser-Wilhelm-Institut für physikalische Chemie und Elektrochemie. Haber avait été juif, mais ce n’est pas d’un grand intérêt pour ce récit, même si l’on aurait pu écrire toute une histoire sur sa conversion au christianisme. D’après l’état-civil, son lieu de naissance était Wroclaw, en Pologne, ou Breslau, selon l’appellation allemande. Il était venu au monde dans une riche famille de marchands juifs orthodoxes. Sa mère était morte très tôt, mais cela n’avait pas empêché l’enfant de manifester dès son plus jeune âge sa vocation de chimiste. Encore tout petit, il avait improvisé un petit laboratoire dans sa maison. Il avait fait de brillantes études à Heidelberg, était sorti le meilleur de l’université de Berlin, et il était le plus jeune professeur de l’université de Karlsruhe. Enfin, en 1911, il avait fondé à Berlin l’institut de chimie Kaiser Wilhelm.

Tout cela, le petit homme au dos voûté n’aurait pu le faire s’il n’avait p)as eu une femme extraordinairement dévouée. Fritz considérait que le plus grand accomplissement de sa vie était d’avoir épousé Clara Immerwahr, chimiste elle aussi, une de ces femmes capables de sacrifier leur carrière à celle de leur mari et de devenir adeptes exaltées de leur travail. Ils se marièrent en 1901 et passèrent de merveilleuses années ensemble. Ils eurent la joie de voir naître leur fils Hermann dès 1902. C’était un bébé docile, peu exigeant, habitué dès sa prime enfance aux odeurs fortes des laboratoires de chimie, car Clara était toujours au service de son mari. Qui se tenait derrière le docteur Haber lorsqu’il avait publié la réaction de Haber-Weiss ? Qui avait traduit son ouvrage en anglais ? Qui avait jubilé lorsque Fritz Haber et Carl Bosch avaient réussi à synthétiser l’ammoniac ? Et qui l’accompagnait à ses rendez-vous aux usines BASF où avait été fabriquée sa première machine à haute tension ? Clara Immerwahr, bien sûr. La fidèle Clara, qui avait noté quelque part qu’il n’y avait pas plus grand bonheur pour la femme d’un grand chimiste que de soutenir l’œuvre de son mari…

– Monsieur le Docteur…

L’homme qui venait d’entrer dans la salle spacieuse où se mouvaient déjà trois généraux était donc Fritz Haber. Son corps écrasé par le poids de son crâne semblait se dandiner lorsqu’il marchait d’un pas incertain sur le parquet grinçant de la pièce. Son regard planait loin au-dessus des têtes des généraux, quelque part vers les arbres que l’ont pouvait voir par la fenêtre. C’était le début du mois d’avril et, après le terrible hiver de 1915, les branches arboraient fièrement leurs bourgeons et leurs fleurs, comme si le printemps allait pouvoir panser toutes les plaies de l’hiver.

– C’était ma femme, elle est devenue complètement hystérique, elle ne sait pas ce qu’elle dit…

– Monsieur le Docteur, vous devez nous comprendre, c’est une affaire d’un intérêt militaire capital qui ne peut pas attendre le rétablissement de votre femme…

Avec le début de la Grande Guerre, Fritz s’était très vite révélé un nationaliste allemand fanatique. Il considérait qu’un chimiste était un soldat dont le devoir était de servi r sa patrie. Pouvoir tuer des centaines d’hommes en une fois était un défi pour lui et l’apanage d’un soldat instruit. Sa femme ne pensait pas comme lui et l’implorait d’abandonner ce projet, mais ses efforts s’étaient toujours avérés vains. Lorsque, durant l’été 1914, il avait montré à Clara une feuille sur laquelle il avait griffonné une brève formule, Fritz avait senti qu’il perdait sa femme qui l’avait si fidèlement soutenu pendant treize années de sa vie. En somme, ce message avait eu l’effet d’une lettre d’adieu. Un adieu qui ne s’exprimait pas par des mots mais, comme cela sied à un chimiste, par une courte phrase faite de symboles. Clara prit autant de temps pour la lire et la déchiffrer qu’il en aurait fallu pour lire un simple « auf wiedersehen ». Sur la feuille était transcrite la théorie de Fritz exprimée de façon lapidaire : C x t = K. La lettre « C » signifiait la concentration en gaz toxique, la lettre « t », l’intervalle de temps, et la lettre « K » représentait la constante, c’est-à-dire le dénominateur de la mort elle-même.

Le docteur Haber avait constaté qu’avec une moindre concentration de gaz toxique et une exposition plus longue on obtenait le même résultat qu’avec une plus grande concentration dans un intervalle plus court. Dans l’un et l’autre cas, la seule constante marquée par « K » était la mort. Clara ne pouvait y croire. Elle avait une dernière fois rassemblé toutes ses forces pour dissuader son mari. Elle avait sangloté, déclaré que la vocation de la science était d’être au service de la vie, et non de la mort. Rien n’y fit. Fritz lui avait tout simplement tourné le dos et avait pris le chemin du poste de commandement. Il lui avait fallu une année de travail avec ses collaborateurs Gustav Herz et Otto Hahn, futurs Prix Nobel, pour élaborer dans la première unité spéciale de gaz de combat le mélange gazeux le plus redoutable. Il s’était décidé pour le chlore, son vieil ami chimique, qui avait failli, en 1907, au cours d’une expérience le tuer lui-même ainsi que sa famille. Il fallait maintenant mobiliser ce « vieil ami » pour en faire un meurtrier dévastateur.

Rien ne pouvait l’arrêter dans son projet. Ni la culpabilité ni la honte ne l’avaient effleuré ; Il ne pensait plus avoir besoin de sa femme. Mais qu’en était-il de Clara ? Elle avait sombré dans une profonde mélancolie, s’était enfoncée dans un abîme de silence où même son fils Hermann ne pouvait l’atteindre. Fritz Haber avait cru bon de les envoyer à Karlsruhe, dans l’espoir de se débarrasser ainsi de leur néfaste influence.

– Monsieur le Docteur, est-ce que vous suivez ?

L’homme qui était entré dans la salle spacieuse s’approcha de la large table sous la fenêtre et se pencha sur une carte stratégique du front de l’Ouest.

– Ma femme… Clara, est gravement malade…

– Monsieur le Docteur, passons aux choses sérieuses. Nous sommes aujourd’hui le 19 avril 1915. Considérez-vous que nous sommes définitivement prêts à passer au niveau supérieur dans la guerre chimique ?

– Monsieur le Général…, répondit Fritz Haber, qui semblait s’être ressaisi sur le pla n chimique, nous sommes prêts. Nous allons utiliser le chlore connu sous le nom de « bertholite ». Le chlore se répand vite dans l’air et a un effet létal sur celui qui le respire car, au contact de l’eau sur les muqueuses des poumons, il produit de l’acide chlorhydrique…

– Très bien, très bien, inutile de nous faire un cours de chimie. Sommes-nous prêts en ce qui concerne l’approvisionnement militaire ?

– Des quantités suffisantes de gaz iont été produites dans les usines d’IG Farben. Il est stocké dans des bonbonnes et prêt à être transporté au front.

– À quel endroit l’attaque serait-elle le plus propice ?

– Les météorologues m’informent que le plus judicieux serait de procéder dans la région d’Ypres. Dans cette zone, les vents qui soufflent en permanence de l’Atlantique dévient vers le sud, vers les positions ennemies. Certes, nous sommes au printemps, le temps est très changeant. Il est donc essentiel de choisir judicieusement le jour où nous frapperons.

– Messieurs, à qui avons-nous affaire là-bas ?

– On m’a informé Monsieur le Général, qu’il y a sur cette partie du front un certain nombre de Français de l’infanterie territoriale, alors que le gros des forces est composé de troupes coloniales françaises.

– Parfait, il y aura quelques victimes françaises, mais ça ne fera pas trop de vagues si elles sont peu nombreuses. Quant à ces sauvages, de toute façon, personne ne s’en soucie. C’est à vous maintenant, docteur, de donner l’ordre d’attaque. Vous avez l’autorisation du commandement supérieur. Partez tout de suite pour la Belgique et rapportez-nous de bonnes nouvelles.

– À vos ordres.

– N’oubliez pas ce qu’a dit notre Kaiser lorsque nous sommes entrés dans cette guerre : « Nous sommes assiégés et nous devons lever le glaive. Dieu nous donnera la force d’en faire bon usage, afgin que nous puissions le porter avec dignité. »

– Je ferai tout mon possible.

[…]

 

– Le Petit Parisien (d’après les informations des agences du front de l’Est) :

On rapporte que sur le front de l’Est les Allemands ont expérimenté l’usage des gaz toxiques par voie aérienne. Ce soldat invisible nommé bertholite, invention du redoutable docteur Fritz Haber, a montré qu’il aimait voler, qu’il aimait tomber et que ses effets étaient particulièrement rapides lorsqu’il descendait vers le sol. Son efficacité est donc considérablement accrue lorsqu’il vient du ciel, bien plus que lorsqu’il est lâché depuis la terre, comme ce fut le cas à Ypres, où on l’avait compressé dans des bonbonnes. Ainsi, des milliers de soldats russes ont trouvé une mort immédiate et le chimiste La Mort a pu se féliciter d’une parfaite réussite. Jusqu’à une certaine nuit qui s’est avérée fatale pour cet homme de bonne volonté. Des soldats allemands capturés par les Russes racontent une histoire étrange. Le docteur Haber aurait fait un rêve. IL aurait vu en songe un nuage verdâtre de chlore qui sentait le poivre et l’ananas. Celui-ci s’était détaché du grand cumulus qui avait empoisonné, à Ypres, en 1915, les régiments de soldats français et coloniaux. Ce nuage, dans le rêve du docteur Haber s’était dirigé en direction d’Ypres vers Lille, de Lille, vers Mons, de Mons vers Charleroi. Sur le trajet de Charleroi jusqu’à Saint-Quentin, le nuage de chlore en provenance d’Ypres semblait s’être évaporé, mais il avait continué résolument son chemin vers Sedan, puis vers Metz. Près de Sarbruck, le cumulus meurtrier avait pénétré en Allemagne et, n’ayant nullement perdu de sa vitesse ni de sa densité sous l’effet des vents allemands du nord, avait continué son avancée vers la forêt de Felzer, droit sur Karlsruhe. Poussé par de forts courants atmosphériques le long du Rhin, il était descendu plus bas vers le sol et avait déboulé sur Bad Bergzabern et Oberhausen. Ayant traversé le lac de Knilinger, il était arrivé aux portes de Karlsruhe, et il lui avait fallu très peu de temps pour trouver la maison de Fritz Haber, juste au moment où Clara, l’épouse du médecin, était sortie dans le jardin.

Selon les dires des soldats, le chimiste La Mort aurait énuméré dans son sommeil, un à un, les noms de tous ces lieux. D’après les témoins, ce n’étaient plus des mots, mais des hurlements qui sortaient de ses lèvres sèches lorsqu’il a vu en rêve sa jolie femme sortir dans le jardin, l’air éperdu, un révolver à la main. Elle était sur le point de se tirer une balle dans la poitrine lorsque, avant qu’elle appuie sur la gâchette, le cumulus jaune s’est répandu juste au-dessus de sa tête. Alors, pour le docteur Haber, tout est soudain apparu dans une extraordinaire clarté. Ceux qui ont assisté à cette scène affirment qu’au réveil les lèvres sèches du chimiste meurtrier hurlaient désespérément : « Clara, Clara ! ». Nous n’avons pas pu conclure de quoi est morte au juste l’épouse du docteur, mais si c’est bien une mort par le gaz qui lui est échue, ne l’avait-elle pas en quelque sorte méritée pour avoir accompagné durant toute une vie les recherches d’un homme perverti qui au nom de la science, a pu inventer un assassin aussi monstrueux que la bertholite ?

À la guerre comme à la guerre ! – pp. 184-187 et 274-278

 

 

Fritz Haber en 1917, lors de son remariage avec Charlotte Nathan. À gauche, Hermann Haber qui, deux ans plus tôt, âgé de 18 ans, avait trouvé le corps de sa mère.

 

 

Sur Fritz Haber, on peut lire, entre mille autres choses :

Fritz Haber – Modernity’s Mutable Angel of Life and Death, Part II : Killing Millions

 

Who Was the Father of Chemical Weapons?

 

Sur Clara :

Clara Immerwahr : A Life in the Shadow of Fritz Haber

En anglais, tout ça…

 

Une boîte de Zyklon B, initialement créé par Fritz Haber

Fritz Haber (doigt pointé) sur le front de l‘Est, indiquant à des soldats allemands où les nombreuses boîtes de gaz de chlore doivent être positionnées, pour servir contre les troupes russes.

 

 

Les Américains ont été les derniers à entrer dans la guerre. Une des premières scènes auxquelles ait assisté en arrivant sur le front de l’Ouest, le grand peintre John Singer Sargent lui a inspiré ce tableau :

 

« Gazés », par John Singer Sargent

 

 

 

Novembre 2018

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