Un « festin deTrimalcion » sur le front russe

 

 

Le festin de Trimalcion, illustration pour Le livre d’amour, Boulanger1890

Le canal d’Augustow, le lac Biale et une centaine d’autres plus petits devaient bientôt voir ce qu’aucun lac n’avait connu jusqu’alors, malgré le conflit qui avait déjà eu lieu à cet endroit l’année précédente. Mais à présent c’était l’hiver, un terrible hiver. La 8e armée allemande, sous le commandement de Fritz von Below, en dépit du froid glacial, lança le 8 février une attaque-surprise au milieu d’une tempête de neige. L’offensive fut menée à travers les gorges de Vilkaviskis et de Lyck. Les Russes subirent des pertes considérables, surtout parmi les troupes du 20e corps d’armée, et durent battre en retraite cent vingt kilomètres en arrière. Environ cent mille soldats russes sous le commandement du général Boulgakov se retrouvèrent encerclés dans la forêt d’Augustow par la 10e armée allemande du général von Sievers.

Le thermomètre descendait à moins 38 mais les soldats russes se défendirent vaillamment. Très vite on bloqua la seule route de Sierpe à Plock et la faim vint frapper à la porte du 20e corps russe. Après avoir épuisé toutes les réserves de nourriture, les soldats se mirent à la recherche de tout ce qu’on pouvait trouver comme petit gibier dans la forêt. Enfin, ils durent se résoudre à partir à la recherche de taupinières qu’ils faisaient sauter à coups de schrapnels. Ils en sortaient des petites bêtes assoupies qu’ils écorchaient et mangeaient encore vivantes avant même qu’elles aient eu le temps de se raidir. Au dixième jour du siège, les troncs des arbres étaient pelés, les soldats en avaient mangé l’écorce. Partout, le sol était défoncé, mais il n’y avait plus rien à se mettre sous la dent. Le ciel d ‘acier n’offrait pas de salut, et même le soleil embrumé orné d’un bonnet bleu semblait railler l’armée russe. Les soldats encerclés ne se doutaient pas qu’à l’extérieur, on cherchait à dissimuler la débâcle. Ils n’avaient pas entendu le président du Conseil Goremykine qui, dans son discours entrecoupé de « hourras » à la Douma, déclarait trois jours après leur défaite : « Maintenant, alors que la fin de la guerre se dessine de façon de plus en plus nette, rien ne peut ébranler la foi profonde du peuple russe en la victoire définitive. Notre armée héroïque est plus forte que jamais, malgré ses terribles sacrifices ». Si quelqu’un avait demandé à l’héroïque 20e corps russe isolé dans les forêts polonaises de confirmer les dires du président, les soldats n’auraient été d’accord qu’avec les derniers mots de son discours, à savoir qu’il n’y avait jamais eu autant de sacrifices. Durant la deuxième semaine du siège, avec le froid croissant et la famine, des idées de cannibalisme vinrent s’immiscer dans l’esprit de bien des soldats. Peut-être auraient-ils commencé » à manger leurs morts si des chiens à moitié sauvages dont on entendait la nuit les horribles huirlements n’étaient pas arrivés des forêts profondes pour déchiqueter les cadavres gelés.

Quelques jours avant la chute finale, un soldat décida d’organiser un grand festin avec ses camarades du 12e peloton. Pour Boris Dimitrovitch Rizanov, la Grande Guerre commença lorsqu’il eut l’idée d’ajouter à son maigre équipement militaire une édition de son livre préféré, le Satiricon de Pétronius Arbiter. Ce n’était pas par hasard que Rizanov avait emporté ce livre. Dans sa vie d’avant-guerre, lorsque sur la Perspective Nevski, inquiet mais courageux, il avait pris sa décision au milieu de la foule agitée, Boris était étudiant en lettres classiques. Il citait Sophocle et connaissait par cœur les derniers mots de la défense de Socrate avant qu’il n’absorbe devant ses disciples le lait noir de la ciguë. Comme il lisait à cette époque « Le banquet de Trimalcion » du Satiricon en latin, il avait décidé de traduire ce livre. Il l’avait donc emporté dans l’espoir d’avoir un peu de temps à sa disposition entre les phases de marche et les combats à distance. Mais ce temps libre dont il rêvait, il ne l’avait jamais eu. Les longues marches et le carnage des champs de bataille ne lui laissaient aucun répit, si bien qu’il se voyait désormais dans le rôle de boucher plutôt que dans celui de philologue.

L’occasion se présentait maintenant de mettre en œuvre simultanément ces deux vocations : dans ces contrées sauvages du nord de l’Europe, il organisa un véritable « Banquet de Trimalcion », juste à la veille de la débâcle finale de l’armée russe encerclée au bord des lacs de Mazurie ; Avant d’endosser le rôle du riche Trimalcion, Rizanov, tel un vrai patricien, avait rassemblé ses hôtes – ses camarades affamé »s et leurs officiers. En guise d’introduction au banquet, il leur avait traduit un morceau du Satiricon : « Bravo ! s’écrie-t-on tout d’une voix, quel admirable festin ! Alors arrivèrent des officiers de table qui étendirent sur nos lits des tapis où étaient figurés en broderie des filets, et des piqueurs armés d’épieux, et tout l’équipage d’une chasse. Ils étaient suivis d’un plateau où gisait un sanglier de première grandeur coiffé du bonnet d’affranchi et portant accrochées à ses défenses deux petites corbeilles tissues de feuilles de palmier, l’une remplie de dattes de Syrie, l’autre de dattes de la Thébaïde. Pour dépecer cet animal, une espèce de géant barbu apparut, muni du couteau de chasseur. Il tire son arme, en donne un coup furieux dans le flanc de l’animal, et de la plaie qu’il ouvre part un essaim de grives. »

Si l’auditoire n’avait pas accordé trop d’importance à la qualité de cette traduction de Pétrone qui n’était pas nécessairement tout à fait fidèle, personne ne pouvait être indifférent à ce qui allait suivre. Au risque de se faire descendre par quelque sniper allemand, Rizanov et deux de ses camarades avaient rejoint en courant un petit bois à proximité et ils en revenaient à présent en traînant une énorme charogne. Il importait peu de savoir que le cheval avait été tué au moins deux semaines auparavant. Un grand feu avait été préparé où l’animal devait être d’abord dégelé puis embroché… Le rôtissage de cette charogne dura jusqu’à tard dans la nuit. Les soldats très excités n’en finissaient pas d’apporter des branches et des bûches pour alimenter le feu, tout en chantant. Personne ne comprenait comment le cadavre de ce cheval de trait avait pu échapper jusqu’alors avait pu échapper aux recherches acharnées des soldats affamés. On soupçonnait Rizanov de l’avoir enterré. En effet, la viande crue sentait la glaise, mais cela ne semblait poser de problème à personne. La cuisson terminée, Rizanov, dans le rôle de Trimalcion, coiffa la tête du cheval d’un bonnet d’affranchi, même si aucun de ses camarades ne savait ce que c’était, puis il choisit parmi les soldats un colosse qu’il chargea de planter un couteau dans le flanc de la bête. La viande sentait un peu, mais la faim des convives ne laissait pas place à la moindre hésitation. Il furent cependant abasourdis lorsque l’on retira des entrailles du cheval deux maigres chiens qui n’avaient que la peau sur les os, puis une chienne aux pis pendants. Mais ce n’était pas tout. Rizanov, se plaisant décidément dans le rôle de Trimalcion, ordonna que l’on éventrât à leur tour les deux chiots et la chienne. De leurs entrailles ouvertes sortit une sorte de farce faite de viande mâchée. Dans d’autres circonstances, en un autre temps, tous se seraient arrêtés net mais en cette nuit au bord des lacs de Mazurie, juste avant l’aube de la mémorable journée où serait annoncée la défaite définitive des forces russes, ils s’écrièrent « hourrah ! » et se jetèrent sur le rôti. La suite se passa dans le désordre et la surexcitation. Ni Boris ni son géant ne réussirent à distribuer équitablement les parts du noble festin de Trimalcion. Le cheval farci de chiots et de cette autre matière que contenaient leurs entrailles fut dépecé sur-le-champ. À la fin, comme après quelque bacchanale, ne restèrent près du feu éteint que les grands os des côtes et un oeil écarquillé flottant dans une flaque de sang. Alors seulement quelqu’un eut l’idée de demander au cuisinier en chef ce qu’était cette farce juteuse et succulente dont étaient remplies les entrailles des trois chiens.

Rizanov hésita. Il chercha à se défiler en essayant de détourner la conversation vers d’autres sujets et en tournant tout à la plaisanterie. Mais ses camarades, qui s’étaient trop rempli la panse après tant de journées de jeûne, avaient presque tous, en vrais Romains, régurgité la nourriture du festin, n’en démordaient pas. « Allons, Boris, dis-nous ce que c’était que cette viande si tendre dans le vcentre de la chienne. Est-ce que c’étaient des taupes ou des putois ? » Le Trimalcion russe tint bon jusqu’au lendemain midi et il aurait peut-être fini par avouer mais ses camarades et lui furent surpris par les tirs des canons allemands qui annonçaient la défaite officielle du 20e corps russe. Les balles sifflaient comme des grives. Plusieurs gros obus – des seaux à charbon – éclatèrent à l’endroit où traînaient encore les restes du grandiose repas de cheval farci. L’après-midi, tout était fini. Cent mille soldats russes se rendirent aux Allemands, et Boris n’eut jamais l’occasion de dévoiler son secret.

– Une fois encore, dans la grange près de Koenigsberg où les Allemands avaient entassé les prisonniers russes, l’idée vint à Boris de dire à ses compagnons qu’ils s’étaient régalés de la chair de leurs camarades, mais à présent ils avaient tous d’autres soucis, et puis, les soldats avaient tant de plaisir à se remémorer le « banquet de Trimalcion » que le philologue-boucher n’eut pas le cœur de gâcher leurs souvenirs, ces souvenirs qui sont la seule vie des prisonniers.

À la guerre comme à la guerre !, pp 150-154

 

Soldats russes enseignant une danse cosaque à des soldats allemands

Novembre 2018