La barbarie commence seulement

 

En mai 1948, à l’âge de vingt-six ans, j’ai publié un ouvrage au titre pessimiste à l’époque : La Barbarie commence seulement. Le 10 mai 1940, tout le monde avait le sentiment que la guerre déclenchée contre la France inaugurait un long reflux de la civilisation mondiale. Mais la notion de barbarie demeurait imprécise et impossible à cerner : c’était bien davantage le concept de dictature, donc de tyrannie, qui avait fait l’objet des analyses d’Hannah Arendt. Et il est bientôt apparu que la notion de barbarie, au titre de rechute dans la sauvagerie sanglante, donc de retour aux tortures publiques, aux crucifixions, au démembrement sanglant des corps et à l’exposition des chairs jusqu’à décomposition pratiquée en Arabie saoudite, n’avait pas encore trouvé sa place dans la réflexion politique et dans la science de la guerre du monde moderne.

Ma hâte de jeune philosophe d’approfondir le concept de barbarie se heurtait encore à des apories insurmontables. J’avais relu ligne par ligne le Bellum Gallicum de Jules César. Avec quelles armes d’une réflexion de fond sur l’histoire et la politique devais-je traiter la décision du futur empereur romain de couper le poing droit des défenseurs d’Uxellodonum afin de mettre un terme à la résistance de la dernière tribu gauloise insurgée par un acte de cruauté inhabituel du général romain. Il s’agissait de créer un sentiment de terreur et d’horreur dans le but de décourager toute velléité d’insurrection chez les nations gauloises vaincues.

Une réflexion tragique sur l’histoire demeurait radicalement absente de la science historique de type universitaire. Trois quarts de siècle plus tard, la science historique est toujours aussi démunie faute d’une anthropologie des hommes et des nations fondée sur la connaissance de la barbarie propre à la sauvagerie du genre humain. Mais il était admis que le concept de barbarie s’était depuis longtemps évadé du seul territoire de la guerre et des conflits armés en général, pour faire tache d’huile sur la globalité des comportements de l’animal rationale qu’on appelle l’homme.

Il est extraordinaire pour l’auteur de La Barbarie commence seulement, de se voir demander soixante-dix ans plus tard quel est à ses yeux le plus grand changement qui s’est produit depuis 1948 dans la compréhension et la perception de cette question. À mon avis, ce qui me semble le plus surprenant, c’est que les démocraties auto-proclamées défenderesses des droits de l’homme sont aujourd’hui placées au cœur de toute tentative d’une réponse sérieuse. Est-il de nos jours une démocratie qui puisse se passer de se mettre elle-même sur la sellette ? Est-il concevable qu’un gouvernement anglais, officiellement démocratique, fabrique et utilise des poisons afin d’en imputer la responsabilité à un autre État ? Est-il concevable que des gouvernements occidentaux, dits démocratiques, créent et subventionnent des armées de « fous de Dieu », les utilisent comme forces supplétives et les expédient ravager des États souverains, de l’Afghanistan à la Syrie, en passant par l’Irak et la Libye ?

« C’est la vie », s’est récemment exclamé, rigolard, Laurent Fabius, le ministre français qui jugeait que les barbares « faisaient du bon boulot ». Si « c’est la vie », c’est donc que telle est la nouvelle normalité politique des démocraties occidentales. La banalisation de la barbarie est en bonne voie.

Dans quelle case une science historique ouverte à la connaissance scientifique du genre humain dans sa globalité, faut-il placer l’exploit macabre de la cour royale d’Arabie saoudite de couper les doigts d’un journaliste, puis de le dépecer tout vif ? Dans quelle case d’une connaissance vraiment anthropologique et propre à la science historique situer un massacre religieux fondé sur le culte d’Allah, de Jahvé ou du dieu des chrétiens ? Pour cela, il faudrait commencer par rendre réellement scientifique, c’est-à-dire rationnelle, la connaissance des mécanismes psychologiques qui ont conduit aux guerres de religion et aux massacres commandés par une foi proclamée « véritable ».

Mais la science historique moderne ignore tout de l’animal religieux en tant que tel et fier de l’être. En réalité, Adam demeure aussi ignorant que du temps de Jules César. L’homme cet inconnu, le titre de l’ouvrage d’Alexis Carrel, demeure aussi précautionneusement emprisonné dans la timide analyse du médecin dont le champ demeure sagement circonscrit au siège des cabinets médicaux. Mais si le monde occidental devait explorer la notion même de science médicale dans toute son extension et dans son entière spécificité, afin de mettre sur la sellette la notion de barbarie, jusqu’à quel point faudrait-il enrichir les connaissances des Esculape de cabinet ?

La nouveauté se trouve donc dans le fait que l’Arabie des Saoud dispose de forces spéciales et proprement factieuses et qu’il s’agit de factions calquées sur le modèle militaire ensauvagé, officiellement en vigueur depuis les procès de Nuremberg, à la suite desquels les généraux vaincus avaient été jugés et exécutés. C’est ainsi que dans les guerres du Moyen-Orient, les vaincus sont torturés, crucifiés ou pendus. Comment s’étonner de la chute de la police officielle saoudienne dans la barbarie la plus sanglante ?

Autre temps : dans ses Mémoires, le duc de Saint-Simon rapporte que l’armée victorieuse rendait souvent hommage au général vaincu, s’il s’était courageusement défendu.

Je remarque que, de nos jours, la barbarie est partout, à la fois parareligieuse et paramilitaire et qu’elle ne dispose pas encore d’une réflexion théologique proprement dite, qui serait directement inspirée par le Coran, les Evangiles ou la Thora. Or, depuis la nuit des temps, c’est dans les guerres à dominante religieuse que les massacres sont les plus sauvages.

26 octobre 2018

 

 

 

Octobre 2018