La ville en temps de peste

 

Pepe Escobar – The Unz Review – 17.4.2020

Traduction : Les Grosses Orchades

 

 

Allégorie du Mauvais Gouvernement, Ambrogio Lorenzetti (1338), fresque de l’hôtel de ville de Sienne, Italie

 

 

 « La ville pestiférée, toute traversée de hiérarchie, de surveillance, de regard, d’écriture, la ville immobilisée dans le fonctionnement d’un pouvoir extensif qui porte de façon distincte sur tous les corps individuels, c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée ».

 Michel Foucault, Surveiller et Punir

 

 

Entrevoyant le déclin et la chute de l’empire américain, un débat académique sérieux fait rage autour de l’hypothèse de travail de l’historien Kyle Harper, selon laquelle les virus et les pandémies – en particulier la peste de Justinien au VIème siècle – ont conduit à la fin de l’Empire Romain.

Eh bien, l’histoire nous apprend qu’en fait, les épidémies sont plutôt des moments de révélation que des transformateurs sociaux.

Patrick Boucheron, éminent historien et professeur au prestigieux Collège de France, nous offre une perspective très intéressante. Soit dit en passant, avant le début du Covid-19, il était sur le point d’entamer un séminaire sur la Peste Noire au Moyen Âge.

Le point de vue de Boucheron sur le Décaméron de Boccace, écrit en 1350 et sur les jeunes aristocrates florentins qui s’enfuirent alors dans la campagne toscane pour se raconter les uns aux autres des histoires, voit surtout dans le caractère de la peste un « horrible début », qui déchire les liens sociaux, provoque une panique funéraire et fait que tout le monde se vautre dans l’anomie [diminution des moyens traditionnels de contrôle, NdT].

Il établit ensuite un parallèle historique avec les écrits de Thucydide sur la peste d’Athènes au cours de l’été 430 avant J.-C. Si on pousse le raisonnement jusqu’à ses limites, on peut même aller jusqu’à penser que la littérature occidentale commence en par une peste – celle qui est décrite dans le livre 1 de l’Iliade d’Homère.

La description de la Grande Peste par Thucydide – qui fut en fait une fièvre typhoïde – est un autre tour de force littéraire. Dans le contexte actuel, elle est plus pertinente que la controverse sur le « piège de Thucydide » – car on ne peut pas comparer la situation de l’Athènes antique avec la guerre hybride États-Unis-Chine d’aujourd’hui.

Soit dit en passant, Socrate et Thucydide ont survécu à la peste. Ils étaient solides et ils avaient acquis une immunité par leur exposition antérieure à la typhoïde. Périclès, le dirigeant d’Athènes, n’a pas eu cette chance : il est mort à 66 ans, de la peste.

 

La ville livrée à la peur

Boucheron a écrit un livre immensément intéressant, « Conjurer la Peur », qui raconte l’histoire de Sienne quelques années avant la Peste Noire, en 1338.  C’est la Sienne qu’a représentée Ambrogio Lorenzetti sur les murs du Palazzo Pubblico – une des fresques allégoriques les plus spectaculaires de l’histoire.

Dans son livre, Boucheron traite de la peur politique avant qu’elle ne soit engloutie par la peur biologique. Rien ne pourrait être plus contemporain.

Dans l’allégorie du Mauvais Gouvernement de Lorenzetti, la cour de mauvaise justice est gouvernée par un diable tenant un calice empoisonné (qui serait aujourd’hui le « poison couronné » – ou coronavirus). Le diable louche et un de ses pieds repose sur les cornes d’un bouc. Flottant par-dessus sa tête , on voit l’Avarice, l’Orgueil et la Vanité (comparez-les aux « leaders » politiques d’aujourd’hui). La Guerre, la Trahison et la Fureur sont assises à sa gauche (le Deep State US ?) et la Discorde, la Fraude et la Cruauté à sa droite (le capitaliste de casino ?). La justice est ligotée, et les plateaux de sa balance sont par terre. N’est-ce pas là une belle allégorie de la « communauté internationale » ?

Boucheron accorde une attention particulière à la ville telle que l’a représentée Lorenzetti. C’est la ville en guerre – par opposition à la ville harmonieuse de l’Allégorie du Bon Gouvernement. Le point essentiel est qu’il s’agit d’une ville dépeuplée – un peu comme nos villes maintenant en quarantaine. Il n’y circule que des  hommes en armes et, comme le dit Boucheron : « On suppose que derrière les murs, les gens meurent ». L’image n’a donc pas changé aujourd’hui : des rues désertes ; un grand nombre de personnes âgées qui meurent chez eux en silence.

 

 

 

 

Boucheron fait ensuite un lien frappant avec le frontispice du Léviathan de Hobbes, publié en 1651 : « Ici encore, il y a une ville dépeuplée par une épidémie. Nous le savons parce qu’au bord de l’image, on reconnaît deux silhouettes avec des becs d’oiseaux, qui représentent les médecins de la peste », tandis que les habitants de la ville ont été aspirés vers le haut, gonflant le Léviathan – figure monstrueuse de l’État  – sûr de lui et de la peur qu’il inspire.

La conclusion de Boucheron est que l’État est toujours capable d’obtenir une résignation et une obéissance absolument sans précédent de la population. « Ce qui est compliqué, c’est que même si tout ce que nous disons de la société de surveillance est effrayant et vrai, l’État obtiendra cette obéissance au nom de sa fonction la plus incontestée, qui est de protéger la population contre la mort rampante. C’est ce que beaucoup d’études sérieuses appellent « biolégitimité ».

Et j’ajouterais, aujourd’hui, une biolégitimité encore accrue par une servitude volontaire généralisée.

 

L’Ère de l’haptophobie

Michel Foucault a sans doute été le premier cartographe moderne de la société de surveillance dérivée du Panopticon.

 

 

Le Panopticon de Foucault

 

 

 

Celui de Shoshana Zuboff

 

 

Mais ensuite, il y a Gilles Deleuze. En 1978, Foucault a émis la phrase célèbre : « peut-être qu’un jour, ce siècle s’appellera le siècle Deleuzien ».

En fait, Deleuze est bien davantage XXIe que XXe siècle. Il est allé plus loin que n’importe qui dans l’étude des sociétés de contrôle – celles où le contrôle ne vient pas du sommet ou du centre mais inonde par la micro-vigilance, suscitant même même le désir, chez chacun d’être surveillé et discipliné: servitude volontaire encore une fois.

Judith Butler, parlant de l’extraordinaire « Nécropolitique » du théoricien critique sud-africain Achille Mbembe, a remarqué qu’il « continue à partir d’où Foucault s’est arrêté, dépistant la vie post-mortem meurtrière du pouvoir souverain, qui soumet des populations entières à ce que Fanon a appelé « la zone de non-être ».

Par conséquent, une grande partie du débat intellectuel qui nous attend, se nourrissant de Fanon, Foucault, Deleuze, Mbembe et d’autres, devra donc nécessairement se concentrer sur la biopolitique et l’état d’exception généralisé – qui, comme l’a démontré Giorgio Agamben en parlant du Verrouillage de la Planète, est maintenant complètement normalisé.

On ne peut même pas commencer à imaginer les conséquences de la rupture anthropologique provoquée par le Covid-19. Les sociologues, pour leur part, parlent déjà de la « distanciation sociale » comme d’une abstraction, définie et vécue en termes très inégaux. Ils discutent des raisons pour lesquelles les pouvoirs en place ont choisi un vocabulaire martial (« verrouillage ») plutôt que des formes de mobilisation guidées par un projet collectif.

Et cela nous mènera à des études plus approfondies sur l’Ère de l’haptophobie : notre état actuel de peur généralisée du contact physique. Les historiens tenteront de l’analyser par rapport à l’évolution des phobies sociales à travers les siècles.

Il ne fait aucun doute que la cartographie exhaustive de Foucault doive être comprise comme une analyse historique des différentes techniques utilisées par les pouvoirs en place pour contrôler la vie et la mort des populations. Entre les années cruciales 1975 et 1976, lorsqu’il a publié Surveiller et Punir  et le premier volume de l’Histoire de la Sexualité, Foucault, en s’appuyant sur la notion de « biopolitique », a décrit la transition d’une « société souveraine » à une « société disciplinaire ».

Sa principale conclusion est que les techniques du gouvernement biopolitique se sont étendues à bien plus que les sphères légales et punitives, et ont fin i par envahir tous les domaines, jusqu’à l’intérieur de nos propres corps.

Le Covid-19 offre un énorme paradoxe biopolitique. En prétendant agir pour nous protéger d’une maladie dangereuse, les pouvoirs en place imposent leur propre définition de la communauté, fondée sur l’immunité. En même temps, ils s’arrogent le pouvoir de décider de sacrifier une partie de la communauté (les personnes âgées qu’on laisse mourir; les victimes de la crise économique) au profit de leur propre idée de la souveraineté.

L’état d’exception auquel sont soumises aujourd’hui de nombreuses régions du monde représente  la normalisation de ce paradoxe insupportable.

 

L’assignation à résidence

Comment, par conséquent, Foucault verrait-il le Covid-19 ? Il dirait que cette épidémie radicalise les techniques biopolitiques appliquées à un territoire national, et les inscrit dans une anatomie politique appliquée à chaque corps individuel. C’est ainsi qu’une épidémie impose à l’ensemble de la population des mesures politiques « d’immunisation » qui, auparavant, ne s’appliquaient – de façon violente – qu’à ceux qui étaient considérés comme des « étrangers », en-dedans et en-dehors du territoire national souverain.

Peu importe que le Sars-Covid-2 soit organique, arme biologique ou fasse partie d’un plan de domination mondiale, en style théorie du complot de la CIA. Ce qui est en train de se passer dans la vie réelle, c’est que le virus reproduit, matérialise, étend et intensifie – pour des centaines de millions de personnes – des formes de gestion biopolitique et nécropolitique dominantes, qui étaient déjà en place. Le virus est notre miroir. Nous sommes ce que l’épidémie dit que nous sommes, et comment nous décidons d’y faire face.

Aux prises avec une turbulence aussi extrême, comme l’a fait remarquer le philosophe Paul Preciado, nous avons fini par atteindre une nouvelle frontière nécropolitique – particulièrement en Occident.

Le nouveau terrain de la politique des frontières que l’Occident teste depuis des années sur « l’Autre » – les noirs, les musulmans, les pauvres – commence maintenant chez lui. C’est comme si Lesbos, principale île d’accès pour les réfugiés de Méditerranée orientale en provenance de Turquie, se trouvait désormais à l’entrée de chaque appartement occidental.

Avec la mise en place d’une distanciation sociale omniprésente, la nouvelle frontière ; c’est la peau de chacun. Les migrants et les réfugiés étaient auparavant considérés comme des virus, et ne méritaient que le confinement et l’immobilisation. Mais voilà qu’aujourd’hui, ces politiques sont appliquées  à des populations entières. Les centres de détention – salles d’attente perpétuelles qui abolissent les droits de l’homme et la citoyenneté – sont désormais des centres de détention à l’intérieur de chaque maison.

Pas étonnant que l’Occident libéral se retrouve plongé dans un état de choc et d’effroi.

 

Source : https://www.unz.com/pescobar/the-city-in-a-time-of-plague/

Source d’origine : https://asiatimes.com/2020/04/the-city-in-a-time-of-plague/

 

Traduction : c.l. pour Les Grosses Orchades

 

URL de cet article : http://blog.lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.fr/index.php/la-ville-en-temps-de-peste/

 

 

 

 

 

 

Avril 2020

 

 

 

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