Et si on parlait un peu cinéma pour changer ?

 

À l’occasion de deux articles de Rosa Llorens

 

Théroigne – LGO – 24.2.2020

 

 

 

 

On commence par vous les présenter. Ce n’est pas tous les jours que Rosa Llorens livre deux articles dans la même semaine. Et ses critiques, comme toujours, sont profondément politiques, dans le meilleur sens du terme.

Mais elles donnent aussi à réfléchir sur des réalisateurs qu’on aime et sur d’autres qu’on aime moins.

Ceci n’est rien d’autre qu’un aparté oiseux de votre servante, que vous pouvez sauter sans dommage.

Je laisserai sagement de côté Alejandro Amenabar, parce que c’est la première fois que je vois son nom, même si la guerre d’Espagne n’a jamais cessé de me préoccuper depuis la plus petite enfance.

Je me permettrai en revanche un crochet par Paolo Sorrentino, qui est un de mes cinéastes préférés, comme le cinéma italien est mon préféré entre tous. Elle n’en dit pas ici que du bien et ce ne sont pas les bandes-annonce de la série des papes qui me la feront soupçonner de partialité sectaire ou d’œillères bien-pensantes. D’autant que je partage son jugement lapidaire, quand elle dit « peut-être n’est-il passé aux séries que parce qu’il est arrivé au bout de son inspiration, comme le montrait déjà l’indigent Silvio et les autres, sujet politique dénué de tout enjeu politique ». Car c’est vrai que Silvio et les autres (Loro) est indigent.

Jean-Paul Brighelli, grand admirateur du cinéaste, dit qu’il « ne fait pas du cinéma politique ». Fort bien. Mais quand on choisit Il cavaliere comme sujet d’un film extra-long en deux parties, encore faudrait-il montrer quel cinéma « non politique » on fait à la place. Et là, c’est hélas vrai qu’on ne voit pas.

Si on prend pour exemple ou pour point de repère, Le Casanova de Fellini, on se trouve devant un film à la fois politique et non-politique, en ce qu’il montre, imbriqués l’un dans l’autre, l’essence et le parcours d’un homme, et la goyesque Europe d’Ancien Régime dans laquelle il se meut, qu’il admire bien qu’elle ne lui arrive pas à la cheville, et qui ne voudra jamais de lui. La comparaison est terrible pour Sorrentino.

Pourtant il a fait de beaux et grands films, dont la dimension politique n’est pas absente, même si c’est par raccroc (La grande bellezza, L’homme en plus, Les conséquences de l’amour, Youth). En ne considérant que ces quatre films, on pourrait suggérer que Sorrentino passe sa vie à corriger l’œuvre du Créateur ou à la refaire au gré de ses fantasmes.

Dans La grande bellezza, on peut même se dire que les scènes de triste orgie, où les Romains d’aujourd’hui sautillent, forniquent et se droguent à l’envi, sont un portrait de l’Ancien Régime bourgeois du début du XXIe qui en vaut bien d’autres, même si le portrait paraît plus compulsif que critique et est à nouveau repris, de façon un peu lassante, dans Il Divo et dans Loro. On peut imaginer que l’écrivain mondain revenu de tout qui fête ses soixante ans a pu être inspiré par Malaparte, mais ce n’est pas lui – qui n’a jamais atteint cet âge et qui n’est jamais revenu de rien. Quand apparaît, vers le milieu du film, l’égérie du communisme embourgeoisée jusqu’aux sourcils, on peut imaginer qu’Antonietta Macciocchi a servi de modèle, mais ce n’est pas elle non plus, c’est une créature de Sorrentino qui lui ressemble. Lorsque, enfin, débarque la « petite sainte » centenaire, qui a passé la plus grande partie de sa vie au milieu des pauvres du Tchad, il est impossible de ne pas penser, brièvement, à Mère Teresa, d’autant que leurs vêtements sont identiques, mais rien à voir une fois encore, car, ici, c’est une vraie sainte. Or il n’y a rien de plus difficile à évoquer que la vraie sainteté dans une œuvre d’art qui bouge. Ainsi, quand la centenaire, émergeant de son coma, avise les flamants migrateurs affalés sur les cheminées de Rome comme des montres molles de Dali et murmure « Je connais chacun par son nom, depuis le temps qu’ils viennent tous les ans au Tchad », quelque chose se passe, qui arrive rarement au cinéma. Mais, à l’opposé (aux antipodes ?) quand on sort d’avoir vu Il Divo ou Loro, on n’a pas la moindre idée de ce qu’Andreotti et Berlusconi sont venus faire sur la terre, que ce soit à titre privé ou public. Alors, les papes censés évoquer des vrais ?

Allons-y puisque nous y sommes : le vrai beau grand film – artistique et politique – sur Berlusconi existe, c’est Le caïman de Nanni Moretti. On y voit peu le Cavaliere, car on ne l’y voit qu’en chair et en os, dans des bribes d’actualités télévisées. Mais c’est bien un film sur lui, sur son rôle et sur ce qu’il a fait à l’Italie.

Et puisqu’il était question de papes, je me permets de rappeler que le même Moretti a offert, à Michel Piccoli, un de ses plus beaux rôles dans Habemus Papam. Film politique ? Euh… Peut-être ni politique ni même religieux : Moretti a une dent contre la gent morticole, qu’elle soit Purgons ou Diafoirus des corps ou médicastres de l’être (prêtres de toutes obédiences, papes et psys inclus).

Frappé à quarante ans par un lymphome de Hodgkin non détecté, il règle dans Journal intime leur compte aux premiers. Dans Habemus Papam, il s’en prend aux mires de l’âme en faisant traiter un pape par un psy (rôle que, d’ailleurs, il s’attribue), Molière du temps des scans, des IRM et des caméras digitales.

 

 

Jean Echenoz sur Caro Diario (« Journal intime »)

 

 

 

Habemus Papam – Extrait

 

 

 

Habemus Papam – La démission du pape

 

 

Entre les deux, un pape fugueur à la vocation d’acteur contrariée, a vu avec délices répéter La mouette de Tchékov dans les couloirs d’un hôtel.

 

 

 

 

« Regard de femme »… Ouch !

Si j’ai, moi aussi, trouvé « chiants » en leur temps les films qui donnent de l’urticaire à Jean-Paul Brighelli – oui, au premier rang desquels ceux de Duras et d’Ackerman – et si j’en veux à Liliana Cavani d’avoir massacré un chef d’œuvre de la littérature, je ne mets pas, comme le premier misogyne venu toutes les gonzesses dans le même panier. Et, sans repasser par Dziga Vertov, je trouve cette occasion aussi bonne qu’une autre pour rappeler en passant qu’on doit à Lina Wertmüller, cinéaste italienne d’origine suisse, quelques-uns des films les plus passionnants et originaux des années 70-80 . Entre bien d’autres :

 

Mimi metallo blessé dans son honneur (1972)

Film d’amour et d’anarchie (1973)

Tout le monde à son poste et rien ne va (1974)

Emportés par un destin insolite dans la mer bleue de l’été (1974)

Pasqualino Settebellezze (1975)

La fin du monde dans notre lit par une nuit pleine de pluie (1978)

 

qui n’ont pas une ride.

On peut se demander pourquoi les cinéphiles, critiques en tête (mais ne seraient-ce pas plutôt les producteurs ?) ne s’intéressent jamais qu’aux choses emmerdatoires.

D’autre part, on sait peu – car ce n’est pas à la mode – que Lina Wertmüller (91 ans cette année) a terminé sa carrière à la tête de je ne sais plus quelle académie de cinéma italienne, où les jeunes apprentis-réalisateurs avaient pour obligation de maîtriser au moins deux des dialectes de l’Italie, qui en compte un assez grand nombre. On ne peut pas être plus à rebours des conformismes du jour.

 

 

Arcangela Felice Assunta Wertmüller von Elgg Spanol von Braueich dite Lina Wertmüller et ses célèbres lunettes blanches, en décembre dernier avec Sofia Loren

 

 

 

Mimi Metallo blessé dans son honneur – Extrait

 

 

 

Film d’amour et d’anarchie

 

 

 

 

 

Que dire, à l’opposé, du massacre de La peau par Liliana Cavani ? Qu’elle n’en a pas fait de la bouillie pour les chats parce qu’elle était une femme, mais parce qu’elle était prosaïque et sans talent, de même sans doute que ses producteurs (qui, en plus, s’y sont mis à trois !).

Avoir sous la main Marcello Mastroianni, Burt Lancaster et Claudia Cardinale et les transformer en bouts de bois était une gageure presque impossible à tenir !

Certes, faire un film d’un grand roman est une entreprise périlleuse, mais on a vu des réussites, quand ce ne serait que Le Guépard, et même de Guerre et Paix, traité si différemment par plusieurs réalisateurs, il est toujours resté quelque chose. Mais La peau, qui est une espèce de Guerre et Paix à l’occidentale, a eu droit à tous les outrages, à tous les ratages, à toutes les offenses. Rien que faire jouer le rôle du narrateur par Mastroianni, dont le talent n’est pas en cause ! Pour commencer, il est l’anti-Malaparte, car l’Archi-Italien, c’est lui, pas l’autre, qui aurait pu être interprété par n’importe quel calviniste ou luthérien, tiens, Donald Sutherland par exemple, ou Hans Albers, qui, ah oui, zut, était mort.

Mais prendre La peau pour un roman autobiographique était la bourde cardinale. Ce n’est pas parce que l’auteur dit « je » tout le temps et prend quelquefois sa propre maison pour décor qu’il s’agit d’autobiographie. Comme l’a si bien rappelé Céline (Entretien avec le Professeur Y) un écrivain lyrique ne peut que dire « je », même, surtout, quand il fait du roman. Mastroianni a l’air d’une caricature de Malaparte, il n’en est que l’antithèse. C’est ce qu’on appelle une erreur de distribution (maintenant, ils disent de casting.).

Et il y a pire que Mastroianni et Lancaster empêchés de donner corps à quelqu’un ou à quelque chose : il y a Cardinale. Un des passages les plus extraordinaires de ce roman est l’épisode du dîner chez un vieux duc napolitain, entre le dernier bombardement (allié) et le réveil du Vésuve. C’est un dîner chic, luxueux, aristocratique, aux cristaux et aux chandelles, qui est interrompu par le fracas des bombes et l’arrivée de pauvres gens du peuple, apportant au seigneur, dans l’espoir insensé, inconscient, qu’il pourra y faire quelque chose, le cadavre d’une très jeune fille, victime malchanceuse de la dernière bombe. Le vieux duc fait ce qu’il sait faire : le duc. Il se penche sur le cadavre et dit que le Seigneur l’a rappelée à Lui. Les pleurs, les lamentations et les cris rituels venus du fond des âges peuvent enfin se donner libre cours. C’est alors que se déroule, dans le livre, une scène extraordinaire : une des jeunes femmes présentes, belle, sophistiquée, élégante, parfumée, commence à se déshabiller et passe un à un tous ses vêtements aux femmes qui font la toilette de la petite morte, jusqu’à n’avoir plus sur elle qu’une vague combinaison, tandis qu’on en revêt lentement le cadavre, jusqu’aux bas, au porte-jarretelles et aux chaussures. C’est un strip-tease, mais un strip-tease rituel, sacré, venu de bien plus loin encore que les lamentations des pleureuses, et personne ne songerait à rire ni à se rincer l’oeil. Claudia Cardinale n’a jamais été plus belle que là, ni en plus grande possession de son talent d’actrice. On rêve à ce qu’auraient pu tirer d’elle Eisenstein, Von Stroheim, Pasolini ou n’importe quel Japonais !  Cavani ne rate même pas cette scène « à faire » qui était toute faite, elle l’escamote de la manière la plus épaisse qui soit. Ai-je dit prosaïque ? Le mot est faible.

Et puisque les pétasses qui portent sur les nerfs à Brighelli ne voient, dans le regard des hommes sur les femmes, que leurs pauvres fantasmes d’inabouties rédhibitoires, je ne crois pas outrecuidant d’évoquer, pour mon plaisir personnel, une autre scène de toilette mortuaire, dans un autre livre, pas encore insulté, celui-là, par l’industrie du cinoche.

C’est dans le Porius de John Cowper Powys, dont l’action se déroule dans les cinq derniers jours d’octobre 499, au pays de Galles. Le prince Einion ne le sait pas, mais il va mourir. Son fils Porius vient d’épouser, ce jour-là, Morfydd, sa cousine germaine. Une pauvre jeune fille bâtarde, qui sert aux cuisines, du nom deTeleri, vient, ce même jour, de se suicider. Elle était mélancolique et a subi l’influence de Medrawd, sombre neveu du roi Arthur. Un jeune prêtre chrétien qui vient d’arriver, envoyé par son évêque, décrète qu’elle est maudite, qu’elle a offensé Dieu, qu’il ne saurait être question de l’inhumer en terre consacrée, qu’au contraire son corps doit être démembré et jeté à la rivière. La jeune Morfydd – elles ont le même âge – qui sera demain princesse régnante, ne peut admettre cette loi du plus fanatique, mais elle n’a recours ni à son époux, ni à son père ni à son beau-père, qui ont le pouvoir d’y faire obstacle. La mort et les rites dus aux morts sont affaire de femmes. Elle attend la nuit, va réveiller un couple de vieux serviteurs, transporte avec leur aide le cadavre dans une charrette et attelle un âne à la charrette non sans lui avoir enveloppé les sabots de chiffons. Et tous les trois se dirigent vers la montagne où un saint ermite appelé Frère John est en train d’agoniser. Devant la porte du vieil homme, elle creuse, avec ses deux aides, une fosse pour la petite morte, estimant que le seuil d’un saint ermite est terre suffisamment consacrée. Puis ils l’y déposent. La princesse s’était parée, pour cette cérémonie, de ce qu’elle avait de plus précieux : un  collier infiniment fragile de coquilles d’escargots désertées, qu’elle a enfilées depuis l’enfance au gré de ses trouvailles. Avant de recouvrir de terre le visage et le corps de la morte, elle le lui passe au cou. Le prêtre qui parle au nom de Dieu ne saura jamais où elle se trouve et ne pourra la profaner.

C’est l’exact équivalent du strip-tease de La peau. Il est réconfortant de penser, au moment où l’imbécilité obtuse et fière de l’être fait rage, que deux grands romanciers contemporains, qui n’ont sans doute jamais rien su l’un de l’autre, l’un impuissant revendiqué, l’autre prétendu libertin, aient eu le même genre d’inspiration sur ce qui a été, depuis la plus lointaine préhistoire, l’affaire des femmes.

 

 

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Février 2020 

 

 

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