Le Corridor Médian de l’Eurasie : une frénésie atlantiste pour étouffer l’intégration Europe-Asie

 

 

Les intérêts géopolitiques de l’establishment anglo-américain et de l’axe sino-russe vont s’affronter au sujet de la Route de Transport Internationale Transcaspienne.

 

 

Matthew EhretThe Cradle 2.1.2023

Traduction : c.l. pour L.G.O.

 

 

 

 

Le 12 décembre 2022, l’Agence américaine pour le développement international (USAID) a organisé une conférence sur l’avenir du Corridor Médian d’Eurasie, un projet de développement des infrastructures de transport et d’énergie qui s’étend de la mer Caspienne, riche en ressources, à l’Europe.

Lors de la réunion, les principaux responsables atlantistes ont accordé une attention particulière à la manière dont ils pourraient « encadrer » ce nœud de transport mondial stratégique, qui se développe hors de leur contrôle.

Ils ont insisté sur le fait que les nations qui ont le plus à gagner de la croissance inévitable du Corridor Médian ne devraient pas se présenter comme un « nœud central régional » est-ouest reliant l’Europe à la Chine, mais plutôt comme une zone de richesse autonome, indépendante de la Chine et soutenant une UE en déclin.

La valeur du Corridor Médian a considérablement augmenté l’année dernière en raison de deux facteurs principaux. Premièrement, l’intervention militaire russe en Ukraine, et deuxièmement, l’urgence de « décarboniser » les nations encore prisonnières de la sphère d’influence atlantiste.

 

 

 

Carte du Corridor Médian (Photo : The Cradle)

 

 

Le Corridor Médian doit son nom à l’initiative chinoise « Belt and Road » (BRI), qui a été lancée en 2013. Elle consiste en trois corridors de développement destinés à promouvoir le commerce inter-civilisationnel sur une base est-ouest. Ces corridors sont le Corridor Nord, le Corridor Sud et le Corridor Médian.

 

 

 

Carte des Corridors BRI (Photo : The Cradle)

 

 

Les trois artères de la nouvelle route de la soie

Le Corridor Nord : Actuellement le plus développé et le plus utilisé des trois corridors, il est constitué de voies ferrées et de pipelines qui relient la Chine au Kazakhstan, à la Russie et à l’Europe. Certains géopoliticiens atlantistes aimeraient que ce corridor soit fermé, afin d’isoler davantage le « nouvel ennemi » russe des voies de transport et de commerce.

Le Corridor Sud : Moins développé mais néanmoins important, ce corridor implique la construction de connexions ferroviaires continues depuis la Chine vers le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran, l’Irak, la Syrie, le Liban et potentiellement la Turquie, avant d’atteindre l’Europe via les ports du Liban et de la Syrie, et via des connexions terrestres en Turquie.

Cette route a le potentiel de promouvoir une paix et une reconstruction durables dans les nations d’Asie Occidentale, et pourrait éventuellement être étendue pour intégrer et industrialiser les États du golfe Persique, grâce à des projets ferroviaires à grande vitesse sur une grande échelle, comme la ligne à grande vitesse de 2.000 km entre le golfe Persique et la mer Rouge, et accélérer les perspectives de développement dans la Corne de l’Afrique, une région stratégique.

Le Corridor Médian : La plus compliquée mais non moins essentielle de ces artères est la route internationale de transport transcaspienne (TITR), surnommée « corridor du milieu », qui permet le transit multimodal ferroviaire et maritime de marchandises de la Chine vers l’Europe via le Kirghizstan, le Turkménistan, l’Azerbaïdjan, l’Arménie, la Géorgie et la Turquie.

Bien que cette voie implique la plus courte distance, des complications et des coûts supplémentaires découlent du processus complexe de transition des routes terrestres aux routes maritimes via les ports de la mer Caspienne.

Ces derniers mois, les nations situées le long du Corridor Médian se sont efforcées d’harmoniser leurs intérêts et de coordonner leurs efforts pour exploiter, traiter et transporter les ressources énergétiques de la mer Caspienne (qui contient les quatrièmes plus grandes réserves de gaz naturel au monde).

Le 30 mars 2022, un accord quadrilatéral a été signé entre la Turquie, l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan et la Géorgie pour faire avancer la construction du réseau ferroviaire Bakou-Tbilissi-Kars, du gazoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et du gazoduc national trans-anatolien (TANAP), qui est déjà en service. Le TANAP fait partie du Corridor gazier Sud, plus vaste, qui traverse sept pays et comprend 3.500 km de gazoducs d’une valeur de 35 milliards de dollars.

 

 

 

Gazoducs reliant la Russie et le Caucase du Sud à l’Europe, via la Turquie (Photo : The Cradle)

 

 

Certains des projets clés du Corridor gazier Sud comprennent :

1/ L’exploitation du puits de gaz et de pétrole offshore Shah Deniz 2 dans la mer Caspienne, où l’Azerbaïdjan, l’Iran, le Turkménistan et le Kazakhstan s’efforcent de finaliser un accord plus large pour résoudre des différends de longue date.

2/ L’expansion des usines de traitement du gaz naturel au terminal de Sangachal en mer Caspienne.

3/ L’expansion des réseaux de transport de gaz en Italie.

4/ Le développement de nouvelles connexions dans les réseaux de gaz du sud et de l’ouest de l’Europe.

5/ Quatre grands gazoducs, dont le gazoduc du Caucase du Sud (SCPX) impliquant l’Azerbaïdjan et la Géorgie, le TANAP impliquant la Turquie, le gazoduc trans-adriatique (TAP) impliquant la Grèce, l’Albanie et l’Italie, et l’interconnexion gazière Grèce-Bulgarie.

 

L’importance de l’INSTC

Outre ces trois corridors est-ouest, le très attendu corridor international de transport nord-sud Russie-Azerbaïdjan-Arménie-Iran-Inde (INSTC) a également connu une croissance significative ces dernières années, avec une extension supplémentaire vers l’est, qui s’étend désormais de la Russie au Kazakhstan, au Turkménistan, au Kirghizstan, à l’Iran et à l’Inde.

 

 

 

Carte de l’INSTC  (Photo : The Cradle)

 

 

Une fois que les marchandises en provenance de Russie atteindront l’Iran via les branches occidentale ou orientale de l’INSTC, elles pourront être livrées aux marchés de l’Inde, de l’Asie du Sud et de l’Afrique de l’Est via les ports de Chabahar et de Bandar Abbas sur l’océan Indien.

Contrairement à ce que prétendent certains analystes affiliés au Conseil de l’Atlantique, les corridors est-ouest de la BRI et l’INSTC nord-sud sont hautement synergiques et unis dans une grande perspective stratégique de croissance et d’intégration eurasiennes dans un ordre mondial post-jeu à somme nulle.

 

L’initiative « Green Belt » (ceinture verte)

Après l’investiture du président américain Joe Biden en janvier 2020, un nouveau concept appelé « Build Back Better » [« reconstruire en mieux »] a été introduit depuis les couloirs d’agences commerciales hautement rémunérées. Ce terme souvent répété a été défini de manière ambiguë, mais il a été adopté par les dirigeants technocratiques des États atlantistes, notamment le Canadien Justin Trudeau, le Britannique Boris Johnson et l’Européenne Ursula von der Leyen. Le concept a ensuite été rebaptisé  « Build Back Better for the World »  (B3W).

Malgré son image chaleureuse et floue, le Global Green New Deal [« New Deal Mondialiste Vert »] et le B3W n’ont pas réussi à s’imposer, en raison d’un manque de plans d’action concrets ou de détails sur la façon de financer et de démontrer la viabilité de cette grande vision.

En mars 2021, Biden et Boris Johnson ont dévoilé un nouveau programme appelé « Green Belt Initiative », qu’ils ont décrit comme une réponse à l’initiative Belt and Road de la Chine. Lorsqu’on leur a demandé des détails sur la façon de financer les 3.000 milliards de dollars d’investissements nécessaires à la « transition verte » vers un monde dépendant de panneaux solaires et de moulins à vent, aucun détail n’a été fourni.

Une fois de plus, le concept n’a pas été suffisamment défini, mais l’image présentée était celle d’une révolution verte censée ouvrir une nouvelle ère d’ « infrastructures propres sans carbone » dirigée par les ordonnanceurs utopiques de l’Ouest transatlantique.

Dans le cadre de l’image de marque de B3W, le « New Deal Vert Mondialiste » (« Passerelle Mondialiste Verte ») a souvent été célébré comme un concept chaleureux et flou, que l’ancien gouverneur de la Banque d’Angleterre Mark Carney a annoncé comme une Renaissance à 130.000 milliards de dollars dans une ère post-hydrocarbures.

En septembre 2021, Ursula von der Leyen de l’UE a annoncé une « Global Green Gateway » [« Passerelle Mondialiste Verte »] comme réponse de l’Europe à la BRI. Cependant, cette initiative a été critiquée pour avoir ignoré les centaines de milliers d’ingénieurs formés par la Chine en Afrique au cours de la dernière décennie, et pour avoir projeté sur la Chine les pratiques historiques des usuriers prédateurs de l’Europe.

Von der Leyen a déclaré : « Nous voulons créer des liens et non des dépendances… Cela n’a pas de sens pour l’Europe de construire des routes entre une mine de cuivre appartenant à la Chine et un port appartenant à la Chine ».

Malgré cela, le Global Green Gateway n’a pas réussi à proposer un mécanisme de prêt viable ou du personnel, et s’est rapidement éteint, comme les Build Back Better et Global Green New Deal avant lui.

Le 26 juin 2022, la situation mondiale avait radicalement changé : l’intervention militaire de la Russie en Ukraine avait déjà quatre mois et l’érection d’un nouveau rideau de fer visant à couper l’Europe de la Russie et de la Chine battait son plein. Malgré ces évolutions, la demande des nations d’accéder à une énergie et à des denrées alimentaires abordables et fiables n’a jamais été aussi forte.

En réponse à cette demande, la Maison Blanche a publié sa toute nouvelle version du B3W sous la forme d’un programme dirigé par le G7, désormais intitulé « Partenariat pour les infrastructures et les investissements mondiaux ».

Ce programme promettait 600 milliards de dollars sur cinq ans aux pays bénéficiaires d’Afrique, d’Asie du Sud-Ouest, d’Amérique latine, d’Asie de l’Est et d’Europe de l’Est, pour construire des infrastructures numériques, des télécommunications, des énergies vertes et des infrastructures douces, en insistant sur l’égalité des sexes.

L’objectif de ce programme était de fournir aux nations pauvres une alternative aux ambitions des prêts prédateurs [supposés, NdT] de la Chine. Toutefois, peu de nations auxquelles ce « radeau de sauvetage » a été offert ont, jusqu’à présent, fait preuve d’un grand intérêt.

 

L’Initiative des Trois Mers

En Europe de l’Est, dans le Caucase et en Asie centrale, l’Initiative des Trois Mers (3SI), dirigée par l’OTAN, a été fondée en 2014 dans le but ambitieux de contrecarrer le Corridor Médian. La 3SI comprend 12 États d’Europe de l’Est situés dans la région de la mer Noire, de la mer Adriatique et de la mer Baltique.

Alors qu’un grand nombre des dizaines de projets d’autoroutes, de chemins de fer et de projets gaziers présentés dans le 3SI pourraient objectivement être bénéfiques aux nations participantes et à l’ensemble de l’Eurasie, le fait est que les agents de l’OTAN et du Conseil de l’Atlantique qui promeuvent ce grand projet ne le font que dans le cadre d’un programme géopolitique anti-eurasien.

En juin 2022, l’Ukraine est devenue un membre partenaire du groupe 3SI et des fonds ont été mis en place pour accumuler des capitaux privés à investir dans ce projet à plusieurs milliards de dollars visant à intégrer les corridors énergétiques et de transport de la région dans le rôle de plaque tournante pour l’approvisionnement de l’Europe en énergie, tout en construisant un mur pour couper les corridors plus larges de la Nouvelle Route de la Soie.

Au cours du sommet de la 3SI qui s’est tenu ce mois-là, les ministres des Affaires étrangères de la Pologne et de la Roumanie ont publié une déclaration commune disant :

« La 3SI fait partie de notre réponse à la nécessité de développer des infrastructures énergétiques, de transport et numériques qui seront plus respectueuses du climat, en totale adéquation avec les objectifs de l’Accord de Paris et du Pacte Vert européen ».

 

Construction d’une « barrière verte » contre le Développement Réel

Le 7 décembre 2022, la Banque mondiale a publié un rapport intitulé « Azerbaïdjan : vers une croissance verte » dans lequel les auteurs affirment que :

«  La transition mondiale vers un modèle économique à faibles émissions offre à l’Azerbaïdjan des possibilités de devenir compétitif au niveau mondial et régional. Pour en tirer le meilleur parti, l’Azerbaïdjan doit se concentrer sur la décarbonisation et la diversification de l’économie, le soutien à l’innovation et le développement du capital naturel et humain ».

Dans le cadre de ce programme « Green New Deal », l’Azerbaïdjan recevrait certainement des fonds, mais en échange, il lui serait interdit de développer ses vastes ressources ou de jouer un rôle positif dans le Corridor Médian ou l’INSTC.

Cinq jours plus tard, le programme de la Banque mondiale a été réaffirmé par l’USAID lors d’une conférence coparrainée par la Chambre de commerce Azerbaïdjan-États-Unis, la Maison Blanche et l’ambassade d’Azerbaïdjan.

Les sentiments de ceux qui souhaitent couper la Russie et la Chine de la plaque tournante du Corridor Médian ont pu être entendus dans les propos de Ian Rawlinson, directeur commercial d’APM Terminals à Poti, en Géorgie, qui a déclaré :

 

« Elle [la Géorgie] a toujours été considérée comme une région satellite de la Russie. Cependant, la région est très focalisée sur l’Occident. De nombreuses entreprises occidentales sont installées en Asie centrale et les produits occidentaux y sont très demandés… APM considère que l’Asie centrale en tant que dernier conteneur est une région capable, avec le plus grand potentiel en termes de logistique. Comme elle est enclavée, elle n’est accessible que par le rail. Le Kazakhstan, par exemple, exporte 60 millions de tonnes de marchandises vers l’Europe. Une grande partie de ces marchandises transite encore par la Russie, mais cette situation peut être modifiée grâce au Corridor Médian. C’est également vrai pour le fret en direction de l’est du Kazakhstan ».

 

Les efforts visant à intimider, corrompre et menacer des nations comme l’Azerbaïdjan, la Géorgie, le Kazakhstan et la Turquie pour qu’elles abandonnent le concept de Corridor Médian en tant que centre de développement dirigé par la Chine sont à la fois autodestructeurs et absurdes.

Ignorant le fait que le Corridor Médian n’existerait pas sans le leadership de la Chine, on demande à ces nations de se considérer comme la fin et le point de départ d’un nouveau centre exclusif pro-atlantiste.

Les dirigeants des nations situées le long du Corridor Médian ont clairement fait savoir qu’ils étaient heureux de faire des affaires avec l’Europe, mais pas au détriment de leurs relations avec la Russie ou la Chine.

 

L’intégration eurasienne progresse

Le 20 décembre, la Russie, l’Iran, le Turkménistan et le Kazakhstan ont publié une déclaration commune offrant à tous les intérêts publics et privés du monde entier une réduction de 20% sur tous les coûts de transit des marchandises circulant sur la branche orientale de l’INSTC.

Cette réduction s’appliquerait à toutes les marchandises circulant dans le Corridor Médian (impliquant la connexion Russie-Kazakhstan-Chine), ainsi que dans la branche orientale de l’INSTC (impliquant la Russie, le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Kirghizistan et la Chine), et également dans la branche sud-est de l’INSTC comprenant la Russie, l’Iran, l’Asie occidentale, l’Afrique orientale, l’Inde et l’Asie du Sud.

Alors que de nombreux atlantistes n’aimeraient rien tant que de voir la Géorgie échapper à l’emprise de l’influence eurasienne, il est clair que les intérêts de Tbilissi se situent à l’est.

La semaine dernière, il a été signalé que les échanges commerciaux entre la Géorgie, la Russie, la Chine et la Turquie ont augmenté de 32% (de janvier à septembre) par rapport à la même période en 2021, et que la Géorgie bénéficie également des avantages de la signature d’un important accord de libre-échange avec la Communauté des États indépendants (CEI), qui comprend l’Arménie, l’Azerbaïdjan, le Belarus, le Kazakhstan, la Moldavie, la Russie, le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et la Turquie.

Pendant ce temps, le volume des échanges entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan a augmenté de plus de 620% (de 48 millions de dollars en 2021 à 305,5 millions de dollars en 2022), avec une marge de progression bien plus importante, car le développement de la Caspienne se poursuit avec des flux de ressources énergétiques vers l’Europe et la Chine en forte augmentation.

Si l’Europe souhaite survivre aux décennies à venir, il faudra qu’un leadership émerge et qu’il se défasse des pressions intimidantes de l’establishment anglo-américain, qui cherche à stopper à tout prix la coopération économique potentielle entre l’Europe, la Russie et la Chine, même si cela signifie le meurtre délibéré de millions de citoyens européens sous une imposition artificielle de pénurie d’énergie, de pénurie alimentaire et de guerre.

Les nations d’Asie centrale et d’Asie du Sud-Ouest subissent depuis trop longtemps les effets de la grande stratégie impérialiste transatlantique et reconnaissent de plus en plus la voie de l’avenir qui correspond à leurs véritables intérêts : celle de l’intégration eurasienne.

 

Source : Eurasia’s Middle Corridor: An Atlanticist frenzy to stifle Europe-Asia integration (thecradle.co)

 

 

Matthew J.L. Ehret est un journaliste, un conférencier, et le fondateur de The Canadian Patriot.

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Janvier 2023

 

 

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