Le Sens, la Sensure et les Sentinelles

 

pour Michèle, mon Ishtar

 

 

Quand le cercle se ferme, s’ouvre la Sphère. Ces jours-ci, mon scribe accueillait Thyl Ulenspiegel et Jules Maigret sur le Rocher des Djinns, ultime contrefort de l’Atlas plongeant dans l’Atlantique. Le fameux commissaire sortait pour l’occasion de sa retraite à Meung-sur-Loire, en raison d’une enquête à mener sur le dernier projet de la firme Google. Welcome in Smartworld, pouvait-on lire en lettres d’or géantes au sommet de la montagne. Pour que le taux de croissance de la cybersécurité continue de grimper à deux chiffres, il n’était rien de plus indispensable que d’augmenter le taux de la cybercriminalité… Maussade, bougon, la pipe aux dents, Jules fait à ses deux compagnons le constat que l’utilisation des algorithmes s’est généralisée dans la police pour croiser les données relatives aux crimes, quand il paraît certain qu’une banalisation de la société panoptique fait d’abord le jeu du crime organisé, lui-même aux ordres de la finance mondialisée. Ne prétend-on pas que l’accoutumance à une surveillance électronique de chaque instant résoudra la question sociale ? Hitler, Staline et les plus déments cybernéticiens du XXe siècle étaient, selon lui, des amateurs naïfs en regard du projet totalitaire de Kapitotal et de la tour Panoptic.

La firme Google se trouvait située à Mountain View, en Californie. Pour faire valoir ce lieu comme un label mondial, elle envisageait d’occuper toutes les vues sur le sommet des montagnes. C’est pourquoi le Rocher des Djinns était tant convoité par ses experts, partenaires de la NASA. Thyl et mon scribe ne disaient mot. Le commissaire poursuivait son élucidation. Ce programme d’une planète intégralement connectée pour le profit de ses propriétaires, supposait la désintégration d’une humanité géolocalisée selon les plans du BIG DATA. Le déluge en cours serait numérique, et l’arche du Nouvel Ordre Édénique surfait déjà sur son destin biblique. Un sourire en coin vers mon scribe, qui dans son œuvre littéraire nomme ces réalités depuis plus d’un quart de siècle. Ce n’était encore qu’un projet, mais Google avait déjà fait savoir son intention d’emménager sur le Rocher des Djinns son siège social de la façade atlantique. Le Quartier Général aurait pour nom Smartworld… Dix lettres d’or s’enflamment aux rayons du soleil couchant. Sous les rafales de février, trois personnages fictifs d’origine belge n’osent trop croire à la vraisemblance d’un tel récit, au cas bien improbable où il ferait l’objet d’une publication. Quoi de plus plausible : ce qui se dit ici, ou ce qu’ils sont ? Sous leurs yeux passe un vagabond sanglé dans son épaisse tunique de laine à la mode berbère. Mon scribe lui adresse un salut rituel en langue du pays. Le type fouille une poubelle de l’ancien restaurant pour touristes en cours de démolition. Précautionneux, il récupère un débris de planche à voile qu’il met dans sa besace. Peut-être en obtiendra-t-il quelques dirhams au marché des immondices. Sur l’échelle verticale de l’esprit, cet acte est-il inférieur au commerce ordinaire de Google ? Monnayer de la matière en calculant le rapport entre gain et coût relève d’un axe horizontal, celui du marché, à ceci près que ce modèle économique de la plus grande part de l’humanité ne s’abaisse pas à la vilenie des maîtres de son usus et de son abusus. Il sort un téléphone portable de sa djellaba, lance des vociférations, puis disparaît derrière un monticule de gravats. Sans doute n’a-t-il pas de quoi nourrir ses gosses et les envoyer à l’école, mais il se doit d’être connecté.

 

 

 

 

Du pain, du travail, de l’eau, de l’électricité : richesses hors de portée pour les damnés de la misère et de la guerre quand flambent les capitalisations boursières de la race élue. Wall Street ou la City ? Le principal fonds saoudien (quelques milliers de milliards de dollars), n’a pas encore choisi la place financière pour sa future cotation. En attendant, une extermination massive ayant tout de la solution finale est menée par l’Arabie saoudite au Yémen, soutenue par l’Occident. Mon scribe désigne les murailles crénelées d’un palais saoudien, non loin du Rocher des Djinns. Dans le cadre, confidentiel, d’un Global Atlantic Government, les monarchies pétrolières contribuent au plan de Google. Selon les objectifs du GAG, toute cette zone sera quadrillée de capteurs – caméras, radars et autres instruments de mesure – afin que les données collectées soient intégrées à un modèle informatique. Combinées à des techniques d’intelligence artificielle, elles pourront anticiper l’avenir. Smartworld offrira à ses bénéficiaires, riverains ou travailleurs de la région, un compte personnel et unique autorisant l’accès aux différents services en ligne. Pour ses promoteurs, il s’agit d’une avancée historique : l’utopie réalisée en quelques clics. À ceci près qu’il n’y a guère de travail, ni de services publics dans la région… Une société sans alternative – donc sans utopie – serait totalitaire, prise dans l’illusion de l’utopie réalisée. C’est pourquoi les ordinateurs d’un totalitarisme absolu programmeraient le travestissement de la soumission à un fatum économique, en ultime utopie. Telle est, depuis l’autre côté du miroir, la conviction de nos trois créatures de fiction. Thyl Ulenspiegel fut contemporain de Thomas More. Il est bien placé pour savoir que l’humanisme de la Renaissance fut un moment rare de l’histoire, où s’ouvrit une discussion sur le rapport entre l’idéal hérité du christianisme ainsi que de la culture antique, et sa mise en œuvre. L’utopie de son époque présente l’image d’un avenir possible, sous le signe de la justice et de la vérité. Cette pensée permet l’hypothèse d’un bonheur commun. L’ère moderne se déploie sur plusieurs siècles en n’oubliant jamais un tel rêve, même prenant les formes du cauchemar. La carrière imaginaire du commissaire Maigret se termine en 1972. Cette année marque le point culminant d’une civilisation, qui offre à l’affiche les films de Visconti, Fellini, Pasolini, Bertolucci, Tarkovski, Buñuel, Bergman, Hitchcock, Pollack, Mankiewicz, Coppola, Kubrick. Mon scribe en ses romans témoigne de la régression qui s’ensuit, par le passage à une situation perverse où, sous le signe d’une idéologie libertaire, le comble de l’injustice, du mensonge et de l’abomination se répand sur le globe suite au coup monétaire de Nixon l’année d’avant, grâce aux masques de justiciers luttant pour faire triompher justice et vérité, mais dans le camp d’en face. Vient alors le règne de  la duperie, s’accomplissant sous le nom de Smartworld. Depuis, la vision seule de Kapitotal est réputée globale, grâce aux illusions de la tour Panoptic. Ainsi courent les méditations de trois personnages de la littérature… En surplomb d’une bourgade assoupie dans ses plis sinueux, la colline proche tend vers les nuages une échine verdie par les récentes pluies. Là brûlent dans le ciel dix lettres annonçant un destin mirifique. Sous le vent glacial s’agite la mer aux pieds des trois apparitions. Quelque simple mortel eût-il aperçu comme eux le soleil d’une île à l’horizon ? Un souffle, venu de l’Atlantide, se glisse entre l’Atlas et l’Atlantique… Quelqu’un dit-il avoir « vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques » ?  Toutes les relations entre terre et ciel s’en trouvent métamorphosées.  C’est l’heure où quelqu’un d’autre posera la question du rapport entre la Parole et la Valeur. « Une marchandise paraît au premier coup d’œil quelque chose de trivial et qui se comprend de soi-même. Notre analyse a montré au contraire que c’est une chose très complexe, pleine de subtilités métaphysiques et d’arguties théologiques. »

 

Car il n’y a pas loin de Charleville à Trêves, par des routes impériales plus que millénaires. La cité natale de Karl Marx ne fut-elle pas choisie comme capitale au détriment de Rome par Constantin, premier empereur chrétien d’Occident ? Charlemagne, qui s’installe ensuite à Aix-la-Chapelle, ne donne-t-il pas son nom à Charleville ? Son héritage divisé ne décide-t-il pas du destin de l’Europe ? Napoléon ne poursuit-il pas cette aventure, son successeur fondant le Second Empire sur un même fantasme, dont l’écroulement fera naître le IIe et le IIIe Reich ? Ainsi les exégèses de Marx, non moins que les révélations de Rimbaud, sont-elles concomitantes, et leur avènement coïncide avec le point de fusion temporel des deux visions du monde les plus antagoniques de l’histoire humaine : celle partagée par Bismarck et Napoléon III d’une part, celle de la Commune de Paris – célébrée par Marx et Rimbaud – d’autre part. Tel est le plus authentique des axes franco-allemands selon mon scribe, qui n’a pas renié sa nationalité belge en mémoire de la Lotharingie, cet espace mythique tiers et médiateur issu de la fracture de l’Empire carolingien. Faut-il s’étonner si le plus inspiré de ses chantres, Charles De Coster, élabore la légende héroïque de Thyl Ulenspiegel comme une charge explosive contre Napoléon le Petit, sous couvert d’une fable ayant pour cadre historique la domination des provinces belgiques par l’Empire espagnol des Habsbourg trois siècles plus tôt ? Ne fait-il pas naître Thyl en même temps que Philippe II, le fils cruel et dégénéré de l’empereur très chrétien Charles-Quint ? Voici qu’une troisième voix – peu importe laquelle – émet l’hypothèse d’une profonde connivence reliant les deux citations précédentes. En écho leur parvient, depuis les Caraïbes, le chant de Glissant sur un solo cuivré de Coursil : cri d’agonie pour le réveil du soleil de la conscience. Voyez-vous se lancer une Drang nach Osten pour venger Stalingrad ? Chaque instant s’offre à tous le choix du miracle ou de la catastrophe. Un nouveau Reich promis à durer mille ans se bâtit sur l’amnesthésie d’un tel constat. Cette monstruosité se répand par une propagande inversant le sens des signes, empoisonnant toute faculté de regard et d’ouïe. Les visions inouïes n’ont plus droit de cité. Le trafic des ordures visuelles et sonores est géré par une industrie qui occupe les cerveaux de façon militaire, envahissant les zones jadis dévolues à la foi dans les divinités, à l’espérance en des lendemains qui chantent, à la grâce d’aimer. Depuis 50 ans les voix de Marx et de Rimbaud ne parviennent que falsifiées par l’écran de Mai 68. L’inversion généralisée permet de présenter comme révolutionnaire une conquête impériale et coloniale inédite, faisant passer toute hypothèse de salut pour une catastrophe, et saluer notre anéantissement comme un miracle des neurosciences. N’est-ce pas de l’inconscience que célébrer le soleil de la conscience ? Poser la question du sens : quelle insignifiance ! Les messages de mon scribe demeurent sans réponses, tant ils paraissent les élucubrations d’un déséquilibré, quand jamais le monde ne fut à ce point tale full of sound and fury, told by an idiot, signifying nothing

 

Trois sentinelles à la mer ! Quand le cercle est fermé s’ouvre la Sphère.

GILGAMESH

 

URL de cet article :  http://blog.lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.fr/index.php/le-sens-la-sensure-et-les-sentinelles/

 

 

 

Mai 2020

 

 

0 Comments

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.