Rien n’a été publié en français…

 

à l’exception de quelques poèmes qui ont paru, dans des revues littéraires de qualité, dont deux ont bien voulu nous les communiquer. Qu’elles en soient ici remerciées. Et peut-être, qui sait, éveilleront-elles l’intérêt de quelque éditeur intrépide (il faut l’être, ces jours-ci, pour publier de la poésie inconnue).

 

 

Ce qui suit a paru en 2020 dans le n° 134 de la Revue Alsacienne de littérature ;

 

 

 

Vladimir Claude Fišera

 

 

LITTÉRATURE ANGLAISE

POÉSIE ANGLAISE : EDWARD THOMAS

(3 MARS 1878 – 9 AVRIL 1917, sur le front, à Arras)

traduit et présenté par Vladimir Claude Fišera

 

à la mémoire d’Anne-Marie Soulier, angliciste, poètesse et traductrice

 

 

      Note : Edward Thomas est un des principaux poètes « géorgiens » anglais. Géorgien, cela signifie ici poète des années du règne de Georges V, c’est à dire à compter de 1910 et membre d’un groupe assez lâche de poètes célébrant la beauté de la nature anglaise dont le plus célèbre est Thomas Hardy, connu en France essentiellement pour ses romans. Par sa forme très libre, Thomas est le plus moderne d’entre eux, le plus profond quant aux affres de l’inconscient (il connaît la psychanalyse, y compris comme patient), brisant avec la rhétorique post-romantique en particulier sous l’influence de son ami, le poète « national » américain Robert Frost. Avec ce dernier, Thomas est un pionnier de la poésie dite narrative qui domine dans la création poétique anglophone contemporaine. Bien qu’auteur de son vivant de nombreux ouvrages et articles sur la nature et de critique littéraire le plus souvent « alimentaires », Thomas se met tard à la poésie, à la fin de l’année décisive 1914. Il ne sera publié de son vivant qu’à partir de janvier 1917 et ce, uniquement en revues, fussent-elles prestigieuses. Comme l’a bien montré Matthew Hollis dans son introduction à des « Poèmes choisis » d’Edward Thomas (Edward Thomas Selected Poems, Londres, Faber and Faber, 2011, 190 pages, p XII), ses poèmes densifient en quelque sorte des textes ou simples notes en prose consacrés à la nature, en particulier dans le Hampshire rural où il habite sans pour autant oublier le Pays de Galles de ses ancêtres.

      À trente sept ans, en 1915, il s’engage dans l’armée. Un mois avant sa mort, il figure dans une anthologie de la « nouvelle poésie » et a le temps de préparer pour la publication un recueil (Poems) qui paraîtra six mois après sa mort et connaîtra immédiatement un grand succès, conforté par un autre recueil posthume paru en 1918 (Last Poems) puis par des poésies complètes (Collected  Poems) qui verront le jour en1920. Sa mort tragique comme celle de plusieurs autres jeunes poètes, ainsi que des écrits de combattants survivants provoquent immédiatement un engouement extraordinaire pour cette war poetry. Dans le cas de Thomas, ce succès perdurera jusqu’à nos jours pour deux raisons : d’une part, le thème même de la guerre (pathos patriotico-nostalgique de la patrie qu’on défend à l’étranger ou dénonciation des horreurs à la Goya) reste en sourdine dans son œuvre et de l’autre, il est, avec Wilfred Owen et avant T.S.Eliot, un moderniste audacieux sur le plan formel.

      Un Edward Thomas Fellowship (qui publie une Newsletter) existe depuis 1980 dans le Hampshire rural, à Steep, le petit village où Thomas a vécu pendant dix ans (de 1906 à 1917) après cinq ans passés dans le Kent tout aussi bucolique. C’est tout près de Steep, à Petersfield que s’est ouvert en l’année du centenaire de sa mort un Edward Thomas Study Centre. Le Fellowship, animé par M. Jeremy Mitchell assisté de Mme Marie-Marthe Gervais, a organisé en octobre 2020, covid oblige, un «Festival Digital » consacré à Edward Thomas où nous avons pu, entre autres, confronter nos expériences de traducteurs d’Edward Thomas. Les poèmes ci-dessous n’avaient fait l’objet d’aucune traduction et sont donc inédits en français.

       En fait, Thomas a été très peu traduit en français à part quelques textes dans l’anthologie de la poésie anglaise de la Pléiade. J’en ai publié quelques autres traductions dans Les Amis de Thalie (2017, n. 92)  et dans le numéro 36, 2018 de la revue À l’Index. C’est au Centre d’Étude et au Fellowship Edward Thomas que je dois d’avoir obtenu les textes intégraux des trois poèmes suivants. Le troisième, traduit en extraits seulement, montre mieux que tout l’art poétique (ars poetica) d’Edward Thomas.

 

      I) Les mots (Words), extrait

…Oh, vous, mots anglais (…)

comblez-moi

avec quelque douceur

du Pays de Galles

dont les rossignols sont privés d’ailes,

du Wiltshire et du Kent

et du Herefordshire

et de ces villages là-bas,

avec leurs noms sans

oublier

les choses qui vont avec.

Laissez-moi  à l’occasion danser

en votre compagnie,

rester coi ou escalader,

extasié, libre et pétrifié,

comme le font les poètes,

par une rime emporté.

 

WORDS, extraits

( …) You English words (…)

Make me content

With some sweetness

From Wale

Whose nightingales

Have no wings,

From Wiltshire and Kent

And Herefordshire

And the villages there,

From the names, and the things

No less.

Let me sometimes dance

With you,

Or climb

Or stand perchance

In ecstasy,

Fixed and free

In a rhyme,

As poets do.

 

       II) La Gitane (The Gypsy)

Quinze jours avant Noël, il y avait des Gitans partout,

roulottes montées sur terrains vagues, femmes en route

pour la foire. « Mon bon monsieur », dit l’une, « votre visage

respire la chance ». « Et le tien plus encore », pensai-je,

« si tant de grâce et d’impudence en haillons portent chance ».

« Donnez un penny pour ce pauvre petit». « Je n’en ai point,

hélas, sauf si vous avez la monnaie d’un souverain (x),

ma chère ». « Alors, auriez-vous une pincée de tabac ? ».

Je la lui cédais. Tout heureuse d’avoir gagné, elle partit d’un air

satisfait. J’aurais dû donner plus mais elle disparut,

avec son bébé et ses fausses fleurs roses pour retrouver

les siens avant que je puisse exprimer ma gratitude

pour tant de grâce par un don d’argent conséquent.

De même que mon récit est bien peu en échange

de la musique de son frère, frappant son tambourin, rythmant

de ses pieds, ce qui fit sourire les travailleurs qui passaient

et voilà que son harmonica se lança dans la bacchanale

« Par monts et par vaux ». Ça et son regard vont survivre à toute

la foire,  à ses fermiers, acheteurs aux enchères, camelots,

vendeurs de ballons, toucheurs de bœufs aux baguettes crochues,

ainsi qu’aux broutards, porcs, dindes, oies et  canards,

futurs cadavres de Noël.

Même le bœuf à genoux n’avait pas les yeux du Gitan.

Cette nuit, il a peuplé pour moi cette terre creuse et boisée,

plus obscure et sauvage que les cieux les plus tempêtueux

que j’arpentai, inspectai tel un spectre tard venu. Les gradations

du noir étaient comme un sous-bois de la mort sauf cet éclat

dans les yeux de jais du gamin gitan tandis qu’il jouait son air

en tapant du pied « Au-delà des collines, au plus loin »,

sauf aussi ce croissant de lune.

—–

(x) : pièce d’or de la valeur de 20 shillings.

 

THE GIPSY

A fortnight before Christmas Gypsies were everywhere:
Vans were drawn up on wastes, women trailed to the fair.
‘My gentleman,’ said one, ‘you’ve got a lucky face.’
‘And you’ve a luckier,’ I thought, ‘if such grace
And impudence in rags are lucky.’ ‘Give a penny
For the poor baby’s sake.’ ‘Indeed I have not any
Unless you can give change for a sovereign, my dear.’
‘Then just half a pipeful of tobacco can you spare?’
I gave it. With that much victory she laughed content.
I should have given more, but off and away she went
With her baby and her pink sham flowers to rejoin
The rest before I could translate to its proper coin
Gratitude for her grace. And I paid nothing then,
As I pay nothing now with the dipping of my pen
For her brother’s music when he drummed the tambourine
And stamped his feet, which made the workmen passing grin,
While his mouth-organ changed to a rascally Bacchanal dance
‘Over the hills and far away.’ This and his glance
Outlasted all the fair, farmer, and auctioneer,
Cheap-jack, balloon-man, drover with crooked stick, and steer,
Pig, turkey, goose, and duck, Christmas corpses to be.
Not even the kneeling ox had eyes like the Romany.
That night he peopled for me the hollow wooded land,
More dark and wild than the stormiest heavens, that I searched and scanned
Like a ghost new-arrived. The gradations of the dark
Were like an underworld of death, but for the spark
In the Gypsy boy’s black eyes as he played and stamped his tune,
‘Over the hills and far away,’ and a crescent moon. 

 

 

      III) Matin glorieux (intitulé par ses éditeurs The Glory, in Poems,) en octobre 1917, après la mort de E. Thomas. Le titre original était bien  Morning Glory)

 

Glorieuse beauté de ce matin,

coucou qui pleure la rosée immaculée,

merle qui l’a trouvée et colombe qui m’attire

vers une chose plus douce que l’amour;

nuages blancs bien alignés au cordeau

comme du foin fraîchement coupé;

chaleur, élan, sublime vacuité

du ciel, de la prairie, de la forêt et de mon propre cœur ;

cette gloire qui m’appelle mais me fait dédaigner

tout ce que je  pourrais faire, tout ce que je pourrais être,

outre la merveille de ce mouvement, de cette forme,

de ce coloris, ce  bonheur que j’imagine résider

dans la présence de la beauté. Devrais-je en ce jour

me mettre en quête jusqu’aux cieux, jusqu’aux enfers

d’une sagesse, d’une puissance qui valent cette beauté,

me mettre en route dans la poussière pâle piquetée

de petits éclats sombres, espérant trouver ce que je cherche

sans le savoir, prêtant l’oreille à la joie périssable

dont on ne sait rien dans ce taillis ambré ?

Ou dois-je me contenter de ce mécontentement et

alors qu’hirondelles et alouettes sont sans doute ailées ?

Devrais-je redemander au bout de la journée

ce qu’est la beauté et ce que j’ai voulu dire

par félicité ? Et devrais-je tout abandonner,

heureux, lassé ou les deux ? Ou saurais-je peut-être

que je fus heureux bien souvent, oubliant un instant

combien je suis tout empêtré, combien Le Temps

file horriblement sans nulle destination ?

Je ne saurais mordre ce jour jusqu’au noyau.

 

MORNING GLORY

The glory of the beauty of the morning, –
The cuckoo crying over the untouched dew;
The blackbird that has found it, and the dove
That tempts me on to something sweeter than love;
White clouds ranged even and fair as new-mown hay;
The heat, the stir, the sublime vacancy
Of sky and meadow and forest and my own heart: –
The glory invites me, yet it leaves me scorning
All I can ever do, all I can be,
Beside the lovely of motion, shape, and hue,
The happiness I fancy fit to dwell
In beauty’s presence. Shall I now this day
Begin to seek as far as heaven, as hell,
Wisdom or strength to match this beauty, start
And tread the pale dust pitted with small dark drops,
In hope to find whatever it is I seek,
Hearkening to short-lived happy-seeming things
That we know naught of, in the hazel copse?
Or must I be content with discontent
As larks and swallows are perhaps with wings?
And shall I ask at the day’s end once more
What beauty is, and what I can have meant
By happiness? And shall I let all go,
Glad, weary, or both? Or shall I perhaps know
That I was happy oft and oft before,
Awhile forgetting how I am fast pent,
How dreary-swift, with naught to travel to,
Is Time? I cannot bite the day to the core.

 

      Récit (A Tale)

C’est ici que s’élevaient

jadis les murs d’une masure

ruinée. La pervenche s’y insinue,

fleurit jusqu’au cœur des poutres.

 

Lors des heures défleuries,

son banc aux carreaux bleus décatis,

avec ses fleurs éternelles, ne manquera pas

d’en raconter l’histoire.

 

A TALE

There once the walls

Of the ruined  cottage stood.

The periwinkle crawls

With flowers in its hair into the wood.

 

In flowerless hours

Never will the bank fail,

With everlasting flowers

On fragments of blue plates, to tell the tale.

 

 

 

 

Pour le centenaire de la mort du poète,

la revue Les amis de Thalie, dans son n° 92, de 2017, lui avait rendu cet hommage :

 

 

Poésie anglaise

Centenaire de la mort d’Edward Thomas

(3 mars 1878 – 9 avril 1917, sur le front, à Arras)

traduit et présenté par Vladimir Claude Fišera

 

 

 

 

 

 

Note : Edward Thomas est un des plus éminents poètes « géorgiens » anglais, à savoir des années du règne de Georges V et surtout de ses premières années, de 1910 à 1917. Il est populaire jusqu’à ce jour auprès du public, les géorgiens ayant été tout de suite très lus de par leur lyrisme pastoraliste exacerbé, célébrant la beauté de la nature anglaise. Dans le cas de Thomas, il s’agit en particulier du comté du Hampshire, dans le sud du pays. C’est là, dans son petit village de Steep que le Edward Thomas Fellowship, animé entre autres par la professeure Marie-Marthe Gervais – Le Garff, entretient sa mémoire. Cette année, un Edward Thomas Study Centre sera officiellement ouvert dans la ville voisine de Petersfield. En France, il reste pratiquement inconnu : seuls quelques uns de ses poèmes ont été publiés dans l’Anthologie de la poésie anglaise dans la collection de la Pléiade. Source des originaux anglais : The New Pelican Guide to English Literature, vol.7, par Boris Ford, 1986, pp. 161-164.

 

 

Pluie (Rain), extrait

Pluie, pluie de minuit, rien que la pluie sauvage

sur la hutte obscure et la solitude et moi,

repris par l’idée de ma mort prochaine…

 

 

Mars (March), extrait

… Que savaient les grives ? Pluie, neige, grésil et grêle

les ont fait taire comme les primevères.

Elles n’avaient qu’une heure pour chanter, chanter sur les branches,

les portails et parterres ; elles chantaient quand elles changeaient de perche,

pendant qu’elles se battaient quand elles en avaient le goût.

Elles tenaient tant à dire en cette seule heure

toute leur cargaison obligée de chant avant que la lune

ne surpasse en éclat les nuages. Il ne s’agissait pas de chanter

pour chanter mais de tenir à distance et le silence et la nuit,

peu importe le chant ou le cri, doux ou enroué, tendre ou roué ;

tout m’était doux : elles ne pouvaient se tromper.

Elles connaissaient l’air, moi aussi, à force de l’entendre

jusqu’à la nuit, jusqu’à la moitié des étoiles,

et pas un nuage et comme je sentais ce silence taché

par tous les chants de cette heure-là, silence qui disait

que le Printemps est de retour, demain peut-être !

 

Ainsi que des extraits de Tale, A Gipsy et Morning Glory.

 

 URL de cet article : http://blog.lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.fr/index.php/rien-na-ete-publie-en-francais/

 

 

 

 

 

 

11 novembre 2021

 

 

 

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