Tracking citoyen : la controverse politique monte

 

David Coppi – Le Soir.be – 18.4.2020

 

 

 

 

L’affaire n’a pas fait grand bruit jusqu’à présent, mais ça commence à chauffer. L’idée de « tracer » les individus pour lutter contre le coronavirus soulève de lourdes questions éthico-politiques. Le gouvernement peut-il agir par pouvoirs spéciaux ? Attention…

Dans le monde, de plus en plus de pays envisagent le smartphone comme un moyen de lutter contre la pandémie. Avec de nombreuses questions sur la protection de la vie privée. – AFP.

 

Il ne faut pas avoir lu George Orwell, Michel Foucault ou Gilles Deleuze, théoriciens des « sociétés de contrôle », pour s’interroger, un demi-siècle plus tard, à propos des stratégies numériques envisagées dans la lutte contre le coronavirus en phase de déconfinement. La Belgique y travaille, à sa façon, entre fédéral et entités fédérées. Des géants technologiques aux start-up idoines, on se bouscule au portillon : le marché est porteur. L’objectif est d’organiser le « traçage » des malades et des porteurs du virus. Dites « tracking ».

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Comme en tout, la Chine donne l’exemple, qui déploie un code ad hoc sur les téléphones portables des citoyens permettant de repérer les déplacements des « cas suspects » et des malades. Singapour développe une application TraceTogether qui est un chien de garde. On réfléchit au StopCovid en France.

La Belgique arrive. L’affaire ne fait pas grand bruit jusqu’à présent. Un coup de sonde dans le personnel politique montre que le débat monte doucement, après que le Centre d’action laïque eut sonné l’alarme récemment : « Vu le danger que ces outils font peser sur les libertés individuelles, le Centre d’action laïque marque les plus vives réserves sur leur usage. Il conçoit qu’il soit envisageable de recourir à ce type d’applications, mais la preuve de leur efficacité, dans un contexte où des centaines de milliers de personnes peuvent avoir été contaminées, reste à établir (…) Le tracking n’est pas anodin. Il s’agit de pister les déplacements et les interactions de chacun. Si la transparence et la sécurité ne sont pas assurées, le risque d’une utilisation autre qu’aux fins de santé publique est bien réel ».

 

Œuvres philanthropiques

Khalil Aouasti, parlementaire-expert, monte au créneau au nom du PS.

 

Khalil Aouasti. – D.R.

A commencer par la procédure, peut-être l’essentiel à ce stade : « Je ne comprendrais pas que cette stratégie du traçage, même si elle s’inscrit dans le cadre de la lutte contre le coronavirus, soit mise en œuvre via un arrêté de pouvoirs spéciaux, qui permet au gouvernement d’aller vite et d’agir à peu près sans contrôle. Non, il faut pouvoir organiser un vrai débat contradictoire au Parlement, car ce qui est en jeu, c’est l’Etat de droit, le respect de la vie privée. Il faudra aussi, en toute hypothèse, soumettre tout projet, pour avis, à l’Autorité de protection des données personnelles. Et expédier les textes au Conseil d’Etat, pour un avis circonstancié ». Le parlementaire est « inquiet ». Aussi à propos de la composition du groupe de travail « data » qui s’active confidentiellement auprès du ministre Philippe De Backer : « On a découvert l’existence de ce groupe dans la presse, votre journal en l’occurrence. Je constate qu’on avance avec le concours de groupes privés de télécoms, qui ne sont pas des Œuvres philanthropiques. On nous dit que le président de l’Autorité de protection des données fait partie de l’équipe, je ne voudrais pas qu’il fasse figure de caution, alors que tout se déroule dans la plus grande opacité. »

 

Modèle Singapour

Chez les verts, l’expert maison, le parlementaire Gilles Vanden Burre, met en garde à son tour : « J’entends que Philippe De Backer a reçu des offres de nombreux fournisseurs en applications numériques : attention à se laisser déborder par des préoccupations commerciales ». 

 

Elodie Demaret (st.)

On nous parle de Singapour, est-ce vraiment un exemple en termes de vie en société ? Est-ce le monde que l’on veut ? Ces techniques de traçage peuvent se révéler extrêmement intrusives par rapport à la vie privée et aux libertés. Je poserai le problème la semaine prochaine en commission de l’économie et de l’agenda numérique. En tout état de cause, il y a des balises à ne pas franchir : la transparence à tous égards – les données que l’on vise, leur traitement, les opérateurs… –, l’anonymisation, la limitation dans le temps, avec destruction des données à la fin, et je n’imagine pas que l’on travaille autrement que sur une base volontaire ».

 

Base volontaire

La « base volontaire », c’est le dénominateur commun. Les hostiles et les favorables au traçage-tracking partagent cela au moins.

 

D.R.

Parmi les seconds, Nathalie Gilson, libérale-réformatrice, plaide la cause avec conditions : « En plus du testing et de la mobilisation du système de Santé, le traçage des contacts peut, selon moi, s’avérer nécessaire pour neutraliser la diffusion du virus. Peut-être via bluetooth – permettant de savoir si vous vous trouvez à proximité d’une personne porteuse du virus, sans centralisation des données –, ce traçage doit s’organiser sur une base volontaire. On estime qu’il faut au moins 60 % de la population pour que l’opération ait un sens. Les gens sont inquiets, il y va de leur santé, ils participeront, j’en suis convaincue. Sur fond de respect des engagements européens en matière de respect de la vie privée et des libertés, idéalement dans le cadre d’une harmonisation à l’échelle européenne, je crois que l’on peut projeter une opération ciblée strictement coronavirus – il ne peut être question de “fliquer” les gens, pour le dire simplement –, garantissant l’anonymat, limitée dans le temps »…

Les balises volent. Pour autant, il est légitime de s’interroger. Un juriste américain, Bernard Harcourt, ne croît guère à ces barrières, et voit grossir une « société de la servitude numérique volontaire ».

Source : https://plus.lesoir.be/295027/article/2020-04-16/tracking-citoyen-la-controverse-politique-monte

 

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Avril 2020

 

 

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