Thermidor
Thermidor
Pour le 228e anniversaire d’un événement sinistre entre tous…
Parce qu’on les célèbre comme on peut quand on appartient à ce côté-là de la barricade…
Curieuse histoire d’un livre en particulier et de son auteur en général
Steven Saylor
L’énigme de Catilina
10/18 – 1999
446 pages
Commençons par l’auteur :
M. Steven Saylor est un citoyen U.S., âgé de 66 ans aujourd’hui, qui a fait ses études à l’université du Texas à Austin, où il s’est diplômé en histoire et littérature antique. Depuis 1976, il vit avec son compagnon Richard Solomon.
Journaliste, il a été le rédacteur en chef du San Francisco Sentinel et agent littéraire. Mais il est surtout connu, un peu partout dans le monde et même jusqu’ici, comme auteur de romans. Historiques presque toujours, mais parfois érotiques gays, qu’il signe alors du pseudonyme de Aaron Travis.
Il a commencé par écrire sur l’histoire du Texas, mais étant, depuis l’enfance, fasciné, passionné, subjugué par celle de Rome, c’est avec Les mystères de Rome (Roma Sub Rosa, une suite de 14 romans ) qu’il est surtout, et à juste titre, connu.
Ces polars non policiers mais « detective stories » racontent l’histoire de son héros principal Gordianus (quelquefois Gordien en français) un détective très privé (non affilié aux autorités que, politiquement, il désavoue presque toujours), qui hérite du sobriquet de son prédécesseur et père : « le limier ».
On lui doit aussi deux ouvrages curieux sur la Rome antique :
Les Français qui lisent savent que M. Eugène Sue a raconté, au siècle (avant) dernier, l’histoire du peuple français (donc pas celle des rois ni des empereurs), à travers une famille gauloise, les Lebrenn, qu’il a suivie de génération en génération depuis 57 avant J.-C. jusque sous le Second empire où il se trouvait lui-même.
C’est au début des années 2000 que M. Saylor s’est mis à faire exactement la même chose pour la Rome antique, en racontant l’histoire de deux familles fondatrices – les Potitius et les Pinarius – avant même que l’oligarchie étrusque leur ait inventé Romulus et Rémus pour ancêtres. Il l’a fait en deux gros volumes : ROMA (2007) qui va de la fondation de Rome à l’avènement d’Auguste, et EMPIRE (2010), qui va d’Auguste à Marc-Aurèle. [Tous les deux sont inédits en français.]
Mais ce sont surtout les aventures de Gordien le limier qui nous intéressent aujourd’hui, dont treize sur quatorze ont été traduits et publiés dans notre langue. Mystère de l’édition francophone.
Résumons très sommairement :
Le premier volume de la série – Les 7 merveilles – raconte comment, en 92 avant nous, Gordien père, détective « freelance » sans aucune attache avec le pouvoir, nous l’avons dit, ni avec la police, mais doté d’un sens politique assez aigu, sent venir des turbulences inquiétantes pour ceux qui sont sans hautes protections dans l’URBS, et décide d’éloigner par précaution, son fils de 18 ans.
Gordien fils va donc s’engager dans ce qui ressemble à un Grand Tour à la Shelley/Byron, sous la garde de son « tuteur » Antipater de Sidon, « le poète le plus célèbre du monde » (et accessoirement espion au service de Mithridate, mais cela, les Gordien père et fils ne le savent pas).
Avant de quitter Rome, Antipater simule sa propre mort (on n’est jamais trop prudent) et s’embarque avec son élève sous un faux nom. But officiel du voyage : visiter les villes légendaires de la Grèce et de l’Asie Mineure, assister à des jeux olympiques, visiter le temple d’Artémis à Éphèse, voir Babylone, le colosse de Rhodes, le Phare d’Alexandrie, etc.
C’est à Alexandrie d’ailleurs, où il restera coincé plusieurs années après avoir découvert les véritables activités de son mentor, que Gordien fils, sans savoir encore que son père n’est plus, achète, sur un coup de foudre, une esclave très belle mais si insupportable que personne n’en veut et que ceux qui l’ont achetée très cher s’en débarrassent presque aussitôt à n’importe quel prix. Chance pour lui ! Mais le maître bientôt sans ressources doit songer à gagner sa vie. Comme papa, dont il met à profit les conseils.
Tous les autres volumes racontent ses aventures de détective privé, de propriétaire d’une esclave et, bientôt, de père d’un, puis de deux fils adoptifs, Eco et Meto, qu’ils élèvent ensemble, jusqu’à ce que la belle Bethesda accouche, des œuvres de son maître, d’une fille appelée Diane, ce qui lui vaudra d’être affranchie et même épousée, et fera d’elle une matrone romaine au sens superlatif du terme, redoutable aux ennemis des siens.
Famille atypique. Car le premier des fils adoptifs est un enfant abandonné, même par sa mère veuve, et de surcroît sourd-muet. L’autre est un petit esclave, méchamment vendu sans qu’on puisse s’y opposer, qu’il faudra aller arracher aux griffes d’un affreux maître sicilien. Des enfants à la Dickens.
Les deux fils feront preuve de beaucoup de caractère et d’intelligence. La fille s’éprendra d’un esclave et ne voudra rien savoir en dehors de l’épouser, ce qui posera des problèmes car il faudra l’arracher à Pompée, son propriétaire. L’aîné des fils recouvrera l’usage de la parole et succédera à son père. Le plus jeune, fasciné par Catilina, s’enfuira pour le suivre et ne survivra que par miracle à la boucherie finale. Ayant ainsi pris goût au métier des armes, il finira par attacher son sort à César dont il deviendra l’agent très secret et, corollairement, l’amant.
Steven Saylor à la présentation du dernier volume (inédit en français) de Roma Sub Rosa : Le trône de César
Quel rapport avec Thermidor ?
Patience. Rappelons d’abord qui fut Catilina.
Lucius Sergius Catilina (Rome –108, Pistoia (ex-Pistoria)–62)
Fut un homme politique romain, connu (Wikipedia dixit) pour deux conjurations visant à renverser la République romaine.
C’est ce que disent aussi, depuis 2084 ans la plupart des historiens homologués. Ceux qui ne le sont pas ont quelquefois des opinions différentes.
Comme, par exemple, Mme Annalisa Lo Monaco :
Cicéron contre Catilina :
Quand l’histoire n’est racontée que par les vainqueurs
Annalisa Lo Monaco – Vanilla Magazine – s.d.
Traduction : c.l. pour L.G.O.
Depuis son enfance, Marcus Tullius Cicero n’a qu’une seule idée en tête, absorbé par la lecture des textes homériques qu’il aime tant : « être toujours le meilleur et exceller sur les autres ».
Cicéron – Musées du Capitole, Rome
Pour lui, qui appartient à une famille de petite noblesse équestre, le chemin est rudement ascendant. Il arrive à Rome d’un petit village de la campagne du Latium, Arpinum, et il étudie, étudie beaucoup, d’abord la jurisprudence, afin d’accéder à une carrière juridique, et la philosophie, qui sera l’une de ses grandes passions tout au long de sa vie.
80 avant J.-C., Rome : la situation est difficile, Sylla est dictateur, le parti des Populares est en déroute, les opposants se retrouvent tous sur des listes de proscription, tués ou exilés, le Sénat a le contrôle total de l’État.
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Mais aussi M. Steven Saylor
Le livre
Raconte peu ou prou la même chose que Mme Lo Monaco quoique de façon beaucoup plus détaillée et en entrelaçant l’histoire des personnages réels à celle d’une famille de fiction.
Avec une différence notable : c’est que M. Saylor ne croit pas à la version officielle, c’est qu’un jour il s’est dit « et si cette “conjuration de Catilina” était une conjuration de Cicéron contre Catilina ? ».
Qu’il ait fallu attendre vingt et un siècles pour que quelqu’un se pose cette question et tente d’y trouver une réponse honnête – fût-ce dans l’humble cadre d’une detective story – en dit long sur la jobardise et l’ineptie de notre espèce.
C’est donc, on l’aura compris, la Conjuration de Cicéron que raconte L’Énigme de Catilina… qui ne se contente pas, cependant, de remettre dans un autre ordre les pièces du puzzle et de réhabiliter au passage la chèvre expiatoire multiséculaire, mais aussi d’essayer de comprendre (ô Simenon) qui fut en réalité Catilina, qui fut en réalité Cicéron, et pourquoi ils firent les choix qui scellèrent leurs destins. Sans se mêler toutefois de les juger, même s’il est facile de voir de quel côté, dans cette affaire, penche le cœur de l’auteur.
Et pourquoi croyons-nous que Steven Saylor a raison contre tous ? Principalement parce que l’histoire n’en finit jamais de se répéter et s’est, sur ce schéma, déjà répétée un certain nombre de fois.
Voilà pourquoi nous l’avons choisie pour célébrer cet anniversaire.
N.B. Beaucoup d’autres choses ont été écrites sur Catilina. En français, essentiellement des tragédies, se fondant toutes sur les récits de Cicéron et de Salluste : Voltaire (Rome sauvée), Crébillon Père (Catilina), Alexandre Dumas Père (Catilina) et Prosper Mérimée (La conjuration de Catilina).
Pas un seul n’a remarqué que, des innombrables procès qui lui avaient été faits, Catilina était toujours – absolument toujours – sorti blanchi, mais que ces procédures avaient eu l’effet, escompté, de freiner considérablement sa carrière politique. Et qu’enfin, lorsque cela n’avait plus suffi, « on » avait employé les grands moyens.
Parenthèse :
Quand les Chinois auront rétabli dans ce coin d’Europe une Éducation qui ressemble à quelque chose, on verrait assez bien figurer aux sujets du bac :
« Comparez la péroraison de Cicéron contre Catilina à celle de Nikita Khrouchtchev au XXe Congrès du PCUS »
Nous avions une autre raison de vous parler de ce livre précisément aujourd’hui :
Dans une « Note de l’auteur », en fin de volume, Steven Saylor écrit, entre autres choses :
Dans La Conjuration de Catilina, de Gaston Brossier (1905), nous apprenons que ses adversaires appelaient Robespierre « le Catilina moderne ».
Apparemment, il ne sait pas pourquoi.
Il sait que Catilina admirait les Gracques et qu’il a voulu les imiter. La phrase de Cicéron citée par Mme Lo Monaco prouve que la chose était connue. Et il sait qu’il a, comme les deux fils de Cornélie, été vaincu. Par les mêmes ennemis. Ce qu’il ne sait pas, c’est que Robespierre a, autant que Catilina, admiré les Gracques et voulu les imiter, et qu’il a, à 19 siècles de distance, été vaincu lui aussi. Par les mêmes ennemis.
Il sait sans doute encore moins que Maximilien a dit un jour à sa promise, Éléonore, « Tu es digne d’être la mère des Gracques », phrase qui, charitablement rapportée à Danton, a valu à la jeune femme le sobriquet de Cornélie Copeau.
Tiberius et Caius Gracchus, œuvre d’Eugène Guillaume, XIXe siècle.
Cornelia, mère des Gracques
désignant ses enfants comme ses trésors
Angelica Kauffmann, vers 1785
Virginia Museum of Fine Arts
Pendant que nous y sommes, nous n’allons pas nous priver de rappeler que c’est pendant sa liaison, à Londres, avec Angelica Kauffmann, que Marat a écrit Les chaînes de l’esclavage.
« Nous mourrons tous, mais à des conditions différentes »
La fin de Catilina
selon Steven Saylor
(Extraits)
« – Et Catilina, comment est-il mort ?
– On l’a découvert loin en avant de ses lignes, au plus épais des rangs ennemis, parmi les corps entassés de ses adversaires. Ses vêtements, son armure et sa peau étaient de la même couleur, uniformément rouges de sang. Il portait plus de blessures que l’on n’a pu en compter, mais il respirait encore quand on l’a trouvé. On m’a appelé pour recueillir ses dernières paroles, mais il n’a pas dit un mot ni rouvert les yeux. Au moment d’expirer, son visage a pris une dernière fois cette expression de fierté hautaine et de défi qui lui a valu la haine de tant d’hommes.
– Et l’amour de beaucoup d’autres, dis-je doucement.
– Oui, reconnut Rufus.
– Je connaissais bien cette expression. J’aurais aimé voir son visage…
– Mais tu peux toujours, dit Rufus.
Au moment où j’allais lui demander ce qu’il voulait dire, nous entendîmes soudain un concert de plaintes si déchirant que j’en eus les sangs glacés.
– C’est comme ça depuis ce matin, dit Rufus. Pas de cris de joie ni de victoire, mais des lamentations. Les soldats sont allés sur le champ de bataille, certains pour récupérer des armes ou des bijoux, d’autres pour revoir le lieu où ils ont durement combattu, comme c’est normal. Ils ont découvert que les cadavres des ennemis étaient ceux de parents et d’amis, de garçons avec qui ils avaient été élevés. Amère victoire, en vérité !
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P.S.
Pour les curieux de leur propre histoire, même partiellement rêvée :
« Il n’est pas une réforme religieuse, politique ou sociale, que nos pères n’aient été forcés de conquérir de siècle en siècle, au prix de leur sang, par l’insurrection. »
Eugène Sue, Les mystères du peuple, 1848.
EUGÈNE SUE (1804-1857), fils d´un chirurgien de la garde de Napoléon Ier, ses parrains sont Joséphine et Eugène de Beauharnais. Il fait des études secondaires médiocres; ensuite, poussé par son père et toute une lignée familiale de médecins, il entre comme sous-aide chirurgien à l’hôpital de la maison du roi. Mais bientôt il démissionne et son père le force à s’embarquer sur le Breslau, comme sous-aide chirurgien. Il n’a pas encore 28 ans lorsque son grand-père, puis son père, meurent, lui léguant une fortune colossale qu’il dilapidera en sept ans. Il devient socialiste militant et écrit dans des journaux d’extrême-gauche, tout en appelant à la révolte et à l’anarchie… C´est en cette époque qu´il écrit un roman-feuilleton à caractère social : Les Mystères de Paris (1842-1843). Afin de se documenter, il se déguise et visite les bas-fonds de la capitale dans ses recoins les plus sordides. Du socialisme, il évolue vers le fouriérisme et publie Le Juif errant (1844-1845), tableau idyllique d’une société communautaire. Il se présente aux élections et est finalement élu député républicain et socialiste de la Seine. Il vit dans un luxe insolent et signe des contrats d’édition fabuleux. Les Mystères du peuple est vendu par souscription depuis 1849 et envoyé aux lecteurs par la poste pour déjouer la censure. L’ouvrage est mis à l’Index par Rome et son auteur est souvent inquiété par la police. Eugène Sue sera très éprouvé par la saisie des 60.000 exemplaires chez son éditeur. Il meurt le 3 août 1857.
Eugène Sue
Les mystères du peuple
Robert Laffont – 2003
Matthieu Letourneux (Éditeur scientifique)
1031 pages
Dernière grande oeuvre d’Eugène Sue à avoir été publiée de son vivant,…
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Mis en ligne le 28 juillet 2022